La Télégraphie océanique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 728-758).
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LA
TÉLÉGRAPHIE OCÉANIQUE

I. Annales télégraphiques, Paris 1858-1862. — II. Elémens de télégraphie sous-marine, par M. Delamarche, Paris 1858. — III. Report of the committee appointed to inquire into the construction of submarine telegraph cables, presented to both houses of parliament by command, London 1861.

On a dit, il y a longtemps déjà, que, de tous les agens physiques mis par la science au service de l’humanité, l’électricité est le plus docile. Le vent fait sombrer la barque qu’il devrait conduire au port; le feu consume quelquefois au lieu de réchauffer; la vapeur, plus terrible encore, brise ses chaudières, et l’homme tremble en sa présence, comme le magicien devant le fantôme qu’il a évoqué. A part la foudre, que Franklin nous apprit à dompter, l’électricité nous étonne, mais ne nous effraie pas; elle semble plutôt impuissante qu’indisciplinée. Dans la médecine, dans les arts, même dans la télégraphie, la plus merveilleuse de ses applications, elle ne tient pas encore toutes les promesses que l’on avait faites en son nom.

Lorsqu’en 1851 une communication continue et régulière fut établie entre Douvres et Calais, il parut que la télégraphie, après avoir sillonné les continens, ne s’arrêterait pas aux rivages de la mer. L’Angleterre, plus intéressée que toute autre nation à voir ce vaste problème enfin résolu, imagina les projets les plus aventureux. Traverser la Méditerranée, franchir l’Atlantique, joindre Suez à Bombay, tout fut proposé, essayé, entrepris. On ne parlait de rien moins que d’encercler le globe et de faire communiquer l’Europe avec San-Francisco par l’intermédiaire de Calcutta et de Pékin. Malheureusement les insuccès furent presque aussi nombreux que les tentatives. Les procédés qui avaient parfaitement réussi dans un détroit comme le Pas-de-Calais se trouvèrent insuffisans pour les grandes profondeurs et les grandes distances de l’Océan. Des échecs multipliés ont refroidi le zèle, non des ingénieurs, que l’expérience éclaire, mais du public, qui fournit les capitaux. Au lieu de l’enthousiasme des premiers temps, les projets les plus sagement conçus, les mieux étudiés, ne rencontrent plus que le doute ou l’indifférence. On accuse la science d’impuissance ou les savans d’incapacité. Les hommes qui ont créé la télégraphie océanique se sont-ils montrés inférieurs à la tâche qu’ils avaient entreprise? Se sont-ils heurtés à des obstacles insurmontables? Les échecs qu’ils ont subis ont-ils amené le progrès de la science? Que peut faire aujourd’hui la télégraphie? quelles sont ses conditions de succès? quelles espérances peut-on concevoir de son avenir? Telles sont les questions qui s’imposent en ce moment à l’attention publique, et que nous essaierons de traiter.

Après douze années de travaux et de tentatives qui n’ont pas toutes été infructueuses, les documens abondent. En France, nous les trouvons au jour le jour dans les Annales télégraphiques recueil périodique qui enregistre les progrès scientifiques à côté des faits d’expérience. En Angleterre, le rapport d’un comité institué par le gouvernement britannique a jeté une vive lumière sur les questions pratiques et sur l’histoire des premières entreprises. On sait qu’en Angleterre la télégraphie, terrestre ou sous-marine, est une industrie privée. Les lignes qui sillonnent le territoire et celles qui relient les îles britanniques entre elles ou avec le continent sont l’œuvre de compagnies financières qui trouvent dans leurs produits une rémunération suffisante de leurs dépenses d’établissement et d’exploitation. Toutefois les entreprises plus lointaines présentaient tant de chances aléatoires, que les compagnies réclamèrent bientôt l’assistance de l’état. Pendant les premières années, le ministère anglais déclina toute participation pécuniaire, et consentit seulement à faire appuyer par ses ambassadeurs auprès des cours étrangères les demandes en concession de ses compatriotes. Cependant en 1856 une circulaire du secrétaire du trésor fit connaître que le gouvernement pourrait encourager les entreprises télégraphiques par des souscriptions d’actions ou des garanties d’intérêt, sans jamais néanmoins entreprendre lui-même la construction d’aucune ligne. Ainsi en 1856 et 1857 il accorda une garantie d’intérêt à la compagnie transatlantique pour le câble de Terre-Neuve à Valentia, et à la compagnie de la Méditerranée pour les câbles de Cagliari à Malte et à Corfou. En 1858, la ligne des îles de la Manche et celle, beaucoup plus étendue, de la Mer-Rouge et de l’Océan-Indien obtinrent la même faveur. Les relations des compagnies avec le gouvernement étant purement financières, l’examen des projets télégraphiques resta dévolu au trésor jusqu’à la chute du cabinet Derby.

Lorsque lord Palmerston revint au ministère (1859), l’esprit public commençait à être découragé par les échecs successifs de toutes les lignes entreprises sous garantie de l’état. On remarquait avec étonnement que les lignes privilégiées avaient été moins durables que d’autres, par exemple celles qui relient les îles britanniques au continent, entreprises par les seules forces du crédit public. Sans tenir compte des différences d’étendue, de profondeur et de climat, on était tenté d’attribuer les échecs à l’imprévoyance du gouvernement ou à l’incurie des concessionnaires. Le chancelier de l’échiquier, M. Gladstone, fit transférer le contrôle des projets télégraphiques du trésor au board of trade (ministère du commerce). En présence de nouvelles demandes de garantie, ce département ne se crut pas suffisamment édifié sur l’avenir de la télégraphie pour engager plus avant la responsabilité de l’état, et il prescrivit une enquête sur la construction des lignes sous-marines. Le comité d’enquête fut composé de Robert Stephenson, du professeur Wheatstone, de M. Fairbairn, du capitaine Douglas Galton, de la marine royale, de MM. Stuart Wortley et Bidder, et s’adjoignit MM. C. F. Varley, Latimer et Edwin Clark et George Saward, membres de la compagnie transatlantique. Robert Stephenson étant mort sur ces entrefaites, le comité fut malheureusement privé des lumières de ce savant et habile ingénieur. Sous la présidence du capitaine Douglas Galton, il se réunit du 1er décembre 1859 au 4 septembre 1860, et consacra vingt-zux séances à interroger les électriciens, ingénieurs et marins dont l’expérience ou les travaux pouvaient éclairer tous les points de cette vaste question. Deux de ses membres, MM. Wheatstone et Fairbairn, et plusieurs autres savans poursuivirent, sur son invitation, des expériences précises sur la conductibilité électrique des diverses substances, sur la résistance mécanique des câbles et la composition chimique des matières employées. Le gouvernement anglais a publié les résultats de cette enquête, savoir : le rapport du comité, les procès-verbaux de ses séances et les expériences provoquées par lui, avec des mémoires, notes et rapports émanant d’autres ingénieurs. L’ensemble de ces documens forme un volumineux recueil in-folio de six cents pages d’impression, recueil un peu confus d’opinions souvent téméraires, souvent contradictoires, mais où l’on sent à chaque page que la science marche et que la lumière se fait.

Avant d’exposer l’histoire et les progrès de la télégraphie océanique, nous devons dire en peu de mots ce qu’est un câble sous-marin. Un câble se compose de deux parties distinctes, l’âme et l’enveloppe protectrice. L’âme, qui est la partie essentielle, est un fil métallique, d’ordinaire en cuivre, par lequel passe le courant électrique; ce fil est recouvert d’une substance dite isolante, caoutchouc ou gutta-percha, pour empêcher la déperdition de l’électricité. L’enveloppe protectrice est une garniture d’étoupe, de filin goudronné, de fils de fer ou d’acier, qui protège l’âme contre le choc des corps durs et lui donne une suffisante résistance à l’extension et à l’écrasement.

La télégraphie sous-marine a eu, comme toutes les sciences, comme tous les arts, sa période d’enfance pendant laquelle les tentatives ont été plutôt basées sur des hypothèses que sur des théories, et les succès plutôt dus au hasard qu’à l’habileté de l’ingénieur; mais cette période est féconde en enseignemens. On y voit surgir successivement toutes les difficultés d’exécution que l’on n’aurait pas soupçonnées de prime abord; puis ces obstacles sont graduellement surmontés, et la théorie, appuyée sur des faits, prend la place de l’empirisme.

La période d’enfance de la télégraphie sous-marine peut être limitée entre les années 1850 et 1859. 1850 fut le début; 1859 a vu les dernières tentatives malheureuses. Depuis cette époque, nous pourrions enregistrer encore quelques échecs; mais les causes, que l’on connaît bien, sont indépendantes du pouvoir ou de la prévoyance des ingénieurs, et d’ailleurs les réussites sont plus nombreuses encore. Ce sont donc les essais faits de 1850 à 1859 qu’il convient d’étudier plus spécialement. Nous ne pourrons examiner avec détails toutes les entreprises qui se sont succédé ; nous nous attacherons aux principales, en cherchant à mettre en lumière pour chacune d’elles les fautes commises et les progrès qui en sont résultés.

Dès 1840, M. Wheatstone annonçait qu’il avait trouvé le moyen de transmettre des signaux entre l’Angleterre et la France malgré l’obstacle de la mer. C’eût été, à cette époque, une entreprise prématurée, car la télégraphie électrique n’existait même pas en France sur les chemins de fer. La première ligne de télégraphie sous-marine ne fut donc établie que dix ans plus tard, et elle est due à l’initiative de M. Brett. Dans le courant de 1850, cet ingénieur embarqua sur un petit bateau à vapeur une longueur de 50 kilomètres de fil de cuivre, simplement recouvert de gutta-percha. Il attacha à Douvres, dans la gare du chemin de fer, l’une des extrémités de ce fil, et se mit à le dévider à travers le détroit, en y attachant de distance en distance des masses de plomb pour le faire couler à fond, précaution qui n’était pas inutile, car il était si léger qu’il aurait été entraîné par le moindre courant. Arrivé sur la côte française, M. Brett fit atterrir la seconde extrémité sur un rocher et transmit aussitôt quelques signaux. La première dépêche, dit M. Brett, devait être adressée au président de la république française, qui n’avait pas ménagé les encouragemens à l’aventureux inventeur alors que tant d’hommes trop prudens doutaient de la réussite. Il faut nous reporter à cette époque pour apprécier l’incrédulité qui accueillit cette entreprise et pour comprendre que M. Brett se soit cru obligé de cacher son premier essai, tant il craignait le ridicule d’une tentative avortée.

Quelques heures après l’immersion, le fil était rompu, et l’on devait s’y attendre, car il ne présentait aucune résistance et devait être écrasé par le moindre frottement; mais l’expérience était satisfaisante. On avait échangé des signaux à travers la Manche; il ne s’agissait plus que de fabriquer un câble assez résistant. Ce câble fut immergé en 1851; il se composait de quatre conducteurs formés chacun d’un fil de cuivre de 1 millimètre 1/2 de diamètre entouré d’une gaine de gutta-percha de 7 millimètres de diamètre. Ces quatre conducteurs, tordus ensemble et enveloppés de chanvre goudronné, étaient en outre revêtus d’une forte armature de dix fils de fer galvanisés de 8 millimètres de diamètre. Le tout pesait environ 4,500 kilogrammes par kilomètre. Ce câble est un des plus résistans qui aient été construits; l’excès de force se justifiait suffisamment tant par l’inexpérience des constructeurs que par la faible profondeur et l’extrême agitation de la mer que l’on traversait. La plus grande profondeur d’eau est de 54 mètres, et la distance de Douvres au cap Gris-Nez, près de Calais, est de 33 kilomètres; la longueur du câble immergé fut de 40 kilomètres, soit de près d’un quart en plus de la distance réelle.

Pendant plusieurs années, le câble de Douvres à Calais fut soumis à un travail journalier et se maintint en bon état, sauf quelques accidens occasionnés par les ancres des navires qui mouillaient dans le voisinage. En octobre 1858, il fut complètement rompu; mais il fut aisé de relever les deux bouts et de les raccorder avec un morceau de câble neuf. On put ainsi vérifier l’état physique du vieux câble; il était assez satisfaisant. Les fils de fer composant l’armature extérieure étaient rongés en quelques points, soit par le frottement contre les rochers, soit par la rouille, ou plus exactement sans doute par ces deux causes réunies ; la garniture de chanvre goudronné était pourrie aux endroits où l’oxydation des fils de fer l’avait laissée à nu; la gaîne de gutta-percha était dans un état parfait de conservation, et c’était le principal, puisque les matières qui l’entourent n’ont pour objet que de la protéger. Depuis cette réparation importante, ce câble a fonctionné encore pendant plusieurs années; puis chacun des fils conducteurs s’est trouvé successivement hors de service. Il est probable que la gutta-percha, dénudée par l’usure croissante de l’enveloppe protectrice, aura été entamée à son tour. Il n’en est pas moins d’un intérêt capital de remarquer que ce câble, quelque imparfaite que fût l’industrie télégraphique à son début, a fourni une carrière de plus de dix années.

Dans le courant de 1852, un câble de 120 kilomètres de long, à un seul conducteur, fut immergé entre l’Angleterre et l’Irlande, de Holyhead à Houth, par 250 mètres d’eau environ. C’était, comme profondeur et comme longueur, une tentative beaucoup plus hardie que celle de l’année précédente. La pose réussit parfaitement; mais au bout de trois jours la communication fut interrompue. On n’avait pas eu la précaution d’interposer entre la gutta-percha et l’enveloppe métallique une couche de chanvre pour empêcher l’écrasement de la matière isolante. Ce premier essai de câble léger (il ne pesait que 300 kilogrammes par kilomètre) n’eut malheureusement aucun succès. En 1859, après sept années de séjour sous l’eau, on put en relever une longueur de 24 kilomètres; le fer était complètement oxydé; la gutta-percha paraissait très saine.

Pendant la même année (1852), une seconde tentative entre Portpatrick et Donaghadee, dans la même mer, n’eut pas une meilleure issue, quoique la distance ne fût que de 40 kilomètres. Une interruption se manifesta pendant la pose, et l’on dut renoncer à terminer l’opération. L’Irlande ne put être réunie à l’Angleterre que l’année suivante par un câble lourd de 4,500 kilogrammes par kilomètre immergé entre les mêmes points, de Portpatrick à Donaghadee. Celui-ci, d’un énorme volume, 11 centimètres de diamètre, n’a jamais occasionné aucune dépense de réparation. Aujourd’hui plusieurs fils assurent largement le service télégraphique entre les deux îles.

L’Angleterre ne pouvait se contenter, pour ses communications avec le continent, du seul câble de Douvres à Calais; par cette ligne unique, les transmissions étaient à la merci d’un accident, et puis les résultats financiers de l’exploitation étaient assez beaux pour susciter des concurrens. En 1853, la Compagnie électrique internationale, qui possède déjà la plupart des lignes télégraphiques terrestres dans les îles britanniques, fit immerger trois câbles à un seul conducteur entre l’Angleterre et la Hollande, d’Oxfordness à Scheveningen, distance d’environ 190 kilomètres; un quatrième fut posé deux ans plus tard. L’intention des ingénieurs avait été d’isoler les conducteurs, afin de pouvoir, en cas d’interruption, les relever successivement pour les réparer et pour que les transmissions télégraphiques ne fussent jamais totalement interrompues par un seul accident. Les nombreux navires qui sillonnent la Mer du Nord sont, en raison du peu de profondeur des eaux, un danger constant pour les câbles; par compensation, le peu de profondeur rend le relèvement et les réparations prompts et faciles. Des câbles légers, pesant 1,200 kilogrammes par kilomètre, parurent bien appropriés à cet usage. Malheureusement l’armature en fils de fer s’oxyde très vite lorsqu’elle repose sur un fond de vase, quoiqu’elle se conserve bien sur un fond de sable. Elle se corrode également partout où l’eau est en mouvement, par exemple au lieu d’atterrissement par l’effet des marées. Quelquefois enfin les câbles étaient, sur la côte anglaise, enfouis dans le galet au point que l’on ne pouvait les relever, et d’autres fois mis à nu sur les rochers. En certains cas, rares cependant, ils étaient coupés par des ancres, tandis que des câbles forts auraient résisté. Bref, l’entretien de ces câbles, qui exigeait la présence continuelle d’un navire et la solde de son équipage, parut tellement onéreux que la compagnie jugea préférable de les remplacer en 185S par un câble unique, le plus lourd qui ait jamais été fabriqué; il est entouré par dix fils de fer de 9 millimètres 1/2 de diamètre et pèse 6,100 kilogrammes par kilomètre.

Toutes les entreprises dont nous venons de parler, quelques autres encore où il ne s’agissait que de traverser des bras de mer, ne sont que des essais de télégraphie sous-marine. Les ingénieurs reconnaissaient leurs forces et se croyaient déjà capables de franchir de plus longues distances; ils supposaient qu’il suffirait d’embarquer des longueurs de fil plus considérables, et ils soupçonnaient à peine les difficultés graves qui allaient se présenter.

Au mois de juin 1853, M. Brett obtenait des gouvernemens français et sarde, au nom de la compagnie du télégraphe de la Méditerranée, la concession d’une ligne télégraphique, tant sous-marine que terrestre, qui, partant de la pointe sud du golfe de la Spezzia, toucherait au cap Corse, traverserait l’île de Corse tout entière, franchirait le détroit de Bonifacio, passerait à travers la Sardaigne pour atteindre le cap Teulada, d’où elle partirait en ligne sous-marine pour aborder la côte d’Algérie, entre Bone et la frontière tunisienne, à un point désigné par le gouvernement français. Dans la pensée du concessionnaire, cette ligne était un tronçon de celle des Indes, et devait être prolongée par Tunis vers Alexandrie. Pour le moment, elle comprenait trois sections sous-marines, savoir : de la Spezzia au cap Corse, 176 kilomètres; à travers le détroit de Bonifacio, de 17 à 18 kilomètres, et du cap Teulada à Bone, 200 kilomètres. Les deux gouvernemens garantissaient un intérêt de 4 pour 100 sur un capital de 7 millions 1/2, et s’engageaient en outre à n’autoriser avant cinquante ans aucun établissement de ligne télégraphique entre la France et l’Algérie par la voie de Corse et Sardaigne. La compagnie devait être déchue de ce privilège par une interruption de correspondance qui durerait une année ; la déchéance a été prononcée pour cette cause dans le cours de l’année 1861.

M. Brett n’avait aucune donnée sur la profondeur de la Méditerranée dans les parages qu’il allait traverser. Il fit choix d’un câble à six conducteurs, renforcé par douze gros fils de fer et pesant 5,000 kilogrammes par kilomètre. Ce nombre de conducteurs paraîtrait excessif aujourd’hui, car on n’immerge plus sur les lignes de quelque longueur que des câbles à conducteur unique; mais alors on n’avait pas obtenu, même sur les lignes terrestres, la vitesse de transmission que l’on a réalisée depuis, et d’ailleurs le gouvernement français s’était réservé l’usage exclusif de deux fils.

La section de la Spezzia au cap Corse fut immergée en juillet 1854 avec un succès complet, et, fait bizarre, ce câble est resté jusqu’à ce jour en bon état malgré l’inexpérience des fabricans, en dépit des imprudences commises pendant ou après la pose, nonobstant les courans électriques intenses que l’on a employés pour l’exploitation et les dangers des décharges atmosphériques. On n’a jamais eu besoin de le réparer, et l’on ignore encore aujourd’hui la profondeur des eaux où il repose; on l’estime à 500 ou 600 mètres.

Le câble du détroit de Bonifacio fut immergé la même année, et pendant l’été de 1855 les concessionnaires firent une première tentative d’immersion entre Bone et Cagliari, Sur leur demande, le gouvernement français avait fait sonder cette région, et les ingénieurs hydrographes avaient trouvé des profondeurs considérables, 3,000 mètres environ. Avec quelque expérience de la matière, on aurait compris que le modèle de câble adopté était trop lourd pour une telle profondeur, car, librement suspendu dans l’eau, il devait se briser sous une hauteur un peu plus grande. On commit une autre faute : la guerre de Crimée ne laissant plus de bâtimens à vapeur disponibles, le câble fut chargé sur un navire à voiles de fort tonnage. Les concessionnaires avaient obtenu du gouvernement français l’escorte d’un bâtiment à vapeur de la marine impériale qui devait seulement indiquer la route, et qui dans cette occurrence consentit à remorquer le navire porteur; par suite, la marche des deux navires était très lente. En outre, les freins étant mal établis et trop faibles, la longueur de câble immergé dépassait de beaucoup la longueur du chemin parcouru. On était encore loin de la côte d’Afrique, et M. Brett avait fait arrêter l’émission pendant la nuit, hésitant à poursuivre l’opération, qui, faute d’un conducteur suffisamment long, ne pouvait aboutir, lorsque le câble se rompit à l’arrière du navire dans une hauteur d’eau telle que l’on ne pouvait songer à repêcher l’extrémité. On revint alors à Cagliari pour commencer le relèvement par l’autre bout; mais une rupture se produisit encore à une petite distance de la côte. M. Brett recommença l’opération pendant la campagne suivante avec un câble plus léger. Une erreur de route en compromit encore le succès : le câble était épuisé avant qu’on eût touché terre; on avait franchi toutes les grandes profondeurs probablement avec une perte considérable de fil, et le bâtiment porteur se vit obligé de stationner en pleine mer, avec l’extrémité libre attachée à son arrière, en attendant que le complément fût arrivé. Pendant ce temps, un grain survint, et le câble se rompit encore.

Enfin en 1857 MM. Newall et C° fabricans de câbles, se chargèrent de l’opération à leurs risques et périls pour le compte des concessionnaires, et réussirent à immerger un câble à quatre conducteurs, dont deux seulement se trouvèrent bons; le troisième avait un défaut grave, et le quatrième était tout à fait mauvais. Après quelques accidens et quelques réparations partielles, les quatre fils furent complètement hors de service en 1860. Les ingénieurs de la compagnie voulurent le relever pour le réparer; à partir de chaque extrémité, on put en retirer 30 ou 40 kilomètres jusqu’à une profondeur de 2,800 mètres environ, puis il se brisa, et l’opération fut abandonnée. Ici comme dans toute occasion analogue, les parties relevées montraient une altération de l’enveloppe métallique, la garniture de chanvre était pourrie aux endroits où elle avait été en contact avec l’eau; la gutta-percha était intacte, sauf quelques rainures longitudinales tracées à la surface par des insectes. De la vase, des minerais, étaient attachés aux fils de fer; quelques coquilles d’huîtres étaient même moulées sur l’enveloppe et paraissaient s’y être développées.

Pour suivre l’ordre chronologique, nous devons revenir en arrière, à l’année 1855. Afin d’assurer les communications télégraphiques entre la Crimée et la Turquie, le gouvernement anglais fit immerger dans la Mer-Noire un câble de Varna à Balaclava sur une longueur de 570 kilomètres. C’était simplement un fil de cuivre recouvert de gutta-percha et d’un diamètre total de 7 à 8 millimètres. Près des côtes, ce fil était protégé par une enveloppe métallique. On croit que la profondeur d’eau était peu considérable. Ce câble si simple eut juste la durée qu’on lui demandait, car il se rompit peu de temps après la conclusion de la paix. Ce fut la première ligne télégraphique sous-marine à grande distance, et l’on y constata le retard des courans, phénomène déjà connu, mais que les électriciens n’avaient pas eu l’occasion d’observer aussi complètement, et dont ils soupçonnaient à peine l’immense influence sur les transmissions lointaines. Tandis que sur les lignes aériennes la vitesse de transmission n’est limitée que par la dextérité de l’employé et atteint aisément de vingt à vingt-cinq mots par minute, on reconnut avec étonnement que, dans un câble de 570 kilomètres de long, la vitesse restait au-dessous de cinq mots par minute. Néanmoins les difficultés d’exploitation des câbles très longs disparaissaient aux yeux du public, qui ne voyait qu’une chose, à savoir la possibilité bien démontrée par l’expérience de communiquer à près de 600 kilomètres de distance à travers une mer, la Mer-Noire, qui avait la réputation d’être redoutable par ses tempêtes. Dès lors n’était-il pas possible de franchir l’Atlantique? Les difficultés d’exécution semblaient s’évanouir devant la grandeur du résultat. L’industrie des câbles n’était déjà plus dans l’enfance; elle avait pris en Angleterre une grande extension. Deux usines importantes, celles de MM. Glass et Elliot à Greenwich, Newall et C° à Birkenhead, étaient prêtes à fournir dans un court délai des câbles de toute longueur et de toute dimension. Souvent même ces industriels se chargeaient de les immerger à leurs risques et périls.

Dès 1851, une compagnie s’était formée en Amérique dans l’intention de créer à Saint-John (Terre-Neuve) un port de relâche pour les paquebots transatlantiques, et de réunir ce port au continent américain par une communication télégraphique. L’arrivée des nouvelles d’Europe était ainsi avancée de deux ou trois jours. En 1854, cette compagnie, ne pouvant réaliser ses projets, transféra la concession qu’elle avait obtenue à une autre compagnie qui se forma sous le nom de Télégraphe de Londres à New-York par Terre-Neuve. Celle-ci obtint de la législature canadienne le privilège exclusif, pendant cinquante ans, de faire atterrir des câbles sous-marins à Terre-Neuve et dans les territoires de sa dépendance, le Labrador compris. Aucune limite de temps n’était assignée pour l’exécution des travaux dont l’achèvement aurait justifié ce monopole. La compagnie fit immerger en 1856 un câble de 23 kilomètres de longueur dans le détroit de Northumberland, et un autre de 140 kilomètres dans les eaux du golfe Saint-Laurent, entre le Cap-Breton et Terre-Neuve, par une profondeur d’environ 300 mètres. La ligne du Cap-Breton n’a cessé de fonctionner depuis cette époque.

Enfin en 1856 MM. Cyrus Field, Brett, Whitehouse et C. Bright constituèrent la compagnie transatlantique en achetant à la compagnie terre-neuvienne son droit d’établir une ligne sous-marine entre l’Europe et les côtes de Terre-Neuve. Il fut convenu que la cession ne serait valable qu’autant qu’elle serait mise à profit avant 1862, en sorte que, cette condition n’étant pas remplie, le monopole des atterrissemens au Labrador et à Terre-Neuve est revenu à la compagnie primitive, sanctionné par l’approbation que le gouvernement britannique avait accordée à la compagnie transatlantique. Celle-ci se constitua immédiatement au capital de 8,750,000 francs, partagé en 350 actions de 25,000 francs. Elle avait pour directeur-général M. Cyrus Field, Américain et le principal promoteur de l’entreprise, pour ingénieur en chef M. Charles Bright, pour électricien M. Whitehouse, pour secrétaire-général M. G. Saward. Les gouvernemens anglais et américain accordèrent chacun une subvention annuelle de 350,000 francs, limitée au temps d’exploitation effective du câble et tant que le dividende n’atteindrait pas 6 pour 100; au-delà de ce chiffre, la subvention était réduite à 250,000 francs. Les deux états promettaient en outre aide et assistance pour les études et l’immersion. Il fut décidé que la pose du câble aurait lieu l’année suivante.

La distance de la baie de la Trinité (Terre-Neuve) à Valentia, point d’atterrissement fixé pour l’Irlande, est d’environ 3,100 kilomètres, mesurée le long d’un grand cercle. À cette époque, on n’avait que des données très vagues sur la profondeur de l’Atlantique. Pour mener à bien le gigantesque travail que la compagnie avait entrepris, il aurait fallu connaître assez exactement le profil de la mer, faire des expériences préalables sur la résistance des câbles, sur l’isolement du fil conducteur; on aurait adopté en connaissance de cause un modèle souple, léger et résistant, et en surveillant la fabrication avec les soins les plus minutieux on se serait mis dans les conditions les plus favorables à la réussite. A la vérité, toute la théorie des communications océaniques était encore à faire; ce n’était pas une raison pour marcher précipitamment.

Toutes les objections des ingénieurs durent céder devant la volonté nettement manifestée par le conseil de direction de terminer la pose du fil dans l’été de 1857. Le modèle de câble dont on fit choix avait pour âme un conducteur de sept fils en cuivre tordus ensemble d’un diamètre total de 2 millimètres, et revêtus d’une gaine de gutta-percha de 9 millimètres 1/2 de diamètre. L’âme était protégée par une enveloppe de cordes en chanvre goudronné et entourée par un fourreau de dix-sept torons formés chacun de sept fils de fer très-minces. Le diamètre total était de à centimètres, et le poids par kilomètre de 534 kilogrammes. Il se rompait sous une tension de 3,000 kilogrammes; mais comme dans l’eau il ne pesait que 440 kilogrammes par kilomètre, il en résulte qu’il n’aurait rompu que sous une hauteur verticale de 9 kilomètres ; or la plus grande profondeur était de 4,500 mètres. On décida que 4,000 kilomètres de longueur seraient suffisans, sans compter 50 kilomètres environ de câble à très forte armature pour les atterrissemens.

La fabrication, commencée en février 1857, fut confiée, en ce qui concerne l’âme, à la Gutta-percha Company, en ce qui concerne l’enveloppe protectrice ta MM. Glass et Elliot, et à MM. Newall et C° par moitié, elle fut achevée dans le mois de juillet de la même année ; mais on reconnut dans le courant du travail des défauts graves. Ainsi le cuivre avait une résistance électrique très variable dans les différentes bobines ; les 700 derniers kilomètres seulement furent soumis à des essais qui permirent d’éliminer les portions les plus mauvaises et d’améliorer de 20 à 25 pour 100 la conductibilité du fil. Ce qui fut plus fâcheux, M. Glass n’avait pas de magasin couvert, et le câble manufacturé fut exposé à la chaleur de l’été ; la gutta-percha se ramollit, et quelques kilomètres furent mis hors de service, le reste étant sans doute plus ou moins altéré. Enfin, négligence assez extraordinaire, les spires de l’enveloppe protectrice étaient enroulées en sens contraire dans les deux usines, de sorte qu’au point où l’on ferait le joint, elles devaient tendre naturellement à se détordre. Le câble coûtait 1,400 francs par kilomètre, soit 5,600,000 francs pour les 4,000 kilomètres manufacturés. Il formait une masse de 2,500 tonneaux en poids et 1,000 tonneaux environ en volume.

On n’avait, nous l’avons dit, que des données très vagues sur la profondeur de l’Atlantique dans la région qu’il fallait traverser. Peu d’années auparavant, le lieutenant Berryman, de la marine des États-Unis, commandant le steamer Aretie, avait fait un grand nombre de sondages entre l’Europe et l’Amérique du Nord, et il avait signalé un vaste plateau sous-marin, situé à une profondeur moyenne de 3,500 mètres. Le commandant Maury l’avait baptisé immédiatement du nom de « plateau télégraphique, » comme devant recevoir tôt ou tard le fil qui joindrait les deux mondes. Les promoteurs du câble transatlantique obtinrent du gouvernement qu’un navire de la marine royale irait sonder cette route. L’amirauté confia le travail au capitaine Dayman, commandant du Cyclops, qui consacra à cette expédition les mois de juin et juillet 1857. Les sondages firent reconnaître qu’à partir de la côte irlandaise, la profondeur augmentait lentement jusqu’à 180 mètres, le fond étant toujours du sable ; ensuite le fond devenait une roche dure, la profondeur s’accroissait plus rapidement et variait de 350 à 1,000 mètres sur une longueur de 200 kilomètres. Enfin le sol de la mer s’abaissait subitement à 3,200 mètres. On avait atteint la mer profonde qui se prolonge jusqu’à 3 ou 400 kilomètres de Terre-Neuve, c’est-à-dire sur 2,500 kilomètres de longueur, avec des profondeurs variables de 3,000 à 4,500 mètres. Le fond de cette mer est une boue farineuse, douce au toucher, un peu visqueuse et transparente, que les Anglais ont nommée oaze ; mais le moi plateau est impropre dans le sens géographique ordinaire de ce mot, car, loin d’être une plaine, ce fond paraît être une région montagneuse où se dressent des chaînes aussi élevées que les Cévennes ou le Jura.

Au retour de l’expédition orographique du capitaine Dayman, tout était prêt pour la pose du câble. L’Angleterre mettait à la disposition de la compagnie l’Agamemnon, vaisseau de 92 canons, désarmé, qui jaugeait environ 3,200 tonneaux. Les États-Unis fournissaient la frégate le Niagara, de 5,200 tonneaux. Chacun de ces deux bâtimens prit une moitié du câble, et au dernier moment il fut décidé qu’ils partiraient ensemble de Valentia, que le Niagara filerait tout le câble dont il était porteur, et qu’en pleine mer on souderait à l’extrémité la portion embarquée sur l’Agamemnon. Il y avait beaucoup à objecter à cet échange de navires en pleine mer, car l’opération de la soudure pouvait être contrariée par un mauvais temps ; cependant cette décision ne fut pas prise sans une discussion approfondie.

L’expédition, qui se composait, outre le Niagara et l’Agamemnon, de la corvette américaine Susquehannah, de la corvette anglaise Leopard et de la frégate anglaise Cyclops, bâtiment chargé de l’hydrographie, et qui devait tracer la route, fut réunie à Valentia le 5 août 1857. Deux petits steamers de rivière étaient déjà là pour faire l’atterrissement. Ces détails font bien apprécier, ce nous semble, les embarras et les difficultés d’une telle opération et l’immense déploiement de forces qu’elle exige. Il eût été possible cependant de simplifier les armemens, car le câble tout entier aurait bien pu tenir sur un seul bâtiment de fort tonnage ; mais il faut toujours avec le bâtiment porteur un bâtiment léger pour tracer la route, les boussoles du premier étant affectées d’une manière variable par l’enveloppe métallique du câble.

À cette époque, on n’avait pas plus d’expérience des machines destinées à dérouler, à maintenir le câble et à modérer sa vitesse, que des essais à faire pendant la fabrication. Au dernier moment, lorsque les navires allaient appareiller, on installa les freins. « La machinerie, écrivait un témoin oculaire de l’opération, M. Delamarche, est très malheureusement conçue, lourde et compliquée ; sa masse énorme et les difficultés de maniement sautent aux yeux, et, lorsqu’on pense qu’elle est destinée à guider et à protéger ce petit câble, si léger, si souple, qu’il fallait rendre le plus libre possible, on se sent mal à l’aise à l’idée de l’union de deux êtres de nature si différente. » Telle qu’elle était, elle pesait quinze tonneaux et coûtait encore 50,000 francs.

Après avoir brisé plusieurs fois le gros câble d’atterrissement, mais dans de petites profondeurs seulement, et après avoir soudé le petit câble au précédent, le Niagara se mit en marche avec une vitesse de 4, 5 et même 6 nœuds : 600 kilomètres furent immergés sans autre incident notable que les défauts de la machinerie. On avait atteint les grandes profondeurs, et l’on espérait déjà le succès, lorsque le troisième jour, à trois heures du matin, le câble se rompit net à 40 mètres sous l’eau et par une profondeur de 3,600 mètres. Un instant auparavant, le dynamomètre indiquait une tension de 17 à 1,800 kilogrammes, chiffre bien inférieur à celui qui devait correspondre à la tension de rupture. La veille, on avait stoppé et arrêté complètement l’émission dans une profondeur d’eau non moins considérable. Ce n’était donc pas le poids de la partie immergée qui avait causé cet accident. L’ingénieur l’attribua à la maladresse du garde-frein, qui, contrairement aux ordres reçus, n’aurait pas détendu un peu le frein au moment où l’arrière du bâtiment était soulevé par les vagues. Quoi qu’il en soit, l’opération ne pouvait être reprise, car il ne restait au Niagara que l,400 kilomètres de câble, qui, avec les 2,000 de l’Agamemnon, faisaient une longueur totale de 3,400 kilomètres, supposée avec raison insuffisante pour le trajet de Valentia à Terre-Neuve. La flottille revint donc à Plymouth, le câble fut déchargé et empilé dans des réservoirs à Keyham, puis soumis à des essais; mais, l’ingénieur s’étant opposé à ce qu’il fût plongé dans l’eau par crainte d’oxyder l’enveloppe de fils de fer, ces essais ne pouvaient donner au point de vue de l’isolement que des résultats illusoires. Cependant on reconnut que plusieurs parties avaient été détériorées, soit par l’exposition au soleil, soit par les manœuvres qu’elles avaient subies; on fit des coupures, et l’on supprima beaucoup de soudures imparfaites; enfin l’état électrique fut sensiblement amélioré. Les actionnaires consentirent à accorder les fonds nécessaires pour fabriquer les 500 kilomètres supplémentaires que l’on jugeait prudent d’embarquer pour réparer la perte. Les administrateurs adjoignirent à M. Whitehouse, pour la partie électrique de l’entreprise, MM. le professeur Thompson, Walker, de la Société royale, et Henley, et ils invitèrent par une circulaire tous les ingénieurs et mécaniciens d’un talent reconnu à visiter la machine à émission et à donner leur avis sur la forme et la construction.

Au mois d’août 1858, l’Agamemnon et le Niagara reprenaient leur chargement, puis ils se rendirent dans la baie de Biscaye pour faire des expériences dans une région où l’on avait reconnu une profondeur de 4,500 mètres. Ils soudèrent les deux parties du câble l’une à l’autre, le laissèrent filer jusqu’à ce qu’il eût atteint le fond, échangèrent quelques signaux entre eux par ce conducteur immergé, et finalement le relevèrent sans accident. La seule altération qu’eût subie le câble fut l’écrasement de la couche de chanvre, interposée entre l’âme et l’enveloppe métallique. L’expérience prouvait avec évidence qu’une soudure pouvait être faite au milieu de l’Océan; il fut donc décidé que l’immersion commencerait à mi-chemin entre Valentia et Terre-Neuve.

L’expédition, partie de Plymouth le 10 juin 1859, eut à lutter contre de mauvais temps. Séparés les uns des autres, les navires se retrouvèrent le 26 au rendez-vous assigné, et commencèrent immédiatement l’opération; mais on n’avait pas filé plus de 5 kilomètres de câble qu’une rupture eut lieu. Les deux bâtimens se rejoignirent, rattachèrent les deux bouts et partirent une seconde fois; une seconde rupture eut lieu après l’émission de 70 à 80 kilomètres. Cependant les navires se retrouvèrent encore, recommencèrent une troisième fois et sans un meilleur succès : à 500 kilomètres l’un de l’autre, la communication fut encore interrompue.

Après ces tentatives infructueuses, la flottille revint en Angleterre; elle reprit la mer le 17 juillet, et fut réunie au milieu de l’Océan le 28 du même mois. Le temps était beau, le calme parfait. Le lendemain, on fit la soudure en attachant au point de jonction des deux bouts du câble un boulet de 32 pour le faire couler à fond, et tout l’appareil fut jeté à la mer, sans autre formalité, dit un témoin oculaire, et sans même attirer l’attention, car ceux qui étaient à bord avaient trop souvent assisté à cette opération pour avoir grande confiance dans le succès final. Les deux bâtimens se séparèrent, se perdirent de vue et poursuivirent leur route, chacun de son côté, tout étonnés de ne voir surgir aucun accident. Un ingénieur veillait nuit et jour au dynamomètre et au frein; le câble dévidait environ 6 nœuds, le navire n’en parcourait que 5; les signaux s’échangeaient régulièrement entre le Niagara et l’Agamemnon. Au bout de trois jours, le temps changea, la mer devint houleuse, et cependant tout allait bien. L’espoir renaissait au cœur de chacun à mesure que se poursuivait cette course bizarre, sans précédent et, hélas! sans imitateurs jusqu’à ce jour, course où deux navires séparés par des milliers de kilomètres se donnaient réciproquement signe de vie. Et puis quels singuliers incidens! Tantôt une baleine se dirige pesamment sur le câble et l’effleure presque, au grand effroi d(; l’équipage; tantôt c’est un bâtiment qui se trouve sur l’inflexible ligne droite de l’Agamemnon, et qui, ignorant le précieux fardeau qu’il porte, ne veut pas s’écarter de sa route. Il faut tous les canons et toute la poudre de la frégate et de son conserve, le Valorous, pour ouvrir la voie, désabuser le navire attaqué et transformer en hourras frénétiques la première indignation contre cette apparente violation du droit des gens. Bientôt on arrive dans les eaux peu profondes, on aperçoit les lumières de la côte, le Niagara fait signe qu’il est en vue de Terre-Neuve, et les salves d’artillerie annoncent que la communication entre l’Ancien et le Nouveau-Monde est enfin établie.

Si l’Amérique était perdue et qu’un autre Christophe Colomb vînt à la découvrir une seconde fois, il n’y aurait pas peut-être une émotion plus vive que celle produite des deux côtés de l’Atlantique par l’heureuse immersion du câble qui les réunissait. En Europe, l’enthousiasme fut contenu par les doutes que quelques savans honorables avaient émis et conservaient jusqu’à plus ample informé sur la réalité du succès; mais aux États-Unis il n’eut pas de bornes. Des illuminations, des promenades aux flambeaux, fêtèrent ce grand événement, et, dans un excès d’allégresse, les habitans de New-York incendièrent leur hôtel de ville.

Les transmissions opérées entre les deux navires pendant la pose étaient élémentaires, et constataient seulement que la communication n’était pas interrompue. Par période de dix minutes, chaque navire envoyait d’abord cinq courans inverses d’une durée d’une minute chacun, puis un courant d’une durée de cinq minutes. Le professeur Thompson était à bord de l’Agamemnon et y dirigeait les opérations électriques. Une première fois il crut que le conducteur était rompu au fond de la mer, car il ne recevait plus rien du Niagara et déjà il songeait à couper le câble pour abandonner l’entreprise; heureusement, au bout d’une heure et demie, les signaux reparurent. M. Thompson suppose, pour expliquer ce fait, que le fil de cuivre s’était rompu pendant la descente, et qu’au moment où le câble se retrouvait en repos sur le sol de la mer, les deux extrémités s’étaient rapprochées au contact. A environ 700 kilomètres de l’Irlande, un défaut d’une nature opposée se produisit; le courant de départ était plus intense que de coutume et le courant d’arrivée était au contraire plus faible, ce qui indiquait que l’électricité se perdait en un certain point du câble immergé. M. Thompson remarqua encore, et cette remarque s’est reproduite depuis dans toutes les poses de longs câbles, que l’isolement du conducteur s’améliorait de plus en plus à mesure que des quantités plus longues étaient immergées, ce qui tient à la température très froide des eaux profondes.

Les extrémités avaient été amenées à terre, l’une à Valentia, l’autre à Terre-Neuve, le jeudi 5 août; les gros câbles qui devaient être posés sur le rivage n’étaient pas prêts, paraît-il, tant on doutait d’une heureuse issue, et l’on dut faire les atterrissemens avec le câble des grandes profondeurs. Cependant quelques signaux étaient reçus de Terre-Neuve, mais très faibles, presque inintelligibles. Le 10 août 1859, Terre-Neuve fit usage d’un violent courant d’induction et transmit quelques mots : Please repeat power, les premiers qui aient pu être lus. Pendant les jours suivans, on commença à s’entendre un peu mieux. Le 16, la reine Victoria adressait au président des États-Unis un message dont la transmission ne dura pas moins de seize heures, quoiqu’il n’eût que cent mots; il est vrai qu’il fut interrompu par une réparation faite à l’atterrissement de Terre-Neuve et par des demandes de répétition fréquentes. La réponse du président arriva en Angleterre dans la journée du 19. Néanmoins les directeurs de la compagnie n’osaient pas livrer la ligne au public; ils s’envoyaient seulement des félicitations d’un continent à l’autre. Quelques nouvelles de presse et quelques dépêches politiques furent aussi échangées. Deux de ces dernières méritent une mention spéciale en raison de l’importance du résultat. C’était à l’époque de la révolte de l’Inde, et le gouvernement avait jugé nécessaire de faire revenir des troupes du Canada en Angleterre pour les réexpédier aux Indes; notamment il avait donné l’ordre à Montréal et à Halifax de rapatrier les 39e et 62e régimens. Sur ces entrefaites, des nouvelles favorables arrivèrent du théâtre de la guerre, et le gouvernement crut opportun de contremander les ordres de retour donnés à ces troupes, ce qui fut fait par deux dépêches remises à la compagnie transatlantique. L’heureuse et prompte transmission de ces dépêches évita les frais de déplacement des deux régimens, c’est-à-dire une dépense d’environ 1 million de francs.

Le 1er septembre, une interruption subite se manifesta. Le défaut qui existait déjà dans le fil conducteur prit une telle intensité que les transmissions devinrent impraticables; on recevait bien encore quelques mots, mais isolés, sans signification précise. Le 20 octobre, la communication fut complètement interrompue; aucun mot ne passait plus. Les électriciens de la compagnie étaient portés à croire que le défaut se trouvait à une grande distance des côtes, dans les grandes profondeurs de la mer. On ne pouvait songer à réparer le câble, car on l’aurait brisé en le relevant, et en effet, quand on essaya de le repêcher en 1860, on put à peine retirer de la mer une longueur de quelques kilomètres.

Il nous semble intéressant de mettre sous les yeux du lecteur les principales dépêches échangées par ce fil entre les stations de Valentia et de Terre-Neuve; nous les extrayons des documens publiés par le gouvernement anglais.


16 août, Valentia à Terre-Neuve.

Les directeurs de la compagnie en Angleterre aux directeurs en Amérique.

L’Europe et l’Amérique sont réunies par le télégraphe. Gloire à Dieu dans le ciel! paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!

15 août, Valentia à Terre-Neuve.

La reine au président.

La reine désire féliciter le président de l’heureux achèvement de cette grande entreprise internationale, à laquelle la reine a pris le plus vif intérêt. La reine est convaincue que le président partagera la sincère espérance qu’elle a que le câble électrique, qui réunit maintenant l’Angleterre aux États-Unis, sera un lien de plus entre les deux nations dont l’amitié se fonde sur des intérêts communs et une estime réciproque.

La reine est charmée d’être ainsi en communication directe avec le président et de lui renouveler ses vœux les plus ardens pour la prospérité des États-Unis.


19 août, Terre-Neuve à Valentia.

Washington.

A sa majesté Victoria, reine de la Grande-Bretagne.

Le président félicite cordialement à son tour sa majesté la reine du succès de la grande entreprise nationale accomplie par le talent, la science et l’indomptable énergie des deux pays. C’est un triomphe plus glorieux et plus utile au genre humain que ceux qui ont jamais été obtenus par les conquérans sur les champs de bataille.

Puisse, avec la bénédiction de Dieu, le télégraphe atlantique être à jamais un lien de paix et d’amitié entre les deux nations sœurs! Puisse-t-il être un instrument destiné par la divine Providence à répandre par tout le monde la religion, la civilisation, la justice et la liberté! Dans cette pensée, toutes les nations de la chrétienté ne déclareront-elles pas spontanément et d’un commun accord que le télégraphe électrique sera neutre à jamais, et que ses messages, en se rendant à leur destination, seront tenus pour sacrés, même au milieu des hostilités?

JAMES BUCHANAN.


22 août, Terre-Neuve à Valentia.

Dépêche du maire de New-York au lord-maire de Londres.


24 août, Valentia à Terre-Neuve.

Réponse du lord-maire.

31 août, Valentia à Terre-Neuve.

Le secrétaire militaire du commandant en chef des Horse-Guards à Londres au général Trollope à Halifax, Nouvelle-Ecosse.

Le 62e régiment ne doit pas retourner en Angleterre.

Maintenant quelques mots d’appréciation sur cette belle et grande entreprise, dont il ne reste plus que le souvenir et quelque mille kilomètres de fil étalés sur le sol de l’Océan à une profondeur inaccessible. Dans les vingt-trois jours pendant lesquels la communication était passable, du 10 août au 1er septembre 1859, il a été transmis 271 dépêches comprenant 2,885 mots et 13,968 lettres. La vitesse de transmission, que M. Thompson prétend avoir poussée à deux mots et demi par minute dans les circonstances les plus favorables et avec les appareils les plus délicats, n’était pas supérieure, dans l’état normal, à un mot par minute, et aurait encore été moindre, si l’on n’avait employé que les appareils habituels. Au cas où il aurait été maintenu en bon état, ce câble n’aurait donc rendu qu’un service médiocre au commerce et n’aurait produit qu’un revenu peu considérable; mais ce n’est pas à ce point de vue qu’il convient de l’apprécier : la compagnie transatlantique a démontré deux faits d’une haute importance pour l’avenir de la télégraphie sous-marine. Un câble peut être immergé par une profondeur de 4,500 mètres, et des signaux peuvent être échangés à 3,700 kilomètres de distance, sans station intermédiaire. L’échec tient à des causes multiples, qu’il importe d’indiquer avec soin, parce que la plupart de ces causes pourraient être évitées dans une entreprise ultérieure.

Il n’avait pas été fait d’expériences préalables suffisantes sur la forme qui convenait le mieux au câble à immerger. Par un heureux hasard, ce câble s’est trouvé, au point de vue mécanique, à peu près tel qu’il le fallait; mais, au point de vue électrique, il était très imparfait. Depuis cette époque, la science et l’industrie ont marché, et l’on n’aurait guère aujourd’hui d’hésitation sur la forme la mieux appropriée à cette immense distance et à cette grande profondeur.

Les dimensions de l’âme étaient telles que la vitesse de transmission devait fatalement être très lente. Pour une distance de 3,100 kilomètres, on ne peut remédier à ce défaut qu’en augmentant considérablement le diamètre du fil conducteur et de la gaine isolante de gutta-percha. Là est le véritable écueil des transmissions lointaines, et nous devons avouer que si la théorie a su étudier et mesurer ce phénomène du retard des courans, néanmoins les progrès de la fabrication ne sont pas suffisans pour l’atténuer sensiblement. Sous le rapport électrique, le câble transatlantique était encore défectueux parce que la confection en avait été trop précipitée, et qu’il n’avait pas été soumis aux essais d’une précision scientifique dont les électriciens ont pris l’habitude en ces derniers temps. Avant d’être embarqué, le câble était déjà reconnu de mauvaise qualité. En outre ce câble avait été embarqué et débarqué plusieurs fois; il avait été plusieurs fois enroulé et déroulé; lorsqu’ri fut immergé définitivement, quelques parties étaient fabriquées depuis dix-huit mois. On doit éviter ces manipulations fréquentes, ainsi qu’un trop long intervalle entre la fabrication et la pose. Enfin quelques électriciens ont pensé que le câble aurait pu durer plus longtemps, quelque défectueux qu’il fût, si l’on n’avait pas fait usage pour les transmissions d’une force électro-motrice exagérée, s’il n’avait pas été brûlé pour ainsi dire par le courant électrique employé à produire les signaux.

Les directeurs de la compagnie n’avaient pas perdu courage et voulaient recommencer sur nouveaux frais, parce qu’ils étaient instruits par l’expérience des précautions à prendre et des défauts à éviter; mais les actionnaires ne voulurent pas les suivre dans cette voie aventureuse. L’opinion publique était passée de l’excès de confiance à l’excès du découragement, et les plus éloquens promoteurs de l’entreprise ne purent réunir que quelques sommes insignifiantes qu’on leur donnait, dit l’un d’eux, par charité. On a récemment annoncé que la Compagnie transatlantique se reconstitue, qu’elle est en instance près des gouvernemens anglais et américain pour obtenir des garanties d’intérêt, et qu’elle compte sur les enseignemens du passé pour triompher des difficultés physiques de cet immense travail. Puissent les hommes intrépides qui sont à la tête de cette entreprise obtenir le succès du à leur énergique persévérance !

La ligne de la Spezzia à Bône par les îles de Corse et de Sardaigne, dont nous avons raconté l’histoire, appartenait à une compagnie qui se reconstitua en 1857 au capital de 3 millions de francs, capital augmenté depuis, et qui prit le nom de Compagnie pour l’extension des télégraphes de la Méditerranée. Elle se proposait de réunir entre eux les ports les plus importans de la Méditerranée : Malte, Corfou, Alexandrie, etc. Elle sollicita le secours du gouvernement anglais en faisant valoir à l’appui de sa requête que « les câbles sous-marins, une fois posés, sont si peu sujets à des accidens qu’on peut affirmer avec certitude qu’ils seront aussi bons après cinquante ans que le jour même de la pose. » C’était méconnaître étrangement les principes les plus élémentaires de la question; peut-être à cette époque pouvait-on encore se faire illusion.

Le gouvernement anglais accorda une garantie d’intérêts de 5 pour 100 sur le capital de 3 millions présumé nécessaire pour relier Cagliari à Malte et Malte à Corfou. Cette garantie était limitée à vingt-cinq années et au temps du travail effectif du câble. La compagnie avait reconnu les inconvéniens des câbles lourds à plusieurs conducteurs; aussi fit-elle choix pour ses nouvelles lignes d’un câble à conducteur unique, pesant 000 kilogrammes par kilomètre et n’ayant que 43 millimètres de diamètre total. L’immersion eut lieu en 1857 par une profondeur maxima de 3,500 mètres, et fut heureuse. Nous ne savons pas cependant quel était l’état électrique après la pose, et la compagnie paraît même avoir toujours ignoré la résistance que les fils offraient au passage de l’électricité, résistance qui fait la valeur réelle d’un câble. Ces deux lignes fonctionnèrent simultanément du 3 décembre 1857 au 31 décembre 1858, et elles donnaient des résultats pécuniaires satisfaisans, car pendant cette période le nombre des dépêches fut de 7,512, et les recettes s’élevèrent à 243,275 francs. Malheureusement un défaut grave se manifesta entre Malte et Cagliari. Faute de renseignemens électriques suffisans sur l’état antérieur du conducteur, on ne put déterminer l’emplacement exact de ce défaut, et lorsque l’ingénieur voulut relever le câble, il fallut en ramener une très grande longueur; il se brisa plusieurs fois pendant cette opération, qui fut néanmoins terminée. Six semaines après, une seconde interruption survint, et il n’y a pas été remédié. Quant au câble de Malte à Corfou, il est resté en bon état pendant vingt mois; puis est survenue une interruption qu’on suppose être de 30 à 50 kilomètres de la côte et qu’on n’a pas réparée.

Depuis que ces accidens se sont produits, la compagnie de la Méditerranée a immergé en 1859 un câble entre la Sicile et l’île de Malte, en 1861 entre Otrante et Corfou. Ces deux sections, relativement courtes, suppléent aux câbles précédens et relient au continent les deux importans établissemens anglais; mais le plus beau succès a été l’achèvement de la ligne de Malte à Alexandrie, complétée dans cette même année 1861, et dont il sera question plus loin.

Une compagnie se constitua en 1858 pour relier télégraphique- ment les îles de la Manche à la métropole. Le capital était de 750,000 francs, divisés en 3,000 actions, sur lesquels 632,000 fr. furent employés en études, frais de fabrication et de pose des câbles, et 100,250 francs en réparations pendant les deux premières années; le gouvernement britannique avait garanti un minimum d’intérêt de 6 pour 100 limité au temps effectif du travail des câbles. Trois conducteurs furent immergés en 1858, formant une longueur totale de 150 kilomètres, de Weymouth (Angleterre) à Alderney, d’Alderney à Guernesey, et de Guernesey à Jersey. Cette entreprise n’a qu’une importance médiocre au point de vue de la télégraphie océanique, puisque les distances sont courtes et que les profondeurs ne dépassent jamais 110 mètres; nous devons cependant nous en occuper, parce qu’elle fournit d’intéressans renseignemens sur les dangers spéciaux qui menacent les lignes des petites profondeurs. L’ingénieur avait jugé inutile de faire des sondages préliminaires, et il reconnut, après la pose seulement, que le fond était garni de rochers, rarement de sable et quelquefois de galets. De plus, les marées de la Manche atteignent, comme chacun sait, une hauteur prodigieuse et donnent naissance à des courans alternatifs très rapides. Le câble atterrissait à Jersey sur une plage sablonneuse semée de rochers. Par un gros temps du mois de février 1859, toute la couche de sable fut entraînée par la mer, et le câble, ballotté sur les roches, fut bientôt coupé; il fut réparé et, pour prévenir le retour de cet accident, scellé aux rochers avec des crampons de fer. Un autre accident eut lieu, huit mois plus tard, à 7 kilomètres au large de Portland, sur un fond de roc où, par 40 mètres de profondeur, le câble était roulé par les courans de marée. Cette portion fut relevée, réparée et reportée sur un fond de sable voisin. En d’autres endroits, l’enveloppe de fer fut promptement oxydée, étant successivement immergée et mise à sec par le flot de marée ; ailleurs le câble s’enfonça dans la vase, qui rongeait l’enveloppe ; ailleurs il était recouvert de zoophytes et de végétations marines qui produisaient le même effet. Enfin, et ceci ne peut être qu’une négligence de l’ingénieur ou des employés, une décharge d’électricité atmosphérique eut lieu dans le fil conducteur et y produisit un défaut d’isolement très grave.

On ne peut voir dans tous ces accidens que la preuve d’un mauvais choix du conducteur. Il est clair que de tels échecs ne peuvent faire désespérer de la télégraphie océanique. Récemment le grand câble de Weymouth à Alderney a été détruit sans que nous sachions par quelle cause et ne paraît pas avoir été réparé. Un conducteur immergé entre Jersey et Coutances fait communiquer les îles de la Manche avec le continent.

Nous arrivons à la grande ligne de la Mer-Rouge et de l’Océan-Indien, celle de toutes qui, après le câble transatlantique, mérite la plus sérieuse étude. Deux tracés étaient également praticables pour joindre les Indes à l’Europe : l’un par Alexandrie, Suez, la Mer-Rouge et l’Océan-Indien, l’autre par la vallée de l’Euphrate, Bassorah et le Golfe-Persique. La Mer-Rouge paraissait peu propice à l’établissement d’une ligne télégraphique. Cette mer, isolée des grands courans océaniques qui mêlent incessamment les eaux tièdes de l’équateur aux eaux froides des régions polaires, est en quelque sorte une chaudière à évaporation continue. Le fond est rocailleux et produit beaucoup de coraux. D’un autre côté, la vallée de l’Euphrate n’était pas assez tranquille pour la sécurité des communications télégraphiques, et puis le gouvernement turc se serait sans doute réservé l’exploitation des lignes entre Constantinople et Bassorah. Or les Anglais tenaient avant tout à s’assurer avec les Indes une communication aussi indépendante que possible du contrôle des pays traversés. Ce dernier motif, joint à l’utilité plus grande d’une ligne suivant le trajet ordinaire des correspondances postales, fit sans doute préférer la voie de la Mer-Rouge. Dans l’hiver de 1856 à 1857, MM. Lionel Gisborne et Forde obtinrent des gouvernemens turc et égyptien l’autorisation d’établir une ligne télégraphique à travers l’Egypte et la Mer-Rouge. Cette autorisation affranchissait les concessionnaires de tout contrôle en ce qui concerne les employés et le secret des dépêches, et leur accordait en outre des terrains pour l’établissement des stations terrestres.

Cette concession fut vendue 375,000 francs à la compagnie du télégraphe de l’Inde et de la Mer-Rouge, qui se constitua en 1858 au capital de 20 millions de francs, divisé en 40,000 actions de 500 francs. M. Gisborne était ingénieur de la ligne; MM. Newall et compagnie furent les entrepreneurs. Le gouvernement anglais garantissait 6 pour 100 d’intérêt pour le temps effectif de l’exploitation. Néanmoins cette compagnie ne put réunir un nombre suffisant de souscripteurs, et elle réclama de nouveau l’aide du gouvernement, qui, malgré l’échec récent du câble transatlantique et en dépit des doutes que conservaient des savans estimables sur la réussite de ces grandes entreprises, accorda, sans conditions de réussite, une garantie d’intérêt de 4 1/2 pour 100 sur le capital entier pendant cinquante ans. Les actionnaires ne courant plus aucun risque, le capital put être promptement réuni. Quoiqu’il y eût à cette entreprise un grand intérêt politique, la presse anglaise a blâmé plus tard l’intervention financière du gouvernement, et surtout le mode de cette intervention, prétendant que la compagnie, n’étant plus stimulée par la nécessité du succès, devait négliger les conditions de réussite, et que l’appui indûment accordé à une compagnie devait arrêter les compétiteurs plus heureux ou plus habiles qui étaient disposés à s’engager dans la même voie. Ce n’est pas ici le lieu de discuter la question économique; mais nous sommes fondés à croire que les promoteurs de la ligne des Indes n’ont commis aucune de ces négligences impardonnables qui auraient justifié les reproches de la presse.

La ligne télégraphique d’Alexandrie aux Indes comprenait, telle qu’elle était projetée, les sections suivantes : — en Égypte, une ligne terrestre d’Alexandrie à Suez : longueur totale, 352 kilomètres ; — dans la Mer-Rouge, trois câbles : de Suez à Cosseïr, 472 kilomètres; de Cosseïr à Suakin, 877, et de Suakin à Aden, 1,164 (Cosseïr et Suakin sont deux stations sur la côte occidentale); — dans l’Océan-Indien, trois autres câbles : de Aden à Hellani, 1,328 kilomètres; de Hellani à Mascate, 899, et de Mascate à Kurrachee, 890. On voit que le tracé suivait la côte de l’Arabie, pour éviter les grandes profondeurs que l’on eût rencontrées sur un trajet direct d’Aden à Bombay par l’île de Socotora. A Kurrachee, on se rattachait au réseau indien.

Le développement total des câbles sous-marins était donc de 5,630 kilomètres. Les profondeurs d’eau, assez faibles dans la Mer-Rouge, croissaient dans l’Océan-Indien jusqu’à 3,500 mètres environ. M. Gisborne fit choix d’un câble convenablement léger et résistant, dont la fabrication, confiée à la maison Newall, fut singulièrement soignée pour l’époque, et marqua un progrès notable sur les travaux antérieurs, quoiqu’elle n’ait pas atteint la perfection que l’on a réalisée depuis. Pendant la traversée d’Angleterre à Suez, on avait conservé quelques doutes sur la qualité de ces câbles, parce que l’isolement avait diminué; mais cet effet était dû à la chaleur extrême du climat, et l’on put constater une amélioration considérable dès que les conducteurs furent immergés. Cette amélioration se continua même pendant un mois après la pose. L’immersion de Suez à Cosseïr se fit sans incident remarquable, et le conducteur fut trouvé parfait sous le rapport électrique. Dans la section suivante, l’opération fut interrompue deux fois pour relever et supprimer des parties défectueuses. Cinq jours après l’opération, une perte se manifesta et s’accrut pendant un mois, après quoi elle resta stationnaire. Au point que les expériences assignaient à ce défaut, on avait bien constaté pendant la pose une légère avarie, trop légère cependant pour exiger une réparation immédiate. Le câble de Suakin à Aden avait, aussitôt après l’immersion, un défaut sensible, qu’on reconnut à 20 kilomètres d’Aden et qui fut promptement réparé. Il est bon de remarquer que ces divers défauts n’auraient gêné en rien les transmissions. On y remédiait sans retard, dans la prévision qu’elles pouvaient acquérir plus d’importance, et aussi parce que la compagnie n’aurait pas, sans cette réparation, accepté le câble de l’entrepreneur.

Les câbles de la Mer-Rouge sont, croyons-nous, les premiers auxquels aient été appliqués dans toute leur rigueur les essais électriques fournis par la science pour la mesure des résistances. MM. Siemens et Halske, savans ingénieurs allemands, chargés du contrôle électrique, ont exposé dans des mémoires très détaillés les méthodes qu’ils ont suivies et les résultats qu’ils ont obtenus. Ce sont de précieux renseignemens pour l’histoire de la télégraphie océanique, des leçons utiles pour tous, et un exemple que nous espérons voir suivre dans les opérations subséquentes. Malheureusement nous ne connaissons pas avec la même précision les variations d’isolement qu’éprouvèrent ces câbles lorsqu’ils eurent été abandonnés aux soins de la compagnie. Nous savons seulement que la ligne entière de Suez à Aden, qui donnait déjà des résultats financiers très fructueux, fut interrompue en février 1860. La section de Suez à Cosseïr avait été rompue par une ancre. Entre Aden et Suakin, des défauts graves s’étaient révélés, et le câble intermédiaire, dont on doutait d’abord, s’était maintenu seul en bon état. On fit les réparations les plus urgentes; on immergea 500 kilomètres d’un nouveau câble entre Aden et Suakin, et les transmissions reprirent en juillet. Ce fut pour cinq jours seulement : une nouvelle interruption eut lieu entre Suez et Cosseïr, et l’entreprise fut abandonnée.

Les trois câbles de l’Océan-Indien furent immergés en janvier et février 1860 avec les mêmes soins que les précédens. Quelques pertes furent aussi réparées, mais la ligne entière ne put fonctionner que pendant peu de jours. Les défauts qui y existaient n’étaient pas graves cependant. Entre Aden et Hellani, il y avait une soudure mal faite à réparer dans une profondeur d’eau très faible. Auprès de Kurrachee, le câble avait été coupé sur la côte, parce qu’il était roulé par les vagues. La section intermédiaire restait seule bonne; mais, éloignée par ses deux bouts de la grande route des Indes, elle ne pouvait servir à rien. La compagnie n’avait pas sur les lieux les ressources nécessaires à de tels travaux, ni peut-être des agens expérimentés pour diriger les recherches. Il est fâcheux qu’elle se soit découragée, car, avec une faible dépense, elle aurait pu sans doute rétablir les communications. Sur le plus long fil, celui d’Aden à Hellani, la vitesse de transmission n’était pas moindre de cinq mots par minute : beau résultat, sans contredit, eu égard à la longueur. Les promoteurs de l’entreprise paraissent avoir été rebutés par les interruptions successives et par une appréciation inexacte des difficultés que l’on avait reconnues en relevant les câbles interrompus. Ainsi l’on prétendit qu’aucune enveloppe métallique ne pourrait résister sur le soi rocailleux de la Mer-Rouge, que les eaux, surchauffées par le soleil des tropiques, étaient également nuisibles à la conservation des conducteurs : craintes exagérées sans doute, obstacles que l’on pouvait surmonter. Quoique ces travaux aient marqué un progrès sérieux sur les tentatives précédentes, nous devons dire cependant que quelques fautes furent commises : par exemple, on n’avait peut-être pas tenu suffisamment compte du climat et de la nature du fond, lorsqu’on avait choisi le modèle du câble adopté.

Pour compléter l’histoire de ce qu’on peut considérer comme l’enfance de la télégraphie sous-marine, il reste à noter les tentatives malheureuses faites par MM. Newall pour réunir Alexandrie à Constantinople. La ligne devait desservir les îles de Chio, Syra et Candie. Les sections de Constantinople aux Dardanelles, des Dardanelles à Chio, de Chio à Syra, étaient courtes et dans des eaux peu profondes; aussi la pose s’opéra sans accident. La partie la plus difficile était entre Candie et l’Egypte; trois essais malheureux eurent lieu en 1858 et 1859, et l’entrepreneur finit par y renoncer. Dans l’un de ces essais, l’ingénieur avait fait usage d’un câble entouré de chanvre sans armature métallique, et il y reconnut plusieurs inconvéniens graves : d’abord ce câble se rompit pendant la pose ; puis, quand on voulut le relever, il était si peu résistant, le chanvre avait été tellement rongé par les insectes du fond de la mer, qu’il se rompait sous son propre poids. La jonction de l’Egypte au continent européen, première partie de la ligne des Indes, ne put donc encore s’opérer par cette voie. Comme dédommagement, MM. Newall posèrent le restant du câble qu’ils avaient brisé entre Athènes et Syra. La capitale de la Grèce vint, la dernière des capitales de l’Europe, se relier au réseau télégraphique.

Ainsi, au milieu de l’année 1860, il n’existait plus aucune communication télégraphique en mer profonde ; presque tous les câbles étaient rompus, les autres abandonnés. En racontant l’histoire de ces désastres, nous avons pu marquer à côté de chaque accident un vice, indiquer après chaque échec une faute que l’on aurait pu éviter et que les ingénieurs éviteraient certainement à l’avenir ; mais alors ces faits n’étaient connus que de ceux qui avaient participé aux opérations, et l’opinion publique, dominée par les apparences, s’habituait à regarder la télégraphie océanique comme une chimère, comme un rêve d’un jour réalisé pendant quelques instans au prix de sacrifices insensés. Les hommes compétens au contraire ne s’étaient jamais crus aussi près du succès.

Et d’abord nous remarquerons que l’industrie des câbles était en voie de prospérité, grâce à la prodigieuse consommation qui en était faite, tant pour les grandes que pour les petites distances. Depuis longtemps, personne ne doutait plus de la réussite des petites lignes à faible profondeur d’eau, et tous les états maritimes reliaient leurs côtes et leurs îles. L’Angleterre par exemple communiquait par des fils directs, non-seulement avec la France, mais encore avec la Belgique, avec la Hollande et le Danemark. La fabrication s’améliorait, les procédés se perfectionnaient au profit des grandes applications qu’on en ferait plus tard. A la place des actionnaires qui faisaient défaut, le gouvernement français allait donner l’exemple de la confiance.

Les communications télégraphiques avec l’Algérie, par la voie de Corse et de Sardaigne, n’avaient jamais été ni parfaitement régulières ni suffisamment rapides ; d’ailleurs il était désirable, au point de vue administratif et politique, que notre principale colonie fût réunie à la métropole par une ligne indépendante des nations limitrophes. En avril 1860, MM. Glass, Elliot et C° fabricans de câbles, soumissionnèrent l’établissement d’une ligne sous-marine directe entre la France et l’Algérie. La convention passée par le ministre de l’intérieur avec ces entrepreneurs fut approuvée par décret impérial en date du 21 juillet, et une loi du 14 juillet accorda le crédit de 1,900,000 francs, prix stipulé pour l’achat et la pose.

Ce câble devait aboutir, d’un côté dans la baie de la Salpêtrière, au nord et tout près d’Alger, de l’autre dans l’anse des Sablettes, à huit ou neuf kilomètres de Toulon. La distance entre ces deux points est d’environ 750 kilomètres. Voici quel est le profil de la mer : en partant des Sablettes, la profondeur augmente rapidement, car à 7,000 mètres de la plage on trouve déjà 200 mètres d’eau; on descend peu à peu sur un plateau situé à une profondeur moyenne de 2,500 mètres et qui s’étend jusqu’aux Baléares, à mi-chemin de Toulon à Alger. Autour de ce groupe d’îles, le sol se relève; on retombe ensuite sur un second plateau un peu plus profond que le premier et qui règne jusqu’à la côte d’Afrique, où le terrain se relève également avec rapidité. La profondeur maxima de tout le parcours ne dépasse pas 2,900 mètres. Pour que la ligne fut bien indépendante de tout territoire étranger, le gouvernement exigeait que le câble passât au large des Baléares; cependant il permit, afin de faciliter la pose, qu’on se rapprochât jusqu’aux fonds de 140 mètres, et il fut convenu qu’une bouée pourrait être attachée au câble dans ces parages pour lui servir de repère pendant un temps limité.

Le câble adopté avait un conducteur en cuivre recouvert de huit couches successives de matière isolante. L’enveloppe protectrice se composait de filin goudronné et de dix fils d’acier de 2 millimètres de diamètre, recouverts eux-mêmes de chanvre goudronné et enroulés en spirale autour de l’âme. Le diamètre total était de 2 centimètres. Des portions de gros câble à très forte armature étaient réservées pour les atterrissemens jusqu’à la profondeur de 200 mètres, au-dessous de laquelle les ingénieurs estiment que le conducteur se trouve hors de toute atteinte. Ce câble fut confectionné avec un soin remarquable sous la surveillance des agens de l’administration française; l’isolement de l’âme était environ dix fois meilleur que dans les conducteurs de la Mer-Rouge. Souple, léger, résistant, d’un très mince volume et très satisfaisant sous le rapport électrique, il réunissait toutes les conditions de succès. Cependant, si bon qu’il fût pour la ligne dont il s’agit, il ne faudrait pas croire qu’on n’aurait qu’à copier ce modèle pour d’autres lignes, car la vitesse de transmission, qui dépend de la section du fil de cuivre conducteur et de sa gaîne, ne serait plus suffisante pour une distance supérieure à 1,000 ou 1,200 kilomètres.

Le gouvernement français, qui avait déjà fait terminer les sondages par un bâtiment de l’état, désigna encore la corvette le Colbert pour jalonner la route pendant la pose. Le William-Cory, porteur du câble, arriva à Alger le 9 septembre 1860, et commença l’immersion le lendemain. A 200 kilomètres de la côte d’Afrique, une boucle se forma dans la cale et s’engagea entre les freins; quelques instans après, on reconnut que la communication était interrompue. Il fallut donc relever le câble, opération longue et pénible, dans une profondeur de 2,600 mètres, puis supprimer la partie défectueuse et faire une soudure. Sans autre incident, on continua l’opération jusqu’au large des Baléares, où l’on stoppa un instant pour mouiller une bouée, ainsi qu’il avait été convenu. Le temps s’était maintenu beau jusqu’à ce moment; mais le lendemain, alors qu’on n’était plus qu’à 80 kilomètres de la France et qu’on espérait déjà un succès complet, une tempête survint; le câble, fatigué par le tangage, se rompit à l’arrière du bâtiment, et le William-Cory dut se réfugier, non sans avarie, dans le port de Marseille.

Au même moment, le gouvernement espagnol venait de faire poser quatre câbles qui reliaient les îles Baléares entre elles et avec le continent de deux côtés différens (Valence à Iviza et Barcelone à Mahon). Le câble d’Algérie put être repêché au large des Baléares et amené à Mahon. Une communication provisoire entre l’Algérie et la France fut établie d’Alger à Mahon par la ligne française, et de Mahon à Barcelone par la ligne espagnole. Il n’y avait de perdu que la partie immergée au nord des îles. On conclut aussitôt une convention supplémentaire pour l’achèvement de la ligne, et dès le mois de novembre de la même année l’opération recommençait à partir de Toulon; elle fut interrompue dès le second jour par un abordage entre le William-Cory et la corvette d’escorte le Gomer. Le William-Cory, tout désemparé, eut peine à regagner Toulon; 160 kilomètres de câble furent encore perdus. Toutefois l’administration française ne se décourageait pas et tenait au contraire à terminer l’entreprise qu’elle avait commencée. Le 31 août 1861, le Berwick arrivait à Mahon avec un nouveau câble. Le tracé de la ligne avait été un peu modifié : à la suite de nouveaux sondages, il avait été reconnu que le parcours de Mahon à Port-Vendres, plus court d’ailleurs de 7 à kilomètres que celui de Mahon à Toulon, avait en outre l’avantage capital de profondeurs moindres, parce qu’on se rapprochait promptement des côtes d’Espagne. L’immersion se fit sans incident notable, sauf un relèvement pour supprimer une portion défectueuse. Ensuite le Berwick se rendit à Minorque pour supprimer les atterrissemens provisoires de cette île, souder les deux bouts du câble et les jeter à la mer. Le 20 septembre, les signaux passaient directement d’Alger à Port-Vendres.

Depuis cette époque, ce conducteur est resté en bon état, et tout fait croire qu’il aura une longue durée. Il n’est pas parfaitement sain ; un très léger défaut, qui doit être dans les environs des Baléares, s’est déclaré après la pose : grâce à des précautions minutieuses, les électriciens espèrent qu’il ne s’aggravera pas, et dans l’état actuel il est trop insignifiant pour être un obstacle aux communications télégraphiques. La vitesse de transmission peut atteindre treize mots par minute, et n’est habituellement que de huit à dix mots, ce qui suffit parfaitement à assurer le service. La ligne de jonction entre la France et sa colonie d’Afrique présente un intérêt tel que personne à coup sûr ne la croira payée trop cher par les 2,825,000 francs déboursés pour arriver à ce résultat.

En 1859, le cabinet anglais projetait l’établissement d’une ligne sous-marine directe entre les îles britanniques et Gibraltar. Effrayé par les désastres récens du transatlantique et de la ligne des Indes, il ne voulut pas s’engager dans une nouvelle entreprise sans avoir éclairci complètement les questions douteuses. C’est à cette occasion que fut institué le comité d’enquête sur la construction et la pose des câbles sous-marins. La ligne de Falmouth à Gibraltar aurait eu 2,300 kilomètres de longueur au moins, et la profondeur la plus grande était de 4,000 mètres au milieu du golfe de Gascogne. Cette communication ne répondait pas à un besoin bien pressant, puisque les correspondances entre Gibraltar et l’Angleterre pourraient être échangées par le continent; c’était plutôt une entreprise politique et peut-être aussi, dans la pensée de ses promoteurs, le premier chaînon d’un réseau qui aurait réuni toutes les colonies anglaises sans sujétion d’un territoire étranger. Le câble était déjà fabriqué quand, nous ne savons pour quelle cause, sa destination fut changée; le gouvernement anglais décida qu’il serait immergé entre Rangoon et Singapore, Rangoon est la limite orientale du réseau télégraphique indien, et Singapore, à l’extrémité de la presqu’île malaise, est le grand centre commercial de l’extrême Orient, le point d’attache obligé de tous les navires qui vont en Chine, au Japon et dans les possessions hollandaises des îles de la Sonde. Le tracé projeté n’avait que de faibles profondeurs, et la ligne se fractionnait en plusieurs sections pour desservir les points intermédiaires, notamment l’établissement anglais de Penang. Malheureusement le câble avait été imbibé d’eau par son séjour prolongé dans des réservoirs; quelques jours après l’embarquement, l’ingénieur s’aperçut que la garniture de chanvre résorbant l’eau qu’elle avait absorbée, l’enveloppe métallique s’oxydait rapidement, et qu’il en résultait une élévation de chaleur telle que la gutta-percha n’aurait pu la supporter. Il fallut débarquer le câble et renoncer à le transporter dans des régions lointaines. Il fut alors décidé qu’il serait utilisé pour rattacher Malte à Alexandrie. Malte étant déjà relié par l’intermédiaire de la Sicile, on aurait par cette voie la communication avec la route des Indes jusqu’à Suez inclusivement. Le tracé le plus prudent, sinon le plus court, parut être, en partant de Malte, de marcher vers le sud et d’atterrir sur la côte d’Afrique à Tripoli, puis de suivre la côte libyenne de Tripoli à Alexandrie avec un point d’arrêt intermédiaire à Benghazy. La distance totale, qui est de 2,500 kilomètres environ, se trouvait ainsi divisée en trois sections de longueur presque équivalente. Entre Malte et Tripoli, la profondeur est de 800 mètres au plus; sur le reste du parcours, où la ligne suit la côte, la profondeur varie entre 100 et 400 mètres à une distance d’au moins 7 kilomètres du rivage; le fond, très irrégulier, est souvent garni de rochers aigus qui peuvent inspirer quelques inquiétudes. Les renseignemens nous manquent sur l’état électrique de ces câbles; nous savons seulement que la ligne est en pleine exploitation et n’a cessé de fonctionner depuis le 1er septembre 1861. Ce succès a déterminé l’ancienne compagnie de la Mer-Rouge à réparer les conducteurs abandonnés depuis plus d’un an. Une coupure a été faite sur le premier câble de Suez à Cossëir, et un bureau télégraphique a été établi dans l’île Jubal, sur le trajet du courrier de l’Inde. Les communications s’arrêtent là pour le moment, à peu près à moitié chemin entre Marseille et Bombay; il y a lieu de croire que la compagnie ne s’arrêtera pas à cette première étape.

L’année 1861 a été féconde en succès pour la télégraphie océanique. Au mois de juin, l’immersion d’un câble entre Toulon et Ajaccio, favorisée par un temps magnifique, réussit à souhait. La distance est de 280 kilomètres, et la longueur de câble de 326 kilomètres; la profondeur atteint quelquefois de 7 à 800 mètres. A voir avec quelle facilité et nous pouvons ajouter avec quelle sécurité cette dernière entreprise a été conduite, le lecteur pourra apprécier les progrès réalisés depuis dix ans et se former une idée nette de la situation de l’industrie télégraphique. Lorsqu’elle se borne aux fleuves et aux bras de mer de peu d’étendue, surtout de peu de profondeur, la télégraphie sous-marine est un problème résolu depuis longtemps; ses opérations n’ont plus rien d’aléatoire. Quant aux câbles véritablement océaniques, les succès obtenus pendant ces dernières années nous autorisent à croire que, jusqu’à 1,000 kilomètres de longueur et 3,000 mètres de profondeur, les entreprises sagement conçues et prudemment conduites réussiront, pourvu que l’on ne se laisse pas décourager par des accidens imprévus. C’est donc dans ces limites que, pour le moment, les ingénieurs paraissent devoir se renfermer; mais il semble hors de doute que les essais poursuivis avec persévérance sur ces distances moyennes leur permettront bientôt d’aborder avec succès les distances plus considérables qu’il faut nécessairement franchir pour relier entre elles toutes les contrées civilisées du globe.

Quelques mots résumeront maintenant cet essai d’histoire critique de la télégraphie sous-marine.

En 1851, le début : un câble lourd, grossier, est immergé dans la Manche. Pendant les deux campagnes suivantes, l’Angleterre se rattache au continent par de nombreux fils plongés dans des eaux peu profondes. Les succès sont nombreux, parce que les ingénieurs n’ont rien entrepris qui fût au-dessus de leurs forces.

En 1854 commence, avec la période d’engouement, l’ère des communications véritablement océaniques. Il semble que l’on veuille débuter par l’opération la plus difficile, et sans transition on passe d’un fil de 570 kilomètres dans la Mer-Noire à un immense câble de 3,200 kilomètres à travers l’Atlantique. Autant de tentatives, autant d’échecs, soit immédiats, soit dans un délai très court. Les électriciens et les ingénieurs luttent pendant cinq ans contre des obstacles qui semblent se multiplier devant eux, et arrivent à l’année 1860 avec beaucoup d’expérience, avec des progrès incontestables dans la fabrication et des principes mathématiques contrôlés par la pratique, mais aussi avec des résultats financiers désastreux et une déconsidération complète dans l’opinion publique.

Enfin en 1860, au moment où le public désespérait à jamais des communications lointaines, l’administration française se lance hardiment dans une entreprise nouvelle, et, sans être arrêtée par des sinistres de mer tout à fait fortuits, elle achève avec succès la ligne d’Algérie, point de départ de nouveaux travaux qui, nous l’espérons, ne seront plus arrêtés par l’insuffisance des capitaux ou compromis par l’inexpérience des hommes.

Pour que cette étude des travaux télégraphiques fût instructive, nous avons dû signaler pas à pas les fautes commises par les ingénieurs et souvent même l’omission des principes élémentaires de la science. Loin de nous cependant l’idée d’avoir voulu infliger un blâme aux homm.es énergiques et persévérans qui ont créé la télégraphie océanique. Les difficultés étaient grandes, et nous ne partageons pas l’opinion émise par un publiciste anglais qu’un Brunel ou un Stephenson les eût surmontées du premier coup. Quelques-uns peut-être se sont montrés inférieurs à l’œuvre qu’ils avaient conçue, mais tous y ont prodigué leurs veilles et leurs fatigues, et la plupart peuvent dire : « J’ai partagé mes erreurs avec mes contemporains. » Non est ista mea culpa, sed temporum.


H. BLERZY.