La Sorcière/Livre I/Chapitre X

Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 437-447).



X

CHARMES. — PHILTRES.


Qu’on ne se hâte pas de conclure du chapitre précédent que j’entreprends de blanchir, d’innocenter sans réserve, la sombre fiancée du Diable. Si elle fit souvent du bien, elle put faire beaucoup de mal. Nulle grande puissance qui n’abuse. Et celle-ci eut trois siècles où elle régna vraiment dans l’entracte des deux mondes, l’ancien mourant et le nouveau ayant peine à commencer. L’Église, qui retrouvera quelque force (au moins de combat) dans les luttes du seizième siècle, au quatorzième est dans la boue. Lisez le portrait véridique qu’en fait Clémengis. La noblesse, si fièrement parée des armures nouvelles, d’autant plus lourdement tombe à Crécy, Poitiers, Azincourt. Tous les nobles à la fin prisonniers en Angleterre ! Quel sujet de dérision ! Bourgeois et paysans même s’en moquent, haussent les épaules. L’absence générale des seigneurs n’encouragea pas peu, je pense, les réunions du sabbat, qui toujours avaient eu lieu, mais purent alors devenir d’immenses fêtes populaires.

Quelle puissance que celle de la bien-aimée de Satan, qui guérit, prédit, devine, évoque les âmes des morts, qui peut vous jeter un sort, vous changer en lièvre, en loup, vous faire trouver un trésor, et, bien plus, vous faire aimer !… Épouvantable pouvoir qui réunit tous les autres ! Comment une âme violente, le plus souvent ulcérée, parfois devenue très perverse, n’en eût-elle pas usé pour la haine et pour la vengeance, et parfois pour un plaisir de malice ou d’impureté ?

Tout ce qu’on disait jadis au confesseur, on le lui dit. Non-seulement les péchés qu’on a faits, mais ceux qu’on veut faire. Elle tient chacun par son secret honteux, l’aveu des plus fangeux désirs. On lui confie à la fois les maux physiques et ceux de l’âme, les concupiscences ardentes d’un sang âcre et enflammé, envies pressantes, furieuses, fines aiguilles dont on est piqué, repiqué.

Tous y viennent. On n’a pas honte avec elle. On dit crûment. On lui demande la vie, on lui demande la mort, des remèdes, des poisons. Elle y vient, la fille en pleurs, demander un avortement. Elle y vient, la belle-mère (texte ordinaire au Moyen-âge) dire que l’enfant du premier lit mange beaucoup et vit longtemps. Elle y vient, la triste épouse accablée chaque année d’enfants qui ne naissent que pour mourir. Elle implore sa compassion, apprend à glacer le plaisir au moment, le rendre infécond. Voici, au contraire, un jeune homme qui achèterait à tout prix le breuvage ardent qui peut troubler le cœur d’une haute dame, lui faire oublier les distances, regarder son petit page.


Le mariage de ces temps n’a que deux types et deux formes, toutes deux extrêmes, excessives.

L’orgueilleuse héritière des fiefs, qui apporte un trône ou un grand domaine, une Éléonore de Guyenne, aura, sous les yeux du mari, sa cour d’amants, se contraindra fort peu. Laissons les romans, les poèmes. Regardons la réalité dans son terrible progrès, jusqu’aux effrénées fureurs des filles de Philippe-le-Bel, de la cruelle Isabelle, qui, par la main de ses amants, empala Édouard II. L’insolence de la femme féodale éclate diaboliquement dans le triomphal bonnet aux deux cornes et autres modes effrontées.

Mais, dans ce siècle où les classes commencent à se mêler un peu, la femme de race inférieure, épousée par un baron, doit craindre les plus dures épreuves. C’est ce que dit l’histoire, vraie et réelle, de Grisélidis, l’humble, la douce, la patiente. Le conte, je crois, très sérieux, historique, de Barbe-bleue, en est la forme populaire. L’épouse, qu’il tue et remplace si souvent, ne peut être que sa vassale. Il compterait bien autrement avec la fille ou la sœur d’un baron qui pût la venger. Si cette conjecture spécieuse ne me trompe pas, on doit croire que ce conte est du quatorzième siècle et non plus des siècles précédents, où le seigneur n’eût pas daigné prendre femme au-dessous de lui.

Une chose fort remarquable dans le conte touchant de Grisélidis, c’est qu’à travers tant d’épreuves elle ne semble pas avoir l’appui de la dévotion ni celui d’un autre amour. Elle est évidemment fidèle, chaste, pure. Il ne lui vient pas à l’esprit de se consoler en aimant ailleurs.

Des deux femmes féodales, l’Héritière, la Grisélidis, c’est uniquement la première qui a ses chevaliers servants, qui préside aux cours d’amours, qui favorise les amants les plus humbles, les encourage, qui rend (comme Éléonore) la fameuse décision, devenue classique en ces temps : « Nul amour possible entre époux. »

De là un espoir secret, mais ardent, mais violent, commence en plus d’un jeune cœur. Dût-il se donner au diable, il se lancera tête baissée vers cet aventureux amour. Dans ce château si bien fermé, une belle porte s’ouvre à Satan. À un jeu si périlleux, entrevoit-on quelque chance ? Non, répondrait la sagesse. Mais si Satan disait : « Oui » ?

Il faut bien se rappeler combien, entre nobles même, l’orgueil féodal mettait de distance. Les mots trompent. Il y a loin du chevalier au chevalier.

Le chevalier banneret, le seigneur qui menait au roi toute une armée de vassaux, voyait à sa longue table, avec le plus parfait mépris, les pauvres chevaliers sans terre (mortelle injure du moyen âge, comme on le sait par Jean-sans-terre). Combien plus les simples varlets, écuyers, pages, etc., qu’il nourrissait de ses restes ! Assis au bas bout de la table, tout près de la porte, ils grattaient les plats que les personnages d’en haut, assis au foyer, leur envoyaient souvent vides. Il ne tombait pas dans l’esprit du haut seigneur que ceux d’en bas fussent assez osés pour élever leurs regards jusqu’à leur belle maîtresse, jusqu’à la fière héritière du fief, siégeant près de sa mère « sous un chapel de roses blanches ». Tandis qu’il souffrait à merveille l’amour de quelque étranger, chevalier déclaré de la dame, portant ses couleurs, il eût puni cruellement l’audace d’un de ses serviteurs qui aurait visé si haut. C’est le sens de la jalousie furieuse du sire du Fayel, mortellement irrité, non de ce que sa femme avait un amant, mais de ce que cet amant était un de ses domestiques, le châtelain (simple gardien) de son château de Coucy[1].

Plus l’abîme était profond, infranchissable, ce semble, entre la dame du fief, la grande héritière, et cet écuyer, ce page, qui n’avait que sa chemise et pas même son habit qu’il recevait du seigneur, — plus la tentation d’amour était forte de sauter l’abîme.

Le jeune homme s’exaltait par l’impossible. Enfin, un jour qu’il pouvait sortir du donjon, il courait à la sorcière et lui demandait un conseil. Un philtre suffirait-il, un charme qui fascinât ? Et si cela ne suffisait, fallait-il un pacte exprès ? Il n’eût point du tout reculé devant la terrible idée de se donner à Satan. — « On y songera, jeune homme. Mais remonte. Déjà tu verras que quelque chose est changé. »


Ce qui est changé, c’est lui. Je ne sais quel espoir le trouble ; son œil, baissé, plus profond, creusé d’une flamme inquiète, la laisse échapper malgré lui. Quelqu’un (on devine bien qui) le voit avant tout le monde, est touchée, lui jette au passage quelque mol compatissant… Ô délire ! ô bon Satan ! charmante, adorable sorcière !…

Il ne peut manger ni dormir qu’il n’aille la revoir encore. Il baise sa main avec respect et se met près-que à ses pieds. Que la sorcière lui demande, lui commande ce qu’elle veut, il obéira. Voulût-elle sa chaîne d’or, voulût-elle l’anneau qu’il a au doigt (de sa mère mourante), il les donnerait à l’instant. Mais d’elle-même malicieuse, haineuse pour le baron, elle trouve une grande douceur à lui porter un coup secret.

Un trouble vague déjà est au château. Un orage muet, sans éclair ni foudre, y couve, comme une vapeur électrique sur un marais. Silence, profond silence. Mais la Dame est agitée. Elle soupçonne qu’une puissance surnaturelle a agi. Car enfin pourquoi celui-ci, plus qu’un autre qui est plus beau, plus noble, illustre déjà par des exploits renommés ? Il y a quelque chose là-dessous. Lui a-t-il jeté un sort ? A-t-il employé un charme ?… Plus elle se demande cela, et plus son cœur est troublé.


La malice de la sorcière a de quoi se satisfaire. Elle régnait dans le village. Mais le château vient à elle, se livre, et par le côté où son orgueil risque le plus. L’intérêt d’un tel amour, pour nous, c’est l’élan d’un cœur vers son idéal, contre la barrière sociale, contre l’injustice du sort. Pour la sorcière, c’est le plaisir, âpre, profond, de rabaisser la haute dame et de s’en venger peut-être, le plaisir de rendre au seigneur ce qu’il fait à ses vassales, de prélever chez lui-même, par l’audace d’un enfant, le droit outrageant d’épousailles. Nul doute que, dans ces intrigues où la sorcière avait son rôle, elle n’ait souvent porté un fond de haine niveleuse, naturelle au paysan.

C’était déjà quelque chose de faire, descendre la Dame à l’amour d’un domestique. Jean de Saintré, Chérubin, ne doivent pas faire illusion. Le jeune serviteur remplissait les plus basses fonctions de la domesticité. Le valet proprement dit n’existe pas alors, et d’autre part peu ou point de femmes de service dans les places de guerre. Tout se fait par ces jeunes mains qui n’en sont pas dégradées. Le service, surtout corporel, du seigneur et de la dame, honore et relève. Néanmoins il mettait souvent le noble enfant en certaines situations assez tristes, prosaïques, je n’oserais dire risibles. Le seigneur ne s’en gênait pas. La Dame avait bien besoin d’être fascinée par le diable pour ne pas voir ce qu’elle voyait chaque jour, le bien-aimé en œuvre malpropre et servile.


C’est le fait du Moyen-âge de mettre toujours en face le très haut et le très bas. Ce que nous cachent les poèmes, on peut l’entrevoir ailleurs. Dans ses passions éthérées, beaucoup de choses grossières sont mêlées visiblement.

Tout ce qu’on sait des charmes et philtres que les sorcières employaient est très fantasque, et, ce semble, souvent malicieux, mêlé hardiment des choses par lesquelles on croirait le moins que l’amour pût être éveillé. Elles allèrent ainsi très loin, sans qu’il aperçût, l’aveugle, qu’elles faisaient de lui leur jouet.

Ces philtres étaient fort différents. Plusieurs étaient d’excitation, et devaient troubler les sens, comme ces stimulants dont abusent tant les Orientaux. D’autres étaient de dangereux (et souvent perfides) breuvages d’illusion qui pouvaient livrer la personne sans la volonté. Certains enfin furent des épreuves où l’on défiait la passion, où l’on voulait voir jusqu’où le désir avide pourrait transposer les sens, leur faire accepter, comme faveur suprême et comme communion, les choses les moins agréables qui viendraient de l’objet aimé.

La construction si grossière des châteaux, tout en grandes salles, livrait la vie intérieure. À peine, assez tard, fit-on, pour se recueillir et dire les prières, un cabinet, le retrait, dans quelque tourelle. La dame était aisément observée. À certains jours, guettés, choisis, l’audacieux, conseillé par sa sorcière, pouvait faire son coup, modifier la boisson, y mêler le philtre.

Chose pourtant rare et périlleuse. Ce qui était plus facile, c’était de voler à la Dame telles choses qui lui échappaient, qu’elle négligeait elle-même. On ramassait précieusement un fragment d’ongle imperceptible. On recueillait avec respect ce que laissait tomber son peigne, un ou deux de ses beaux cheveux. On les portait à la sorcière. Celle-ci exigeait souvent (comme font nos somnambules) tel objet fort personnel et imbu de la personne, mais qu’elle-même n’aurait pas donné, par exemple, quelques fils arrachés d’un vêtement longtemps porté et sali, dans lequel elle eut sué. Tout cela, bien entendu, baisé, adoré, regretté. Mais il fallait le mettre aux flammes pour en recueillir la cendre. Un jour ou l’autre, en revoyant son vêtement, la fine personne en distinguait la déchirure, devinait, mais n’avait garde de parler et soupirait… Le charme avait eu son effet.


Il est certain que, si la Dame hésitait, gardait le respect du sacrement, cette vie dans un étroit espace, où l’on se voyait sans cesse, où l’on était si près, si loin, devenait un véritable supplice. Lors même qu’elle avait été faible, cependant, devant son mari et d’autres non moins jaloux, le bonheur sans doute était rare. De là mainte violente folie du désir inassouvi. Moins on avait l’union, et plus on l’eût voulue profonde. L’imagination déréglée la cherchait en choses bizarres, hors nature et insensées. Ainsi, pour créer un moyen de communication secrète, la sorcière à chacun des deux piquait sur le bras la figure des lettres de l’alphabet. L’un voulait-il transmettre à l’autre une pensée, il ravivait, il rouvrait, en les suçant, les lettres sanglantes du mot voulu. À l’instant, les lettres correspondantes (dit-on) saignaient au bras de l’autre.

Quelquefois, dans ces folies, on buvait du sang l’un de l’autre, pour se faire une communion qui, disait-on, mêlait les âmes. Le cœur dévoré de Coucy que la Dame « trouva si bon, qu’elle ne mangea plus de sa vie, » est le plus tragique exemple de ces monstrueux sacrements de l’amour anthropophage. Mais quand l’absent ne mourait pas, quand c’était l’amour qui mourait en lui, la dame consultait la sorcière, lui demandait les moyens de le lier, le ramener.

Les chants de la magicienne de Théocrite et de Virgile, employés même au Moyen-âge, étaient rarement efficaces. On tâchait de le ressaisir par un charme qui paraît aussi imité de l’Antiquité. On avait recours au gâteau, à la Confarreatio, qui, de l’Asie à l’Europe, fut toujours l’hostie de l’amour. Mais ici on voulait lier plus que l’âme, — lier la chair, créer l’identification, au point que, mort pour toute femme, il n’eût de vie que pour une. Dure était la cérémonie. « Mais, madame, disait la sorcière, il ne faut pas marchander. » Elle trouvait l’orgueilleuse tout à coup obéissante, qui se laissait docilement ôter sa robe et le reste. Car il le fallait ainsi.

Quel triomphe pour la sorcière ! Et si la Dame était celle qui la fit courir jadis, quelle vengeance et quelles représailles ! La voilà nue sous sa main. Ce n’est pas tout. Sur ses reins, elle établit une planchette, un petit fourneau, et là fait cuire le gâteau… « Oh ! ma mie, je n’en peux plus. Dépêchez, je ne puis rester ainsi. — C’est ce qu’il nous fallait, madame, il faut que vous ayez chaud. Le gâteau cuit, il sera chauffé de vous, de votre flamme. »

C’est fini, et nous avons le gâteau de l’antiquité, du mariage indien et romain, — assaisonné, réchauffé du lubrique esprit de Satan. Elle ne dit pas comme celle de Virgile : « Revienne, revienne Daphnis ! ramenez-le-moi, mes chants ! » Elle lui envoie le gâteau, imprégné de sa souffrance et resté chaud de son amour… À peine il y a mordu, un trouble étrange, un vertige le saisit… Puis un flot de sang lui remonte au cœur ; il rougit. Il brûle. La furie lui revient, et l’inextinguible désir[2].




  1. Je cite de mémoire. Dans cette histoire, tant de fois répétée, ce n’est pas Coucy, c’est Cabestaing, ménestrel provençal, qui est page, châtelain ou domestique, comme on disait, du mari.
  2. J’ai tort de dire inextinguible. On voit que de nouveaux philtres deviennent souvent nécessaires. Et ici je plains la Dame. Car cette furieuse sorcière, dans sa malignité moqueuse, exige que te philtre vienne corporellement de la dame elle-même. Elle l’oblige, humiliée, à fournir à son amant une étrange communion. Le noble faisait aux juifs, aux serfs, aux bourgeois même (Voy. S. Simon, sur son frère), un outrage de certaines choses répugnantes que la dame est forcée par la sorcière de livrer ici comme philtre. Vrai supplice pour elle-même. Mais d’elle, de la grande Dame, tout est reçu à genoux. Voir plus bas la note tirée de Sprenger.