La Sorcière/Livre I/Chapitre VIII

Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 414-422).



VIII

LE PRINCE DE LA NATURE


Dur est l’hiver, long et triste dans le sombre nord-ouest. Fini même, il a des reprises, comme une douleur assoupie, qui revient, sévit par moments. Un matin, tout se réveille paré d’aiguilles brillantes. Dans cette splendeur ironique, cruelle, où la vie frissonne, tout le monde végétal paraît minéralisé, perd sa douce variété, se roidit en âpres cristaux.

La pauvre sibylle, engourdie à son morne foyer de feuilles, battue de la bise cuisante, sent au cœur la verge sévère. Elle sent son isolement. Mais cela même la relève. L’orgueil revient, et, avec lui une force qui lui chauffe le cœur, lui illumine l’esprit. Tendue, vive et acérée, sa vue devient aussi perçante que ces aiguilles, et le monde, ce monde cruel dont elle souffre, lui est transparent comme verre. Et, alors, elle jouit, comme d’une conquête à elle.

N’en est-elle pas la reine ? n’a-t-elle pas des courtisans ? Les corbeaux manifestement sont en rapport avec elle. En troupe honorable, grave, ils viennent, comme anciens augures, lui parler des choses du temps. Les loups passent timidement, saluent d’un regard oblique. L’ours (moins rare alors) parfois s’assoit gauchement, avec sa lourde bonhomie, au seuil de l’antre, comme un ermite qui fait visite à un ermite, ainsi qu’on le voit si souvent dans les Vies des Pères du désert.

Tous, oiseaux et animaux que l’homme ne connaît guère que par la chasse et la mort, ils sont des proscrits, comme elle. Ils s’entendent avec elle. Satan est le grand proscrit, et il donne aux siens la joie des libertés de la nature, la joie sauvage d’être un monde qui se suffit à lui-même.


Âpre liberté solitaire, salut !… Toute la terre encore semble vêtue d’un blanc linceul, captive d’une glace pesante, d’impitoyables cristaux, uniformes, aigus, cruels. Surtout depuis 1200, le monde a été fermé comme un sépulcre transparent où l’on voit avec effroi toute chose immobile et durcie.

On a dit que « l’église gothique est une cristallisation. » Et c’est vrai. Vers 1300, l’architecture, sacrifiant ce qu’elle avait de caprice vivant, de variété, se répétant à l’infini, rivalise avec les prismes monotones du Spitzberg. Vraie et redoutable image de la dure cité de cristal dans lequel un dogme terrible a cru enterrer la vie.

Mais, quels que soient les soutiens, contreforts, arcs-boutants, dont le monument s’appuie, une chose le fait ébranler. Non les coups bruyants du dehors ; mais je ne sais quoi de doux qui est dans les fondements, qui travaille ce cristal d’un insensible dégel. Quel ? l’humble flot des tièdes larmes qu’un monde a versées, une mer de pleurs. Quelle ? une haleine d’avenir, la puissante, l’invincible résurrection de la vie naturelle. Le fantastique édifice dont plus d’un pan déjà croule, se dit, mais non sans terreur : « C’est le souffle de Satan. »

Tel un glacier de l’Hécla sur un volcan qui n’a pas besoin de faire éruption, foyer tiède, lent, clément qui la caresse en dessous, l’appelle à lui et lui dit tout bas : « Descends. »


La sorcière a de quoi rire, si, dans l’ombre, elle voit là-bas, dans la brillante lumière, combien Dante, saint Thomas, ignorent la situation. Ils se figurent que Satan fait son chemin par l’horreur ou par la subtilité. Ils le font grotesque et grossier ; comme à son âge d’enfance, lorsque Jésus pouvait encore le faire, entrer dans les pourceaux. Ou bien ils le font subtil, un logicien scolastique, un juriste épilogueur. S’il n’eût été que cela, ou la bête, ou le disputeur, s’il n’avait eu que la fange, ou les distinguo du vide, il fût mort bientôt de faim.

On triomphe trop à l’aise quand on le montre dans Bartole, plaidant contre la Femme (la Vierge), qui le fait débouler, condamner avec dépens. Il se trouve qu’alors sur la terre, c’est justement le contraire qui arrive. Par un coup suprême, il gagne la plaideuse même, la Femme, sa belle adversaire, la séduit par un argument, non de mot, mais tout réel, charmant et irrésistible. Il lui met en main le fruit de la science et de la nature.

Il ne faut pas tant de disputes ; il n’a pas besoin de plaider ; il se montre. C’est l’Orient, c’est le paradis retrouve. De l’Asie qu’on a cru détruire, une incomparable aurore surgit, dont le rayonnement porte au loin jusqu’à percer la profonde brume de l’ouest. C’est un monde de nature et d’art que l’ignorance avait maudit, mais qui, maintenant, avance pour conquérir ses conquérants, dans une douce guerre d’amour et de séduction maternelle. Tous sont vaincus, tous en raffolent ; on ne veut rien que de l’Asie. Elle vient à nous les mains pleines. Les tissus, châles, tapis de molle douceur, d’harmonie mystérieuse, l’acier galant, étincelant, des armes damasquinées, nous démontrent notre barbarie. Mais, c’est peu, ces contrées maudites des mécréants où Satan règne, ont pour bénédiction visible les hauts produits de la nature, élixir des forces de Dieu, le premier des végétaux, le premier des animaux, le café, le cheval arabe. Que dis-je ? un monde de trésors, la soie, le sucre, la foule des herbes toutes-puissantes qui nous relèvent le cœur, consolent, adoucissent nos maux.

Vers 1300, tout cela éclate. L’Espagne même reconquise par les barbares fils des Goths, mais qui a tout son cerveau dans les Maures et dans les juifs, témoigne pour ces mécréants. Partout où les musulmans, ces fils de Satan, travaillent, tout prospère, les sources jaillissent et la terre se couvre de fleurs. Sous un travail méritant, innocent, elle se pare de ces vignes merveilleuses où l’homme oublie, se refait et croit boire la bonté même et la compassion céleste.


À qui Satan porte-t-il la coupe écumante de vie ? Et, dans ce monde de jeûne, qui a tant jeûné de raison, existe-t-il, l’être fort qui va recevoir tout cela sans vertige, sans ivresse, sans risquer de perdre l’esprit ?

Existe-t-il un cerveau qui n’étant pas pétrifié, cristallisé de saint Thomas, reste encore ouvert à la vie, aux forces végétatives ? Trois magiciens[1] font effort ; par des tours de force, ils arrivent à la nature, mais ces vigoureux génies n’ont pas la fluidité, la puissance populaire. Satan retourne à son Ève. La femme est encore au monde ce qui est le plus nature. Elle a et garde toujours certains côtés d’innocence malicieuse qu’a le jeune chat et l’enfant de trop d’esprit. Par là, elle va bien mieux à la comédie du monde, au grand jeu où se jouera le Protée universel.

Mais qu’elle est légère, mobile, tant qu’elle n’est pas mordue et fixée par la douleur ! Celle-ci, proscrite du monde, enracinée à sa lande sauvage, donne prise. Reste à savoir si, froissée, aigrie, avec ce cœur plein de haine, elle rentrera dans la nature et les douces voies de la vie ? Si elle y va, sans nul doute, ce sera sans harmonie, souvent par les circuits du mal. Elle est effarée, violente, d’autant plus qu’elle est très-faible, dans le va-et-vient de l’orage.

Lorsqu’aux tiédeurs printanières, de l’air, du fonds de la terre, des fleurs et de leurs langages, lu révélation nouvelle lui monte de tous côtés, elle a d’abord le vertige. Son sein dilaté déborde. La sibylle de la science a sa torture, comme eut l’autre, la Cumæa, la Delphica. Les scolastiques ont beau jeu de dire : « C’est l’aura, c’est l’air qui la gonfle, et rien de plus. Son amant, le Prince de l’air, l’emplit de songes et de mensonges, de vent, de fumée, de néant. » Inepte ironie. Au contraire, la cause de son ivresse, c’est que ce n’est pas le vide, c’est le réel, la substance, qui trop vite a comblé son sein.


Avez-vous vu l’Agave, ce dur et sauvage Africain, pointu, amer, déchirant, qui, pour feuilles, a d’énormes dards ? Il aime et meurt tous les dix ans. Un matin, le jet amoureux, si longtemps accumulé dans la rude créature, avec le bruit d’un coup de feu, part, s’élance vers le ciel. Et ce jet est tout un arbre qui n’a pas moins de trente pieds, hérissé de tristes fleurs.

C’est quelque chose d’analogue que ressent la sombre sibylle quand, au matin d’un printemps tardif, d’autant plus violent, tout autour d’elle se fait la vaste explosion de la vie.

Et tout cela la regarde, et tout cela est pour elle. Car chaque être dit tout bas : « Je suis à qui m’a compris. »

Quel contraste !… Elle, l’épouse du désert et du désespoir, nourrie de haine, de vengeance, voilà tous ces innocents qui la convient à sourire. Les arbres, sous le vent du sud, font doucement la révérence. Toutes les herbes des champs, avec leurs vertus diverses, parfums, remèdes ou poisons (le plus souvent c’est même chose), s’offrent, lui disent : « Cueille-moi. »

Tout cela visiblement aime. « N’est-ce pas une dérision ?… J’eusse été prête pour l’enfer, non pour cette fête étrange… Esprit, es-tu bien l’Esprit de terreur que j’ai connu, dont j’ai la trace cruelle (que dis-je ? et qu’est-ce que je sens ?), la blessure qui brûle encore…

« Oh ! non, ce n’est pas l’Esprit que j’espérais dans ma fureur : « Celui qui dit toujours : Non. » Le voilà qui dit un Oui d’amour, d’ivresse et de vertige… Qu’a-t-il donc ? Est-il l’âme folle, l’âme effarée de la vie ?

« On avait dit le grand Pan mort. Mais le voici en Bacchus, en Priape, impatient, par le long délai du désir, menaçant, brûlant, fécond… Non, non, loin de moi cette coupe. Car je n’y boirais que le trouble, qui sait ? un désespoir amer par-dessus mes désespoirs ? »


Cependant, où parait la femme, c’est l’unique objet de l’amour. Tous la suivent, et tous pour elle méprisent leur propre espèce. Que parle-t-on du bouc noir, son prétendu favori ? Mais cela est commun à tous. Le cheval hennit pour elle, rompt tout, la met en danger. Le chef redouté des prairies, le taureau noir, si elle passe et s’éloigne, mugit de regret. Mais voici l’oiseau qui s’abat, qui ne veut plus de sa femelle, et, les ailes frémissantes, sur elle accomplit son amour.

Nouvelle tyrannie de ce Maître, qui, par le plus fantasque coup, de roi des morts qu’on le croyait, éclate comme roi de la vie.

« Non, dit-elle, laissez-moi ma haine. Je n’ai demandé rien de plus. Que je sois redoutée, terrible… C’est ma beauté, celle qui va aux noirs serpents de mes cheveux, à ce visage sillonné de douleurs, des traits de la foudre… » Mais la souveraine Malice, tout bas, insidieusement : « Oh ! que tu es bien plus belle ! Oh ! que tu es plus sensible, dans ta colérique fureur !… Crie, maudis ! C’est un aiguillon… Une tempête appelle l’autre. Glissant, rapide, est le passage de la rage à la volupté. »


Ni la colère ni l’orgueil ne la sauveraient de ces séductions. Ce qui la sauve, c’est l’immensité du désir. Nul n’y suffirait. Chaque vie est limitée, impuissante. Arrière le coursier, le taureau ! arrière la flamme de l’oiseau ! Arrière faibles créatures, pour qui a besoin d’infini !

Elle a une envie de femme. Envie de quoi ? Mais du Tout, du grand Tout universel.

Satan n’a pas prévu cela, qu’on ne pouvait l’apaiser avec aucune créature.

Ce qu’il n’a pu, je ne sais quoi dont on ne sait pas le nom, le fait. À ce désir immense, profond, vaste comme une mer, elle succombe, elle sommeille. En ce moment, sans souvenir, sans haine ni pensée de vengeance, innocente, malgré elle, elle dort sur la prairie, tout comme une autre aurait fait, la brebis ou la colombe, détendue, épanouie, — je n’ose dire, amoureuse.

Elle a dormi, elle a rêvé… Le beau rêve ! Et comment le dire ? C’est que le monstre merveilleux de la vie universelle, chez elle s’était englouti ; que désormais vie et mort, tout tenait dans ses entrailles, et qu’au prix de tant de douleurs elle avait conçu la Nature.




  1. Albert-le-Grand, Roger Bacon, Arnaud de Villeneuve (qui trouve l’eau de vie.