La Sorcière/Livre I/Chapitre IV

Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 371-381).



IV

TENTATIONS


J’ai écarté de ce tableau les ombres terribles du temps qui l’eussent cruellement assombri. J’entends surtout l’incertitude où la famille rurale était de son sort, l’attente, la crainte habituelle de l’avanie fortuite qui pouvait, d’un moment à l’autre, tomber du château.

Le régime féodal avait justement les deux choses qui font un enfer : d’une part, la fixité extrême, l’homme était cloué à la terre et l’émigration impossible ; — d’autre part, une incertitude très grande dans la condition.

Les historiens optimistes qui parlent tant de redevances fixes, de chartes, de franchises achetées, oublient le peu de garanties qu’on trouvait dans tout cela. On doit payer tant au seigneur, mais il peut prendre tout le reste. Cela s’appelle bonnement le droit de préhension. Travaille, travaille, bonhomme. Pendant que tu es aux champs, la bande redoutée de là-haut peut s’abattre sur ta maison, enlever ce qui lui plaît « pour le service du seigneur ».


Aussi, voyez-le, cet homme ; qu’il est sombre sur son sillon, et qu’il a la tête basse !… Et il est toujours ainsi, le front chargé, le cœur serré, comme celui qui attendrait quelque mauvaise nouvelle.

Rêve-t-il un mauvais coup ? Non, mais deux pensées l’obsèdent, deux pointes le percent tour à tour. L’une : « En quel état ce soir trouveras-tu ta maison ? » — L’autre : « Oh ! si la motte levée me faisait voir un trésor ? si le bon démon me donnait pour nous racheter ? »

On assure qu’à cet appel (comme le génie étrusque qui jaillit un jour sous le soc en figure d’enfant), un nain, un gnome, sortait souvent tout petit de la terre, se dressait sur le sillon, lui disait : « Que me veux-tu ? » — Mais le pauvre homme interdit ne voulait plus rien. Il pâlissait, il se signait, et alors tout disparaissait.

Le regrettait-il ensuite ? Ne disait-il pas en lui-même : « Sot que tu es, tu seras donc à jamais malheureux ! » Je le crois volontiers. Mais je crois aussi qu’une barrière d’horreur insurmontable arrêtait l’homme. Je ne pense nullement, comme voudraient le faire croire les moines qui nous ont conté les affaires de sorcellerie, que le Pacte avec Satan fût un léger coup de tête, d’un amoureux, d’un avare. À consulter le bon sens, la nature, on sent, au contraire, qu’on n’en venait là qu’à l’extrémité, en désespoir de toute chose, sous la pression terrible des outrages et des misères.


« Mais, dit-on, ces grandes misères durent être fort adoucies vers les temps de saint Louis, qui défend les guerres privées entre les seigneurs. » Je crois justement le contraire. Dans les quatre-vingts ou cent ans qui s’écoulent entre cette défense et les guerres des Anglais (1240-1340), les seigneurs, n’ayant plus l’amusement habituel d’incendier, piller la terre du seigneur voisin, furent terribles à leurs vassaux. Cette paix leur fut une guerre.

Les seigneurs ecclésiastiques, seigneurs moines, etc., font frémir dans le Journal d’Eudes Rigault (publié récemment). C’est le rebutant tableau d’un débordement effréné, barbare. Les seigneurs moines s’abattaient surtout sur les couvents de femmes. L’austère Rigault, confesseur du saint roi, archevêque de Rouen, fait une enquête lui-même sur l’état de la Normandie. Chaque soir il arrive dans un monastère. Partout, il trouve ces moines vivant la grande vie féodale, armés, ivres, duellistes, chasseurs furieux à travers toute culture ; les religieuses avec eux dans un mélange indistinct, partout enceintes de leurs œuvres.

Voilà l’Église. Que devaient être les seigneurs laïques ? Quel était l’intérieur de ces noirs donjons que d’en bas on regardait avec tant d’effroi ? Deux contes, qui sont sans nul doute des histoires, la Barbe-Bleue et Grisélidis, nous en disent quelque chose. Qu’était-il pour ses vassaux, ses serfs, l’amateur de tortures qui traitait ainsi sa famille ? Nous le savons par le seul à qui l’on ait fait un procès, et si tard, au quinzième siècle : Gilles de Retz, l’enleveur d’enfants.

Le Front-de-Bœuf de Walter Scott, les seigneurs de mélodrames et de romans, sont de pauvres gens devant ces terribles réalités. Le Templier d’Ivanhoë est aussi une création faible et très artificielle. L’auteur n’a osé aborder la réalité immonde du célibat du Temple, et de celui qui régnait dans l’intérieur du château. On y recevait peu de femmes ; c’étaient des bouches inutiles. Les romans de chevalerie donnent très exactement le contraire de la vérité. On a remarqué que la littérature exprime souvent tout à fait l’envers des mœurs (exemple, le fade théâtre d’églogues à la Florian dans les années de la Terreur).

Les logements de ces châteaux, dans ceux qu’on peut voir encore, en disent plus que tous les livres. Hommes d’armes, pages, valets, entassés la nuit sous de basses voûtes, le jour retenus aux créneaux, aux terrasses étroites, dans le plus désolant ennui, ne respiraient, ne vivaient que dans leurs échappées d’en bas ; échappées non plus de guerres sur les terres voisines, mais de chasse, et de chasse à l’homme, je veux dire d’avanies sans nombre, d’outrages aux familles serves. Le seigneur savait bien lui-même qu’une telle masse d’hommes sans femmes ne pouvait être paisible qu’en les lâchant par moments.

La choquante idée d’un enfer où Dieu emploie des âmes scélérates, les plus coupables de toutes, à torturer les moins coupables qu’il leur livre pour jouet, ce beau dogme du Moyen-âge se réalisait à la lettre. L’homme sentait l’absence de Dieu. Chaque razzia prouvait le règne de Satan, faisait croire que c’était à lui qu’il fallait dès lors s’adresser.

Là-dessus, on rit, on plaisante. « Les serves étaient trop laides. » Il ne s’agit point de beauté. Le plaisir était dans l’outrage, à battre et à faire pleurer. Au dix-septième siècle encore, les grandes dames riaient à mourir d’entendre le duc de Lorraine conter comment ses gens, dans des villages paisibles, exécutaient, tourmentaient toutes femmes, et les vieilles même.

Les outrages tombaient surtout, comme on peut le croire, sur les familles aisées, distinguées relativement, qui se trouvaient parmi les serfs, ces familles de serfs maires qu’on voit déjà au douzième siècle à la tête du village. La noblesse les haïssait, les raillait, les désolait. On ne leur pardonnait pas leur naissante dignité morale. On ne passait pas à leurs femmes, à leurs filles, d’être honnêtes et sages ; elles n’avaient pas droit d’être respectées. Leur honneur n’était pas à elles. Serves de corps, ce mot cruel leur était sans cesse jeté.


On ne croira pas aisément dans l’avenir que, chez les peuples chrétiens, la loi ait fait ce qu’elle ne fit jamais dans l’esclavage antique, qu’elle ait écrit expressément comme droit le plus sanglant outrage qui puisse navrer le cœur de l’homme.

Le seigneur ecclésiastique, comme le seigneur laïque, a ce droit immonde. Dans une paroisse des environs de Bourges, le curé, étant seigneur, réclamait expressément les prémices de la mariée, mais voulait bien en pratique vendre au mari pour argent, la virginité de sa femme[1].

On a cru trop aisément que cet outrage était de forme, jamais réel. Mais le prix indiqué en certains pays, pour en obtenir dispense, dépassait fort les moyens de presque tous les paysans. En Écosse, par exemple, on exigeait « plusieurs vaches ». Chose énorme et impossible ! Donc la pauvre jeune femme était à discrétion. Du reste, les Fors du Béarn disent très expressément qu’on levait ce droit en nature. « L’aîné du paysan est censé le fils du seigneur, car il peut être de ses œuvres[2]. »

Toutes coutumes féodales, même sans faire mention de cela, imposent à la mariée de monter au château, d’y porter le « mets de mariage ». Chose odieuse de l’obliger à s’aventurer ainsi au hasard de ce que peut faire cette meute de célibataires impudents et effrénés.

On voit d’ici la scène honteuse. Le jeune époux amenant au château son épousée. On imagine les rires des chevaliers, des valets, les espiègleries des pages autour de ces infortunés. — « La présence de la châtelaine les retiendra ? » Point du tout. La dame que les romans veulent faire croire si délicate[3], mais qui commandait aux hommes dans l’absence du mari, qui jugeait, qui châtiait, qui ordonnait des supplices, qui tenait le mari même par les fiefs qu’elle apportait, cette dame n’était guère tendre, pour une serve surtout qui peut-être était jolie. Ayant fort publiquement, selon l’usage d’alors, son chevalier et son page, elle n’était pas fâchée d’autoriser ses libertés par les libertés du mari.

Elle ne fera pas obstacle à la farce, à l’amusement qu’on prend de cet homme tremblant qui veut racheter sa femme. On marchande d’abord avec lui, on rit des tortures « du paysan avare » ; on lui suce la moelle et le sang. Pourquoi cet acharnement ? C’est qu’il est proprement habillé, qu’il est honnête, rangé, qu’il marque dans le village. Pourquoi ? c’est qu’elle est pieuse, chaste, pure, c’est qu’elle l’aime, qu’elle a peur et qu’elle pleure. Ses beaux yeux demandent grâce.

Le malheureux offre en vain tout ce qu’il a, la dot encore… C’est trop peu. Là, il s’irrite de cette injuste rigueur… « Son voisin n’a rien payé…… » L’insolent ! le raisonneur ! Alors toute la meute l’entoure, on crie ; bâtons et balais travaillent sur lui, comme grêle. On le pousse, on le précipite. On lui dit : « Vilain jaloux, vilaine face de carême, on ne la prend pas ta femme, on te la rendra ce soir, et, pour comble d’honneur, grosse !… Remercie, vous voilà nobles. Ton aîné sera baron ! » — Chacun se met aux fenêtres pour voir la figure grotesque de ce mort en habit de noces… Les éclats de rire le suivent, et la bruyante canaille, jusqu’au dernier marmiton, donne la chasse au « cocu[4] ! »


Cet homme-là aurait crevé, s’il n’espérait dans le démon. Il rentre seul. Est-elle vide, cette maison désolée ? Non, il y trouve compagnie. Au foyer, siège Satan.

Mais bientôt elle lui revient, la pauvre, pâle et défaite, hélas ! hélas ! en quel état !… Elle se jette à genoux, et lui demande pardon. Alors, le cœur de l’homme éclate… Il lui met les bras au cou. Il pleure, sanglote, rugit à faire trembler la maison…

Avec elle pourtant rentre Dieu. Quoi qu’elle ait pu souffrir, elle est pure, innocente et sainte. Satan n’aura rien pour ce jour. Le Pacte n’est pas mûr encore.

Nos fabliaux ridicules, nos contes absurdes, supposent qu’en cette mortelle injure et toutes celles qui suivront, la femme est pour ceux qui l’outragent, contre son mari ; ils nous feraient croire que, traitée brutalement, et accablée de grossesses, elle en est heureuse et ravie. — Que cela est peu vraisemblable ! Sans doute la qualité, la politesse, l’élégance, pouvaient la séduire. Mais on n’en prenait pas la peine. On se serait bien moqué de celui qui, pour une serve, eût filé le parfait amour. Toute la bande, le chapelain, le sommelier, jusqu’aux valets, croyaient l’honorer par l’outrage. Le moindre page se croyait grand seigneur s’il assaisonnait l’amour d’insolences et de coups.


Un jour que la pauvre femme, en l’absence du mari, venait d’être maltraitée, en relevant ses longs cheveux, elle pleurait et disait tout haut : « Ô les malheureux saints de bois, que sert-il de leur faire des vœux ?… Sont-ils sourds ? Sont-ils trop vieux ? Que n’ai-je un Esprit protecteur, fort, puissant (méchant n’importe) ! J’en vois bien qui sont en pierre à la porte de l’église. Que font-ils là ? Que ne vont-ils pas à leur vraie maison, le château, enlever, rôtir ces pécheurs ?… Oh ! la force, oh ! la puissance, qui pourra me la donner ? Je me donnerais bien en échange… Hélas ! qu’est-ce que je donnerais ? Qu’est-ce que j’ai pour me donner ? Rien ne me reste. — Fi de ce corps ! Fi de l’âme, qui n’est plus que cendre ! — Que n’ai-je donc, à la place du follet qui ne sert à rien, un grand, fort et puissant Esprit !

« — Ô ma mignonne maîtresse ! je suis petit par votre faute, et je ne peux pas grandir… Et, d’ailleurs, si j’étais grand, vous ne m’auriez pas voulu, vous ne m’auriez pas souffert, ni votre mari non plus. Vous m’auriez fait donner la chasse par vos prêtres et leur eau bénite… Je serai fort si vous voulez…

« Maîtresse, les Esprits ne sont ni grands ni petits, forts ni faibles. Si l’on veut, le plus petit va devenir un géant.

« — Comment ? — Mais rien n’est plus simple. Pour faire un Esprit géant, il ne faut que lui faire un don.

« — Quel ? — Une jolie âme de femme.

« — Oh ! méchant, qui es-tu donc ? Et que demandes-tu là ? — Ce qui se donne tous les jours… — Voudriez-vous valoir mieux que la dame de là-haut ? Elle a engagé son âme à son mari, à son amant, et pourtant la donne encore entière à son page, un enfant, un petit sot. — Je suis bien plus que votre page ; je suis plus qu’un serviteur. En que de choses ai-je été votre petite servante !… Ne rougissez pas, ne vous fâchez pas. Laissez-moi dire seulement que je suis tout autour de vous, et déjà peut-être en vous. Autrement, comment saurais-je vos pensées, et jusqu’à celle que vous vous cachez à vous-même… Que suis-je, moi ? Votre petite âme, qui sans façon parle à la grande… Nous sommes inséparables. Savez-vous bien depuis quel temps je suis avec vous ?… C’est depuis mille ans. Car j’étais à votre mère, à sa mère, à vos aïeules… Je suis le génie du foyer.

« — Tentateur !… Mais que feras-tu ? — Alors, ton mari sera riche, toi puissante, et l’on te craindra. — Où suis-je ? tu es donc le démon des trésors cachés ?… — Pourquoi m’appeler démon, si je fais une œuvre juste, de bonté, de piété ?…

« Dieu ne peut pas être partout, il ne peut travailler toujours. Parfois il aime à reposer, et nous laisse, nous autres génies, faire ici le menu ménage, remédier aux distractions de sa providence, aux oublis de sa justice.

« Votre mari en est l’exemple… Pauvre travailleur méritant, qui se tue, et ne gagne guère… Dieu n’a pas eu encore le temps d’y songer… Moi, un peu jaloux, je l’aime pourtant, mon bon hôte. Je le plains. Il n’en peut plus, il succombe. Il mourra, comme vos enfants, qui sont déjà morts de misère. L’hiver, il a été malade… Qu’adviendra-t-il l’hiver prochain ? »

Alors, elle mit son visage dans ses mains, elle pleura, deux, trois heures, ou davantage. Et, quand elle n’eut plus de larmes (mais son sein battait encore), il dit : « Je ne demande rien… Seulement, je vous prie, sauvons-le. »

Elle n’avait rien promis, mais lui appartint dès cette heure.




  1. Laurière, II, 100 ; Marquette. Michelet, Origines du droit, 264.
  2. Quand je publiai mes Origines en 1837, je ne pouvais connaître cette publication (de 1842).
  3. Cette délicatesse apparaît dans le traitement que ces dames voulaient infliger de leurs mains à Jean de Meung, leur poète, l’auteur du Roman de la Rose (vers 1300).
  4. Rien de plus gai que nos vieux contes ; seulement ils sont peu variés. Ils n’ont que trois plaisanteries : le désespoir du cocu, les cris du battu, la grimace du pendu. On s’amuse du premier, on rit (à pleurer) du second. Au troisième, la gaieté est au comble ; on se tient tes côtes. Notez que les trois n’en font qu’un. C’est toujours l’inférieur, le faible qu’on outrage en toute sécurité, celui qui ne peut se défendre.