La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/24

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 177-182).
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XXIV


Deux jours après, je partais pour l’Assemblée, ayant fait mes adieux à ma femme dans un état d’esprit excellent et tranquille. Dans le district, il y avait toujours beaucoup à faire : c’était un monde et une vie à part. Pendant deux jours, je passai dix heures aux séances. Le soir du second jour, en rentrant dans mon logis du district, je trouvai une lettre de ma femme me parlant des enfants, de l’oncle, des vieilles bonnes, et entre autres choses, comme d’une chose assez naturelle, que Troukhatchevski avait passé à la maison et lui avait apporté des partitions promises, lui avait proposé encore de jouer, mais qu’elle avait refusé.

Quant à moi, je ne me rappelais pas du tout qu’il eût promis des partitions ; il m’avait paru que, l’autre soir, il avait pris congé définitif, et voilà pourquoi cela me surprit désagréablement. Je relus la lettre. Il y avait quelque chose de tendre, de timide. Cela me produisait une impression extrêmement pénible. Mon cœur se gonfla, la bête enragée de jalousie se mit à rugir dans son repaire et sembla vouloir bondir. Mais j’avais peur de cette bête et je lui imposai silence.

Quel abominable sentiment que la jalousie ! « Qu’est-ce qui pouvait être plus naturel que ce qu’elle écrivait ? » me dis-je. Je me couchai, et je me crus tranquille. Je songeai aux affaires à terminer et je m’endormis sans penser à elle.

Toujours, pendant ces assemblées du Zemstvo, je dormais mal à mon nouveau logis. Ce soir je m’endormis tout de suite, mais, comme il arrive parfois, une espèce de choc brusque m’éveilla. Je songeai immédiatement à elle, à mon amour corporel envers elle, à Troukhatchevski et à ce qu’entre eux tout était fini ! Et une rage me serra le cœur et je tentai de me tranquilliser :

« Que c’est bête, me disais-je, il n’y a aucun motif, il n’y a rien. Et pourquoi nous humilier, elle et moi, et surtout moi, en supposant de telles horreurs ! L’espèce de violoniste mercenaire connu comme un mauvais homme en face d’une femme respectable, une mère de famille, ma femme, quelle ineptie ! » Mais d’autre côté : « Pourquoi cela n’arriverait-il pas ? » me dis-je.

« Pourquoi ? N’est-ce pas le même sentiment simple et compréhensible au nom duquel je me suis marié, au nom duquel je vivais avec elle ; la seule chose que je voulais d’elle, et ce que par conséquent désiraient les autres et ce musicien aussi… Il n’est pas marié, bien portant (je me souviens comment craquaient les cartilages de la côtelette et comme il attrapait avidement le verre de vin avec ses lèvres rouges), soigné de sa personne, bien nourri, et non seulement sans principes, mais évidemment avec le principe qu’il faut profiter du plaisir qui se présente. Il y a un lien entre eux, la musique, tout ce qu’il y a de plus raffiné dans la volupté des sens. Qu’est-ce qui peut le retenir ? Rien. Tout au contraire l’attire. Et elle ? Elle, elle fut et est restée un mystère. Je ne la connais pas. Je la connais seulement comme un animal, et un animal, rien ne peut, ne doit le retenir. Maintenant seulement je me rappelle leur figure, la dernière soirée, quand, après la sonate à Kreutzer, ils ont joué un morceau passionné, je ne sais plus de qui, mais un morceau passionné jusqu’à la pornographie.

« Comment ai-je pu partir ? me disais-je en me rappelant leurs figures, n’était-ce pas clair qu’entre eux tout s’est fait cette soirée ? N’était-ce pas clair qu’entre eux, non seulement il n’y avait plus d’obstacles, mais que tous deux, surtout elle, ont éprouvé une certaine honte après ce qui s’est passé au piano ? Comme elle souriait faiblement, pitoyablement, bienheureusement, en essuyant la sueur de sa figure rougie. Ils évitaient déjà de se regarder, et seulement au souper, quand elle lui versait de l’eau, ils se regardèrent et sourirent imperceptiblement. »

Je me rappelais avec effroi, maintenant, ce regard et ce sourire à peine perceptible. « Oui, tout est fini, » me disait une voix ; et tout de suite une autre me disait le contraire. « Es-tu fou, c’est impossible, » disait la deuxième voix.

J’eus l’angoisse de rester couché ainsi dans les ténèbres. Je frottai une allumette et je pris peur dans cette petite chambre au papier jaune. J’allumai une cigarette et, comme il arrive toujours quand on tourne dans un cercle de contradictions inextricables, on fume, et je fumai cigarette après cigarette pour m’étourdir et pour ne pas voir mes contradictions. Je ne dormis pas de toute la nuit et, à cinq heures, alors qu’il faisait encore noir, je décidai que je ne pouvais plus demeurer dans cette tension et que je partirais tout de suite. Le train était pour huit heures. Je réveillai le gardien qui me servait et je l’envoyai quérir des chevaux. À l’assemblée du Zemstvo, j’envoyai un mot en disant que j’étais rappelé à Moscou pour une affaire pressante et que je priais qu’on me remplaçât par un membre du Comité. À huit heures, je montai en tarantass et je partis.