La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/25

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 183-191).
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Il fallut faire vingt-cinq verstes en voiture et huit heures en train. En voiture le voyage fut très agréable. Il faisait un froid automnal avec un soleil brillant. Vous savez, ce temps où les roues s’impriment sur la route salie. La route était inégale, la lumière éclatante et l’air fortifiant. Le tarantass était commode ; en regardant les chevaux, les champs, les passants, j’oubliais où j’allais. Parfois, il me paraissait que je voyageais sans but, en me promenant, et que j’irais ainsi jusqu’au bout du monde. Et j’étais heureux quand je m’oubliais ainsi. Mais quand je me rappelais où j’allais, je me disais : « On verra après, n’y pense pas ! »

À moitié chemin, il m’arriva un incident par lequel je fus distrait davantage : le tarantass tout neuf se rompit, il fallut le raccommoder. Les délais pour chercher une télègue, les raccommodages, les paiements, le thé dans l’auberge, la conversation avec le dvornick, tout cela m’amusait. Vers la tombée de la nuit, tout fut prêt, et je me remis en route. Le soir, le voyage fut plus attrayant encore que le jour. La lune à son premier quartier, un peu de frimas, la route encore bonne, les chevaux, le cocher allègre, et je m’égayais, songeant à peine à ce qui m’attendait, et gai peut-être par la chose même qui m’attendait, et disant adieu aux joies de la vie.

Mais cet état tranquille, la puissance de vaincre mes préoccupations, tout finit avec le voyage en voiture. À peine entré dans le wagon, commença autre chose. Ces huit heures de chemin de fer furent pour moi si terribles que je ne les oublierai de ma vie. Est-ce parce que, en entrant dans le wagon, je m’étais imaginé vivement être déjà arrivé, ou parce que le chemin de fer agit d’une façon si excitante sur les gens ? Toujours est-il que, depuis mon arrivée au train, je ne pouvais plus dominer mon imagination qui, sans cesser, avec une vivacité extraordinaire, me dessinait des tableaux, l’un plus cynique que l’autre, qui embrasaient ma jalousie. Et toujours les mêmes choses sur ce qui se passait là-bas sans moi. Je brûlais d’indignation, de rage et d’un sentiment particulier où je m’abreuvais d’humiliation en contemplant ces tableaux, et je ne pouvais pas m’en arracher, ne les pas regarder, ni les effacer, ni me défendre de les évoquer.

Plus je contemplais ces tableaux imaginaires, plus je croyais à leur réalité, oubliant qu’ils n’avaient aucun fondement sérieux. La vivacité de ces images semblait me prouver que mes imaginations étaient une réalité. On eût dit qu’un démon, malgré ma volonté, inventait et me soufflait les plus terribles fictions. Une conversation qui datait depuis très longtemps, avec le frère de Troukhatchevski, je me la rappelais en ce moment, dans une espèce d’extase, et elle me déchirait le cœur en la rapportant au musicien et à ma femme. Oui, c’était il y a très longtemps ; le frère de Troukhatchevski, à mes questions s’il fréquentait les maisons publiques, répondit qu’un homme comme il faut ne va pas où l’on peut attraper une maladie, dans un endroit sale et ignoble, lorsqu’on peut trouver une femme honnête. Et voilà que lui, son frère, le musicien, avait trouvé la femme honnête. « Il est vrai qu’elle n’est plus de première jeunesse. Il lui manque une dent sur le côté, et sa face est un peu bouffie, pensai-je pour Troukhatchevski. Mais que faire ? il faut profiter de ce qu’on a !

« Oui, il l’oblige en la prenant pour sa maîtresse, me disais-je encore, et puis elle n’est pas dangereuse !

« Non, ce n’est pas possible, reprenais-je avec effroi, rien, rien, de semblable ne s’est passé. Et il n’y a pas même de raison de le supposer. Ne m’a-t-elle pas dit que l’idée même que je pouvais être jaloux d’elle, pour lui, était une humiliation pour elle ? Oui, mais elle mentait, » criai-je, — et tout recommençait.

Il n’y avait que deux voyageurs dans mon wagon : une vieille femme avec son mari, tous les deux peu causeurs, et même ils sortirent à l’une des stations, me laissant tout seul. J’étais comme une bête en cage. Tantôt je bondissais, je m’avançais vers la fenêtre, tantôt je commençais à marcher, chancelant, comme si j’avais espéré faire, par mes efforts, marcher le train plus vite. Et le wagon, avec ses banquettes et ses vitres, tressaillait continuellement, comme le nôtre.

Et Posdnicheff se leva brusquement, fit quelques pas et se rassit de nouveau.

— Oh ! j’ai peur, j’ai peur des wagons de chemin de fer. L’effroi me saisit. Je me rassis de nouveau, et je me dis : « Il faut penser à autre chose. Par exemple, au patron de l’auberge où j’ai pris le thé. » Et alors, dans mon imagination, surgit le dvornick avec sa longue barbe et son petit-fils, un garçonnet du même âge que mon petit Basile. « Mon petit Basile ! Mon petit Basile ! Il verra comment le musicien embrasse sa mère. Qu’est-ce qui se passera dans sa pauvre âme ? mais à elle, est-ce que cela importe, elle aime ! »

Et, de nouveau, tout recommençait, le cycle des mêmes pensées. Je souffrais tant qu’à la fin je ne savais que faire de moi et une idée me passa par la tête, qui me plut beaucoup, de descendre sur les rails, de me mettre sous les wagons et de tout terminer. Une chose m’empêcha de le faire. C’était la pitié, c’était une pitié pour moi-même, qui évoquait en même temps une haine pour elle, pour lui, mais pas tant pour lui. Envers lui, j’éprouvais un sentiment étrange de mon humiliation et de sa victoire, mais pour elle, une haine terrible.

« Mais je ne peux pas me tuer et la laisser libre ! Il faut qu’elle souffre, il faut qu’elle comprenne au moins que j’ai souffert, » me disais-je.

À une gare, je vis qu’on buvait au buffet, et tout de suite j’allai avaler un verre de vodka. À côté de moi se tenait un juif qui buvait aussi. Il se mit à me causer, et moi, pour ne pas rester seul dans mon wagon, j’allai avec lui dans sa troisième classe, sale, pleine de fumée et couverte de pelures, de pépins de tournesol. Là je me mis à côté du juif et, à ce qu’il paraît, il conta beaucoup d’anecdotes.

D’abord je l’écoutai, mais je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il le remarqua et exigea de l’attention envers sa personne. Alors je me levai et j’entrai dans mon wagon.

« Il faut réfléchir, me dis-je, voir si ce que je pense est vrai, si j’ai des raisons de me tourmenter. » Je m’assis, voulant réfléchir tranquillement, mais tout de suite, au lieu de réflexions paisibles, recommença la même chose, au lieu de raisonnements, des tableaux.

« Que de fois me suis-je tourmenté ainsi, songeais-je (je me rappelais des accès antérieurs et pareils de jalousie), et puis cela finissait par rien du tout. Il en est de même maintenant. Peut-être, et il est même sûr que je la trouverai tranquillement endormie ; elle se réveillera, se réjouira, et dans ses paroles, dans son regard je verrai que rien n’est arrivé, que tout cela est vain. Ah ! s’il en était ainsi !… — Mais non, c’est arrivé trop souvent, maintenant c’est fini, » me disait une voix.

Et de nouveau tout recommença. Ah ! quel supplice ! Ce n’est pas dans un hôpital de syphilitiques que j’emmènerais un jeune homme pour lui ôter le désir des femmes, mais dans mon âme pour lui montrer le démon qui la déchirait. Ce qui était effroyable, c’était de me reconnaître un droit indiscutable sur le corps de ma femme, comme si ce corps était tout à moi. Et en même temps je sentais que je ne pouvais posséder ce corps, qu’il n’était pas à moi, qu’elle pouvait en faire ce qu’elle voudrait, et elle voulait en faire ce que je ne voulais pas. Et je suis impuissant contre lui et contre elle. Lui, comme le Vanka de la chanson chanterait, avant de monter au gibet, comment il la baiserait sur ses lèvres douces, etc., et il aurait le dessus même devant la mort. Avec elle, c’est pire encore ; si elle ne l’a pas fait, elle en a le désir, elle le veut, et je sais qu’elle le veut. C’est pis encore. Il vaudrait mieux qu’elle l’eût déjà fait, pour que je sorte de mon incertitude.

Je ne pouvais pas dire enfin ce que je désirais : je désirais qu’elle ne voulût pas ce qu’elle devait vouloir. C’était une folie complète !