La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/06

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 39-47).
◄  V
VII  ►

VI


Oui, c’est ainsi ! Et cela alla de plus en plus loin, avec toute espèce de retours ! Mon Dieu ! quand je me rappelle toutes mes lâchetés et mauvaises actions, j’en suis épouvanté ! Et je me souviens de ce « moi » qui, durant cette époque, était encore l’objet des railleries des camarades pour son innocence.

Quand j’entends parler de la jeunesse dorée, des officiers, des Parisiens, et tous ces messieurs et moi-même, noceurs de trente ans, qui avons sur la conscience des centaines de crimes si terribles et variés envers les femmes, quand nous autres, noceurs de trente ans, nous entrons dans un salon ou un bal, bien lavés, rasés et parfumés, avec du linge très blanc, en habit ou en uniforme, comme des emblèmes de pureté, oh ! le dégoût ! Il arrivera bien un temps, une époque, où tous ces mensonges et toutes ces lâchetés seront dévoilés !

C’est ainsi pourtant que je vécus jusqu’à trente ans, sans abandonner une minute mon intention de me marier et de me bâtir une vie conjugale élevée, et dans ce but j’observais les jeunes filles qui auraient pu me convenir. J’étais enfoncé dans la pourriture et en même temps je cherchais des vierges dont la pureté fût digne de moi ! Beaucoup d’entre elles furent rejetées : elles ne me paraissaient pas assez pures !

Enfin, j’en trouvai une que je jugeai à ma hauteur. C’était une des deux filles d’un propriétaire terrien de Penza, jadis très riche et depuis ruiné. À dire la vérité, sans fausse modestie, on me poursuivit et on finit par me capter. La mère (le père n’y était plus) disposa toute espèce de traquenards, et l’un d’eux, une promenade en bateau, décida de mon avenir.

Je me décidai à la fin de la promenade susdite, la nuit, au clair de lune, pendant que nous revenions, tandis que j’étais assis à côté d’elle ; j’admirais son corps svelte dont un jersey moulait les formes charmantes, les boucles de ses cheveux, et je conclus subitement que c’était elle. Il me semblait par ce beau soir qu’elle comprenait tout ce que je pensais et sentais, et je pensais et sentais les choses les plus élevées !

Au fond, il n’y avait que le jersey qui lui allait très bien, et les boucles de ses cheveux, et aussi que j’avais passé la journée auprès d’elle et que je voulais un rapprochement plus intime.

Je rentrai chez moi enthousiasmé, et je me persuadai qu’elle réalisait la plus haute perfection et que c’est pour cela même qu’elle était digne d’être ma femme, et, le lendemain, je lui en fis la proposition…

Non ! vous direz ce que vous voudrez, nous vivons dans un tel abîme de mensonge que si quelque événement ne nous assène pas un coup sur la tête, comme à moi, nous ne pouvons pas nous réveiller. Quel imbroglio ! sur mille hommes qui se marient, non seulement parmi nous, mais aussi parmi le peuple, à peine trouvera-t-on un seul qui ne soit pas marié auparavant au moins une dizaine de fois. (Il est vrai qu’il existe maintenant, je l’ai entendu dire, des jeunes gens purs qui sentent et savent que ce n’est pas une plaisanterie, mais une affaire sérieuse. Que Dieu leur vienne en aide ! Mais de mon temps, on n’en trouvait pas un pareil sur mille.)

Et tous le savent, et feignent de ne pas le savoir. Dans tous les romans on décrit jusqu’aux moindres détails les sentiments des personnages, les lacs, les broussailles autour desquels ils marchent ; mais quand on décrit leur grand amour on ne souffle mot de ce qu’a fait auparavant Lui, l’intéressant personnage, pas un mot sur la fréquentation des maisons publiques, sur les bonnes, les cuisinières et les femmes d’autrui.

Et s’il en est, de ces romans inconvenants, on ne les laisse pas entre les mains des jeunes filles. Tous les hommes ont l’air de croire, en présence des vierges, que ces plaisirs corrompus auxquels tout le monde prend part, n’existent pas ou existent à peine. Ils le feignent avec tant de soin qu’ils arrivent à s’en persuader eux-mêmes. Quant aux pauvres jeunes filles, elles y croient tout à fait sérieusement, comme y croyait ma malheureuse femme.

Je me souviens qu’étant déjà fiancé, je lui montrais mes « mémoires » où elle pouvait apprendre tant soit peu mon passé, et surtout ma dernière liaison qu’elle aurait pu découvrir par le bavardage de quelque tiers : c’est pour cette dernière cause, au reste, que je sentis la nécessité de lui communiquer ces mémoires. Je vois encore sa frayeur, son désespoir, son effarement, quand elle l’eut appris et compris. Elle fut sur le point de rompre. Quel bonheur c’eût été pour tous deux !

Posdnicheff se tut, puis :

— D’ailleurs, non ! Il est mieux qu’il en ait été ainsi, mieux ! s’écria-t-il. C’est bien fait pour moi ! Puis, il n’importe. Je voulais dire que dans ce cas-là ce sont de pauvres jeunes filles qui sont trompées. Quant aux mères, aux mères surtout, édifiées par leurs maris, elles savent tout. Et en feignant de croire à la pureté du jeune homme, elles agissent comme si elles n’y croyaient pas !

Elles savent de quelle façon il faut amorcer les gens pour elles-mêmes et pour leurs filles. Nous autres hommes, nous péchons par ignorance et par la volonté de ne pas apprendre ; quant aux femmes, elles savent très bien, elles, que l’amour le plus noble, le plus poétique, comme nous l’appelons, dépend, non pas des qualités morales, mais d’une intimité physique et aussi de la façon de se coiffer les cheveux, de la couleur et de la forme de la robe.

Demandez à une coquette expérimentée, qui s’est donné la tâche de séduire un homme, ce qu’elle préférerait : d’être, en présence de celui qu’elle est en train de conquérir, convaincue de mensonge, de perversité, de cruauté, ou de paraître devant lui avec une robe mal faite ou d’une couleur défavorable, elle préféra la première alternative. Elle sait fort bien que nous ne faisons que mentir quand nous parlons de nos sentiments élevés, que nous ne cherchons que la possession de son corps, et qu’à cause de cela nous lui pardonnerons toutes ces ignominies, et que nous ne lui pardonnerons pas un costume de mauvais ton, sans goût et mal taillé.

Et ces choses-là, elle les connaît de raison, tandis que la vierge ne les connaît que d’instinct, comme les animaux. De là ces abominables jerseys, ces bosses artificielles sur le derrière, ces épaules, bras, gorge nus.

Les femmes, surtout celles qui ont passé par l’école du mariage, savent fort bien que les conversations sur des sujets élevés ne sont que des conversations, et que l’homme cherche et veut le corps et tout ce qui orne ce corps. Aussi agissent-elles en conséquence. Si nous rejetons les explications conventionnelles et si nous envisageons la vie de nos classes supérieures et inférieures telle qu’elle est, avec toute son impudeur, ce n’est qu’une vaste maison de tolérance. Vous ne partagez pas cette opinion ? Permettez, je vais vous le prouver, dit-il en m’interrompant.

Vous dites que les femmes de notre société vivent pour un autre intérêt que les femmes des maisons de tolérance ? Et moi je dis que non, et je vais vous le prouver. Si les êtres diffèrent entre eux d’après le but de leur vie, d’après leur vie intérieure, cela devra se refléter aussi dans leur extérieur, et leur extérieur sera tout différent. Eh bien, comparez donc les misérables, les méprisées, avec les femmes de la plus haute société ; les mêmes robes, les mêmes façons, les mêmes parfumeries, les mêmes dénudations des bras, des épaules, des mamelles, et la même protubérance du derrière, la même passion pour les pierreries, pour les objets brillants et très chers, les mêmes amusements, danses, musiques et chants. Les premières attirent par tous les moyens, les secondes aussi : aucune différence, aucune !

En logique sévère, il faut dire que les prostituées à court terme sont généralement méprisées, et les prostituées à long terme estimées. Oui ! et moi aussi, j’ai été captivé par des jerseys, des tournures et des boucles de cheveux.