La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/07
VII
Et il était très facile de me capturer, puisque j’étais élevé dans les conditions artificielles des concombres dans les serres. Notre nourriture trop abondante, avec l’oisiveté physique complète, n’est autre chose que l’excitation systématique de notre concupiscence. Les hommes de notre monde sont nourris et sont tenus comme les étalons reproducteurs. Il suffit de fermer la soupape, c’est-à-dire qu’il suffit à un jeune homme de mener quelque temps une vie de continence pour qu’aussitôt en résulte une inquiétude, une excitation, qui, en s’exagérant à travers le prisme de notre vie innaturelle, provoque l’illusion de l’amour.
Toutes nos idylles et le mariage, toutes, pour la plupart, sont le résultat de la nourriture. Cela vous étonne ? Quant à moi, je m’étonne que nous ne nous en apercevions pas. Non loin de ma propriété, ce printemps, des moujicks travaillaient à un remblai de chemin de fer. Vous connaissez bien la nourriture d’un paysan : du pain, du kvass[1], des oignons. Avec cette nourriture frugale, il vit, il est dispos, il fait les travaux légers des champs. Mais au chemin de fer, son menu devient du « cacha[2] », une livre de viande. Seulement, cette viande il la restitue en un labeur de seize heures, en poussant une brouette de douze cents livres.
Et nous, qui mangeons deux livres de viande, de gibier, nous qui absorbons toute espèce de boissons et de nourritures échauffantes, comment dépensons-nous cela ? En des excès sexuels. Si la soupape est ouverte, tout va bien, mais fermez-la, comme je l’avais fermée temporairement avant mon mariage, et aussitôt il en résultera une excitation qui, déformée par les romans, vers, musique, par notre vie oisive et luxueuse, donnera un amour de la plus belle eau. Moi aussi, je suis tombé amoureux, comme tout le monde ; il y avait des transports, des attendrissements, de la poésie, mais au fond toute cette passion était préparée par la maman et les couturiers. S’il n’y avait pas eu de promenades en bateau, des vêtements bien ajustés, etc., si ma femme avait porté quelque blouse sans forme, et que je l’eusse vue ainsi chez elle, je n’aurais pas été séduit.