La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/05

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 32-38).
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V


Oui, pendant dix ans, j’ai vécu dans la débauche la plus révoltante, en rêvant l’amour le plus noble, et même au nom de cet amour. Oui, je veux vous raconter comment j’ai tué ma femme, et pour cela je dois dire comment je me suis débauché. Je l’ai tuée avant de l’avoir connue, j’ai tué la femme quand, la première fois, j’ai goûté la volupté sans amour, et c’est alors que j’ai tué ma femme. Oui, monsieur, c’est seulement après avoir souffert, après m’être torturé, que j’ai compris la racine des choses, que j’ai compris mon crime. Ainsi, vous voyez où et comment a commencé le drame qui m’a mené au malheur.

Il faut remonter à ma seizième année, quand j’étais encore au collège et mon frère aîné étudiant de première année. Je ne connaissais pas encore les femmes, mais, comme tous les enfants malheureux de notre société, je n’étais déjà plus innocent ; depuis plus d’un an déjà j’étais débauché par les gamins, et la femme, non pas quelconque, mais la femme comme une chose infiniment douce, la nudité de la femme me torturait déjà. Ma solitude n’était plus pure. J’étais supplicié, comme vous l’étiez, je suis sûr, et comme sont suppliciés les quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos garçons. Je vivais dans un effroi vague, je priais Dieu et je me prosternais.

J’étais déjà perverti en imagination et en réalité, mais les derniers pas restaient à faire. Je me perdais tout seul, mais sans avoir encore mis mes mains sur un autre être humain. Je pouvais encore me sauver, et voilà qu’un ami de mon frère, un étudiant très gai, de ceux qu’on appelle bons garçons, c’est-à-dire le plus grand vaurien, et qui nous avait appris à boire et à jouer aux cartes, profita d’un soir d’ivresse pour nous entraîner. Nous partîmes. Mon frère, aussi innocent que moi, tomba cette nuit… Et moi, gamin de seize ans, je me souillai et je coopérai à la souillure de la femme-sœur, sans comprendre ce que je faisais, jamais je n’ai entendu de mes amis que ce que j’accomplis là fût mauvais. Il est vrai qu’il y a dix commandements de la Bible, mais les commandements ne sont faits que pour être récités devant les curés, aux examens, et encore pas aussi exigés que les commandements sur l’emploi de ut dans les propositions conditionnelles.

Ainsi, de mes aînés, dont j’estimais l’opinion, je n’ai jamais entendu que ce fût répréhensible ; au contraire, j’ai entendu des gens que je respectais dire que c’était bien ; j’ai entendu dire que mes luttes et mes souffrances s’apaiseraient après cet acte ; je l’ai entendu et je l’ai lu. J’ai entendu de mes aînés que c’était excellent pour la santé, et mes amis ont toujours paru croire qu’il y avait en cela je ne sais quel mérite et quelle bravoure. Donc, on n’y voyait rien que de louable. Quant au danger d’une maladie, c’est un danger prévu : le gouvernement n’en prend-il pas soin ? Il règle la marche régulière des maisons de tolérance, il assure l’hygiène de la débauche pour nous tous, jeunes et vieux. Des médecins rétribués exercent la surveillance. C’est très bien ! Ils affirment que la débauche est utile à la santé, ils instituent une prostitution régulière. Je connais des mères qui prennent soin à cet égard de la santé de leurs fils. Et la science même les envoie aux maisons de tolérance !

— Pourquoi donc la science ? demandai-je.

— Que sont donc les médecins, ce sont les pontifes de la science ! Qui pervertit les jeunes gens en affirmant de telles règles d’hygiène ? Qui pervertit les femmes en leur apprenant et imaginant des moyens de ne pas avoir d’enfants ? Qui soigne la maladie avec transport ? Eux !

— Mais pourquoi ne pas soigner la maladie ?

— Parce que soigner la maladie, c’est assurer la débauche, c’est la même chose que la maison des enfants trouvés.

— Non, mais…

— Oui, si un centième seulement des efforts pour guérir la maladie était employé à guérir la débauche, il y a longtemps que la maladie n’existerait plus, tandis que maintenant tous les efforts sont employés non pas à extirper la débauche, mais à la favoriser en assurant l’innocuité des suites. D’ailleurs, il ne s’agit pas de cela, il s’agit de ce que moi, comme les neuf dixièmes, si ce n’est plus, non seulement des hommes de notre société, mais de toutes les sociétés, même les paysans, il m’est arrivé cette chose effrayante que je suis tombé et non pas parce que j’étais assujetti à la séduction naturelle d’une certaine femme. Non, aucune femme ne m’a séduit, je suis tombé parce que le milieu où je me trouvais ne voyait dans cette chose dégradante qu’une fonction légale et utile pour la santé, parce que d’autres n’y voyaient qu’un amusement naturel, non seulement excusable, mais même innocent pour un jeune homme. Je ne comprenais pas qu’il y avait là une chute, et je commençais à m’adonner à ces plaisirs (en partie désir et en partie nécessité) qu’on me faisait croire caractéristiques de mon âge, comme je m’étais mis à boire, à fumer.

Et, cependant, il y avait dans cette première chute quelque chose de particulier et de touchant. Je me souviens que tout de suite, là-bas, sans sortir de la chambre, une tristesse m’envahit si profonde que j’avais envie de pleurer. De pleurer sur la perte de mon innocence, sur la perte pour toujours de mes relations avec la femme ! Oui, mes relations avec la femme étaient perdues pour toujours. Des relations pures, avec les femmes, depuis et pour toujours, je n’en pouvais plus avoir. J’étais devenu ce qu’on appelle un voluptueux, et être un voluptueux est un état physique comme l’état d’un morphinomane, d’un ivrogne et d’un fumeur,

Comme le morphinomane, l’ivrogne, le fumeur n’est plus un homme normal, de même l’homme qui a connu plusieurs femmes pour son plaisir n’est plus normal. Il est anormal pour toujours, c’est un voluptueux. Comme on peut reconnaître l’ivrogne et le morphinomane d’après leur physionomie et leurs manières, on peut aussi reconnaître un voluptueux. Il peut se retenir, lutter, mais il n’aura plus jamais de relations simples, pures et fraternelles envers la femme. D’après sa manière de jeter un regard sur une jeune femme, on peut tout de suite reconnaître un voluptueux, et je suis devenu un voluptueux et je le suis resté.