La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/9

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 66-71).


IX


— Vous connaissez la domination des femmes, reprit-il subitement, cette domination qui cause des souffrances à tous ? Je viens, par ce que j’ai dit, d’en indiquer la cause.

— Comment, la domination des femmes ? répliquai-je. Mais elles se plaignent au contraire de ne jouir d’aucun droit, d’être des victimes.

— Précisément, fit-il avec vivacité, c’est l’idée que je voulais exprimer. C’est justement ce qui fait qu’on soutient ces deux opinions, en apparence contradictoires : d’une part, leur extrême humiliation, de l’autre, leur souverain pouvoir. C’est comme pour les Juifs. Ils se vengent par la puissance de leur argent de l’avilissement dans lequel nous les tenons. « Vous nous permettez seulement de nous livrer au commerce ? Entendu. Mais par le commerce, nous deviendrons vos maîtres », disent les Juifs. « Vous ne voulez voir en nous qu’un objet sensuel ! soit. Par les sens, nous nous emparerons de vous », disent les femmes.

Ce n’est point la privation du droit de voter, ou d’exercer une magistrature, qui constitue l’absence des droits de la femme ; d’ailleurs, ces occupations sont-elles des droits ! C’est l’inégalité de leur condition morale, c’est l’interdiction d’aller vers un homme ou de s’en éloigner, d’en choisir un à leur gré au lieu d’être choisies. Cela vous choque, n’est-ce pas ? Bon ! Alors privez l’homme de ces droits, puisqu’il en jouit et que vous les refusez à la femme. Pour égaliser les chances, elle table sur la sensualité de l’homme, elle s’en rend maîtresse absolue par les sens, de telle sorte que c’est lui qui paraît choisir et qu’en réalité c’est elle qui choisit. Et, quand elle possède à fond l’art de séduire, elle abuse et prend un empire terrible sur l’humanité.

— Où voyez-vous donc cette puissance si extraordinaire ?

— Où ? Mais partout, dans tout. Visitez les grands magasins, dans les villes importantes. Il y a là des millions entassés, un travail gigantesque, presque incalculable. Y a-t-il, je vous le demande, dans les neuf dixièmes de ces magasins, la moindre chose pour l’usage des hommes ?

Tout le luxe de la vie est pour les femmes qui le recherchent, qui le poussent toujours en avant. Et les ateliers ? La plupart fabriquent de vaines parures de femmes. Des millions d’hommes, des générations entières d’ouvriers, succombent dans ces travaux de forçats pour des fantaisies de femmes. Comme des reines puissantes, les femmes tiennent dans l’esclavage et le travail les neuf dixièmes de l’humanité. Et tout cela parce ce qu’on leur refuse des droits égaux à ceux de l’homme. Elles se vengent sur nos sens, en essayant de nous prendre à leurs pièges. Elles sont arrivées à exercer sur nos sensations une influence telle qu’un jeune homme, un vieillard même, perdent leur calme devant elles.

Et elles la connaissent bien cette influence, vous le verrez aisément, si vous observez un peu ces sourires de triomphe dans une fête populaire, dans un de nos bals ou une de nos soirées. Dès qu’un jeune homme s’approche d’une femme, le voilà pris par ses charmes et adieu le raisonnement !

J’ai toujours éprouvé un sentiment de gêne en voyant ma femme en grande toilette, une fille du peuple à foulard rouge et à jupons bien empesés, une jeune fille du monde en toilette de bal. Aujourd’hui, c’est encore plus terrible pour moi. J’y vois un danger pour les hommes, quelque chose de contraire à la nature. J’ai toujours envie d’appeler la police, de demander du secours pour éloigner ce péril, pour faire enlever de ma vue l’objet dangereux.

Et je ne ris pas ! Je suis persuadé qu’un jour viendra, pas si éloigné peut-être, où l’on se demandera avec stupéfaction comment il s’est trouvé une époque où l’on permettait des actions susceptibles de jeter autant de trouble dans le repos de la société que le font les femmes par l’excitation des sens et la parure du corps. C’est comme si dans les promenades publiques on dressait des embûches sous les pieds des promeneurs. Encore serait-ce moins dangereux.

Pourquoi, vous demanderai-je, prohibez-vous les jeux de hasard et laissez-vous les femmes paraître à demi nues en public, bien que ce soit mille fois plus immoral que le jeu ? Quelle étrange façon de juger les choses !