La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/8

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 61-65).


VIII


Remarquez encore ce mensonge commun, la manière dont se font les mariages. Qu’est-ce qui devrait être plus naturel ? La jeune fille est nubile, il faut la marier ; rien de plus simple. À moins d’être un laideron, elle trouvera des soupirants. Eh bien, non, et c’est là que commence une nouvelle tromperie.

Autrefois, quand la jeune fille atteignait l’âge voulu, les parents la mariaient, en dehors de toute idée sentimentale et sans la moins aimer cependant. Cela se passait ainsi et se passe encore ainsi dans le monde entier, chez les Chinois, les Indiens, les musulmans, dans notre peuple et en somme dans les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’humanité. Un centième à peine, nous, gens corrompus, avons trouvé mauvaise cette façon de procéder et nous avons cherché autre chose. Nous avons trouvé quoi ! Les jeunes filles sont exposées comme en un magasin où les hommes ont entrée libre pour faire leur choix. Les jeunes filles attendent là et pensent, sans oser le dire : « Prends-moi, chéri ! Moi, non pas elle ! Vois mes épaules et le reste. » Nous, hommes, nous passons et repassons, nous les examinons, et nous parlons en même temps des droits de la femme, de la liberté qu’elles puisent, à ce qu’on prétend, dans l’instruction.

— Mais, lui dis-je, comment en pourrait-il être autrement ? Voulez-vous que ce soient les jeunes filles qui fassent la demande en mariage ?

— Est-ce que je sais ? Mais s’il est question d’égalité, que l’égalité soit réelle. On a trouvé honteux les intermédiaires et les médiateurs : notre système est mille fois pire. Là les droits et les espérances sont égaux ; ici la femme est une esclave qu’on offre et qui ne peut s’offrir elle-même. Alors commence cet autre mensonge qu’on appelle « faire son entrée dans le monde », « s’amuser », et qui n’est simplement qu’une chasse au mari. Dites toute la vérité à une mère ou à sa fille, c’est-à-dire qu’elles n’ont qu’une préoccupation, la chasse au mari : vous les offensez gravement. Cependant c’est leur seul et unique but, elles ne peuvent en avoir d’autre. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’on voit des jeunes filles naïves et innocentes qui font ces choses en ignorant ce qu’elles font.

Si au moins cela se faisait franchement ! Mais, non ! ce n’est que mensonge :

— Ah ! l’origine des espèces, que c’est intéressant ! s’écrie la maman.

— Ah ! que la littérature est attrayante !

— La peinture est d’un grand intérêt pour Lili.

— Et vous, irez-vous à l’Exposition ?

— Faites-vous des promenades en voiture ?

— Allez-vous au théâtre ?… au concert ?

— L’enthousiasme de ma Louise pour la musique est vraiment étonnant.

— Pourquoi n’êtes-vous point dans ces idées ?

Ah ! les parties de bateau !…

Et toutes n’ont qu’une même pensée : « Prends-moi, prends ma Louise. Non, moi. Essaie au moins ! »

Ô hypocrisie ! Ô mensonge !

Et Pozdnyschev, après avoir fini de boire son thé, remit ses tasses en place.