La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/10

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 72-75).


X


C’est ainsi que je fus pris. J’étais ce qu’on appelle amoureux. Ce n’est pas elle seulement que je considérais comme la perfection même ; moi-même, durant le temps des fiançailles, je me croyais le meilleur des hommes. Personne en ce monde n’est assez mauvais pour qu’en cherchant bien il ne trouve pire que lui, et c’est là une source de plaisir et d’orgueil. C’était mon cas. Je ne l’épousais pas pour l’argent, je n’y tenais pas, à l’encontre de beaucoup de mes connaissances qui se mariaient pour accaparer une dot ou se créer des relations. J’étais riche, elle pauvre ; qu’est-ce que cela pouvait me faire ? Une autre chose dont je m’enorgueillissais, c’était que, contrairement à ceux qui, en se mariant, n’abandonnent pas leurs idées de polygamie, je m’étais juré de vivre toujours en monogame, dès mon mariage. J’étais un misérable et je me croyais un ange.

Nous ne restâmes pas longtemps fiancés. Je ne puis évoquer sans rougir les souvenirs de cette époque. Honte et dégoût ! Si c’eût été un amour platonique, puisque c’est de celui-là que nous parlons, et non sensuel, il aurait dû, cet amour platonique, se traduire en paroles, en entretiens. Rien de semblable. Dans nos tête-à-tête la conversation était pénible, un vrai travail de géants ! À peine avais-je trouvé ce qu’il fallait dire, à peine l’avais-je dit que j’étais obligé de me taire et de chercher du nouveau. Les sujets de causerie nous manquaient. Nous avions épuisé tout ce qu’on pouvait dire sur notre avenir, notre installation. Que restait-il ? Si nous avions été des animaux, nous n’eussions point ignoré que nous n’avions pas à parler ; cependant il fallait causer, et pas de sujets, la chose qui nous préoccupait n’est pas de celles qui trouvent leur solution dans une conversation. Ajoutez à cela cette déplorable habitude de manger des friandises et des sucreries, puis les préparatifs du mariage : la chambre à coucher, les lits, les vêtements de jour et de nuit, le linge, les objets de toilette ! Vous voyez que si l’on se marie d’après les préceptes du Domostroï, comme le disait le vieux monsieur, les édredons, les lits, la dot sont des détails qui concourent à faire du mariage une chose sacrée ; mais pour nous qui, dans la proportion de un sur dix, ne croyons pas, non à cette chose sacrée — qu’on y croie ou non, peu importe ! — mais aux promesses que nous avons faites, pour nous dont à peine un sur cent n’a pas déjà eu de femme, dont à peine un sur cinquante n’est pas disposé à être immédiatement infidèle à sa femme, pour nous qui n’allons à l’église que pour remplir une condition exigée avant de posséder une certaine femme, tous ces détails n’ont qu’une signification monstrueuse. C’est là un horrible marché. On vend une vierge à un débauché et cette vente a lieu sous les apparences les plus pures, sous les dehors les plus poétiques.