La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/11

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 76-82).


XI


Je me suis marié, ainsi, comme nous nous marions tous. Si les jeunes gens qui rêvent de lune de miel savaient quelles désillusions les attendent, et c’est partout des désillusions ! Et tous, j’en ignore vraiment la raison, se croient obligés de le cacher. Je me promenais un jour dans une foire de Paris et j’entrai dans une baraque où on exhibait une femme à barbe et un phoque. La femme était un homme en robe décolletée, le phoque un simple chien, recouvert, il est vrai, de la peau d’un phoque et qui nageait dans un bassin. Fort peu d’attrait en somme en cela. Quand je sortis, le patron de la baraque, me désignant, dit au public : « Demandez à monsieur s’il vaut la peine d’entrer. Allons, mesdames et messieurs, entrez, entrez, ça ne coûte qu’un franc par personne ! » Il m’était désagréable, je ne saurais dire au juste pourquoi, de contredire cet homme, et lui avait bien compté sur ce sentiment. Il en est de même sans doute pour ceux qui connaissent par expérience le dégoût de la lune de miel et qui ne détruisent pas le rêve des autres.

Je n’ai, pour ma part, détruit le rêve de personne, mais je ne vois pas pour quel motif je me tairais aujourdhui. Rien d’agréable dans la lune de miel, au contraire. C’est une gêne continuelle, une honte, une humeur noire, et par-dessus tout, un ennui, un ennui épouvantable. Je ne puis comparer cette situation qu’à celle d’un jeune homme qui veut s’habituer à fumer : il a des envies de vomir, avale sa salive et feint quand même d’éprouver un grand plaisir. Si le cigare doit lui donner des jouissances, c’est plus tard, comme pour le mariage. Avant d’en jouir, les époux doivent d’abord s’habituer au vice.

— Comment, au vice ? dis-je. Mais vous parlez d’une chose naturelle, d’un instinct.

— Une chose naturelle ! un instinct ! Pas le moins du monde. Je suis arrivé, permettez-moi de vous le dire, à la conviction contraire et j’estime, moi, homme corrompu et débauché, que c’est contre nature. Et combien cette opinion serait plus ancrée dans mon esprit si je n’étais pas aussi perverti ! C’est un acte absolument contre nature pour toute jeune fille pure, tout autant que pour un enfant. Ma sœur épousa, toute jeune, un homme deux fois plus âgé qu’elle, et qui avait jusque-là mené une vie déréglée. Je me souviens quel fut notre étonnement quand, dans la nuit de noces, elle le quitta en fuyant, pâle, tremblante, et qu’elle nous dit que pour rien au monde elle ne pourrait raconter ce qu’il exigeait d’elle.

Et vous appelez ça naturel ? Manger est naturel, manger est un plaisir, une fonction agréable qu’on accomplit sans honte. Quant à l’autre acte, il n’y a que répugnance, honte et douleur. Non, ce n’est pas naturel. Et une jeune fille pure le redoute toujours, j’en ai acquis la conviction. Une jeune fille pure désire des enfants : des enfants, oui, un homme, non.

— Mais, demandai-je avec étonnement, comment perpétuer le genre humain ?

— Est-il si nécessaire de le perpétuer ? dit-il brusquement.

— Sans doute, autrement nous n’existerions pas.

— Et pourquoi faut-il que nous existions ?

— Pourquoi ? Pour vivre !

— Pour vivre ? Schopenhauer, Hartmann et les bouddhistes ne prétendent-ils pas que le vrai bonheur est dans la non existence ? Et ils ont parfaitement raison de dire que le bonheur de l’humanité est dans sa destruction. Ils ne le disent pas aussi nettement ; ils disent que l’humanité doit se détruire pour chasser la souffrance, que son but est sa propre destruction. C’est une erreur. Le but de l’humanité ne peut pas être de se délivrer du mal par l’anéantissement de soi-même, car le mal est le résultat de l’activité. Le but de cette activité ne peut pas être l’anéantissement des effets qu’elle produit. Le but de l’homme, comme de l’humanité entière, est le bonheur ; et pour l’atteindre, il leur a été donné une loi qu’ils doivent suivre. Cette loi consiste dans l’union des êtres qui composent l’humanité. Les passions seules empêchent cette union et, par-dessus toutes les autres, la plus forte, la pire, l’amour sensuel, la volupté. Quand on aura réprimé les passions et, avec toutes, la plus forte, l’amour sensuel, l’union existera alors, et l’humanité, ayant accompli son but, n’aura plus de raison d’exister.

— Et jusqu’à ce moment ?

— L’humanité possède une soupape de sûreté. L’amour des sens n’est que le signe du non-accomplissement de la loi. Aussi longtemps que cet amour existera, il se formera de nouvelles générations pour accomplir la loi. Si la première ne suffit pas, il en viendra d’autres… jusqu’à l’accomplissement de cette loi.

Quand cela sera fait, l’humanité cessera d’être, car il nous est impossible de nous représenter une vie tenant le genre humain en parfaite union.