La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/14

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 298-302).
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XIV

— Et voilà, je vécus en pareil cochon, continua-t-il reprenant son ton ancien. Le pire c’est que, vivant de cette façon ignoble, je croyais, parce que je ne me laissais pas séduire par les autres femmes, que je menais une vie de famille honnête, que j’étais un être moral, et que si nous avions des querelles, la faute en était à ma femme, à son caractère. Mais il est évident que la faute ne venait pas d’elle. Elle était comme tout le monde, comme la majorité. Elle avait été élevée d’après les principes exigés par la société qui était la nôtre, c’est-à-dire comme sont élevées, sans exception, toutes les jeunes filles de notre classe riche et comme elles le sont nécessairement. On parle de je ne sais quelle nouvelle éducation des femmes. Mais ce ne sont là que de vaines paroles : l’éducation des femmes résulte de la véritable vocation de la femme dans le monde et non de celle qu’on a inventée pour elle. L’éducation de la femme correspondra toujours à la façon dont l’homme envisage la femme. Nous tous savons comment les hommes envisagent les femmes : « Wein, Weib und Gesang », comme disent les poètes en leurs vers. Prenez toute la poésie, la peinture, la sculpture, en commençant par les poèmes d’amour et les Vénus et Phryné nues, vous verrez que la femme n’est qu’un instrument de plaisir. Elle est ainsi à Trouba, à Griatchevka[1] et à un bal de la Cour. Et songez à cette ruse diabolique : le plaisir, eh bien ! c’est le plaisir et l’on sait que la femme est un morceau fin. D’abord ce sont les chevaliers qui assurent qu’ils adorent la femme (ils l’adorent et la regardent tout de même comme un instrument de plaisir) et de nos jours, tous assurent estimer la femme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir, les autres lui reconnaissent le droit d’occuper tous les emplois, de participer au gouvernement, etc. Malgré tout cela, le point essentiel demeure le même. Elle est un objet de volupté, son corps est un moyen de jouissance. Et elle le sait. C’est de l’esclavage, parce que l’esclavage n’est rien d’autre que l’utilisation du travail des uns à la jouissance des autres.

Pour que l’esclavage n’existe pas il faut que les uns se refusent à jouir du travail des autres et l’envisagent comme un péché, comme un acte honteux. Actuellement qu’arrive-t-il ? On abolit la forme extérieure de l’esclavage, on supprime les actes de vente des esclaves et on s’imagine, on se persuade, que l’esclavage est aboli. On ne veut pas voir qu’il existe toujours, puisque les gens, comme auparavant, aiment à profiter du labeur des autres et croient cela bon et juste. Dans ces conditions, il se trouvera toujours des êtres plus forts ou plus rusés que les autres pour en profiter. La même chose se passe avec l’émancipation de la femme. Au fond, l’esclavage féminin consiste uniquement en ce que les hommes désirent jouir de la femme comme moyen de plaisir et trouvent cela bien. On émancipe la femme, on lui donne toute espèce de droits égaux à ceux de l’homme, mais on continue à l’envisager comme un objet de volupté ; on l’élève ainsi depuis son enfance, et l’on dirige dans ce sens l’opinion publique. Elle est toujours la serve humiliée et corrompue, et l’homme reste toujours le maître débauché.

On émancipe la femme dans les cours publics, dans les Parlements, mais on l’envisage toujours comme un objet de volupté. Apprenez-lui, comme on le fait chez nous, à se considérer comme telle, et elle restera toujours un être inférieur ; ou, avec l’aide de médecins canailles, elle cherchera à prévenir la conception de l’enfant et sera une vraie prostituée descendue non au degré de la bête mais à l’état d’objet, où elle sera ce qu’elle est dans la plupart des cas, malade, hystérique, malheureuse, inapte au progrès spirituel.

Les lycées et les cours ne peuvent changer cela. La seule chose qui le pourrait ce serait un changement de l’opinion de l’homme sur la femme et de la femme sur elle-même. Mais cela n’arrivera que quand la femme regardera l’état de virginité comme l’état supérieur au lieu d’y voir, comme maintenant, une honte et un déshonneur. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, l’idéal de toute jeune fille, quelle que soit son instruction, sera toujours d’attirer le plus grand nombre possible d’hommes, le plus grand nombre de mâles, afin d’avoir le plus grand choix.

Le fait que l’une connaît plus de mathématiques et que l’autre joue de la harpe ne change rien. La femme est heureuse et atteint tout ce qu’elle peut désirer quand elle séduit un homme. C’est pourquoi le but principal de la femme est de savoir séduire. C’était et sera toujours ainsi. Ce qui était dans sa vie de vierge continuera dans sa vie de femme mariée. Dans sa vie de jeune fille c’était nécessaire pour le choix ; dans sa vie de femme ce sera nécessaire pour dominer le mari.

Une seule chose supprime ou interrompt quelque temps ces tendances : les enfants ; et encore quand la femme n’est pas un monstre, c’est-à-dire nourrit elle-même. Ici encore paraît le médecin.

Avec ma femme qui voulait nourrir elle-même et qui a nourri ses cinq enfants, il arriva que le premier enfant fut souffrant. Les médecins qui cyniquement la déshabillèrent et la tâtèrent partout, et que je dus remercier et payer pour cela, ces chers médecins trouvèrent qu’elle ne devait pas nourrir, et elle fut momentanément privée du seul remède qui pouvait la débarrasser de la coquetterie. C’est une nourrice qui acheva de nourrir ce premier-né, c’est-à-dire que nous profitâmes de la misère et de l’ignorance d’une femme pour la voler à son petit en faveur du nôtre, en revanche nous la parâmes d’une coiffure à galons dorés. Mais il ne s’agit pas de cela, ce qui importe c’est que chez ma femme se réveilla cette coquetterie endormie pendant qu’elle allaitait. Cette coquetterie raviva en moi les souffrances de la jalousie qui ne cessa de me tourmenter durant toute ma vie conjugale, comme elle ne peut pas ne pas tourmenter tous les maris qui vivent avec leurs femmes comme je vivais avec la mienne, c’est-à-dire immoralement.

  1. Quartiers mal famés de Moscou.