La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/13

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 293-297).
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XIII

Deux voyageurs montèrent et se mirent à s’installer à l’autre extrémité du wagon. Il se tut tout le temps qu’ils s’installèrent, mais aussitôt le silence revenu il continua. Évidemment il n’avait pas perdu un seul instant le fil de sa pensée.

— Voila ce qui est ignoble principalement, commença-t-il ; on suppose, en théorie, que l’amour est quelque chose d’idéal, d’élevé, et, en réalité, l’amour est quelque chose de hideux, de sale, dont il est dégoûtaut et honteux de parler et de se souvenir. Et il faut bien le comprendre, ce n’est pas en vain que la nature fait que c’est hideux et honteux. Mais au contraire, les gens feignent que le hideux et le honteux est beau et élevé.

Quels étaient les premiers indices de mon amour ? Je m’adonnai aux excès bestiaux non seulement sans en être honteux, au contraire, j’en étais fier ; non seulement sans penser à la vie intellectuelle de ma femme, mais même sans penser à sa vie physique. Je m’étonnais de notre hostilité, et, pourtant, comme c’était clair : cette hostilité n’était autre chose qu’une protestation de la nature humaine contre la bête qui l’asservissait.

Je m’étonnais de notre haine mutuelle, et il n’en pouvait être autrement. Cette haine n’était rien d’autre que la haine des complices pour l’excitation et la participation dans le crime. Car c’était un crime que notre liaison de cochons continuât toujours lorsque cette pauvre femme fut devenue enceinte le premier mois.

Vous pensez que je m’écarte de mon récit ? Du tout ! Je vous raconte toujours comment j’ai tué ma femme. On m’a demandé au tribunal avec quoi, comment j’ai tué ma femme ? Les imbéciles ! Ils croient que j’ai tué ma femme avec un couteau, le 5 octobre. Ce n’est pas alors que je l’ai tuée. C’est longtemps avant, comme eux tous tuent à présent…

— Mais comment cela ? demandai-je.

— Voici ce qui est étonnant, que personne ne veut savoir ce qui est si clair et si évident, que les médecins devraient connaître et répandre, mais qu’ils taisent. C’est quelque chose de terriblement simple. L’homme et la femme sont créés comme les animaux, de telle sorte qu’après l’amour charnel, la femme devient enceinte, puis allaite ; durant ces périodes l’acte sexuel est nuisible aussi bien pour la femme que pour son enfant. Il y a un nombre égal d’hommes et de femmes. Que résulte-t-il de cela ? Il semble qu’il ne faut point un esprit transcendant pour tirer de cela la conclusion qu’en tirent les animaux, c’est-à-dire l’abstinence. Mais non, la science est arrivée à tel point qu’elle a trouvé des leucocytes quelconques qui circulent dans le sang, et dautres imbécillités, tandis qu’elle n’a pu comprendre encore cela, du moins je n’ai jamais entendu qu’elle en ait parlé.

De sorte que pour une femme il n’y a que deux issues : l’une se transformer en monstre, détruire en soi la capacité d’être femme, c’est-à-dire mère, pour que l’homme puisse tranquillement continuer à jouir d’elle ; l’autre issue, qui n’est pas même une issue mais la simple, directe et grossière violation des lois de la nature, qui se commet dans toutes les familles dites honnêtes, c’est que la femme, contrairement à sa nature, doit être en même temps enceinte, nourrice et maîtresse, c’est-à-dire ce à quoi ne descend aucun animal. Ses forces n’y suffisent pas. Voilà pourquoi nous avons l’hystérie, les nerfs et, chez les paysans, la possession, l’ensorcellement. Notez que chez la jeune fille pure la possession n’existe pas ; elle n’existe que chez la femme, et chez la femme qui vit avec son mari. C’est ainsi chez nous et ainsi en Europe. Tous les hôpitaux sont remplis de femmes qui ont transgressé les lois de la nature. Mais les possédées et les clientes de Charcot sont des créatures complètement finies, tandis que de femmes à demi estropiées le monde regorge. Si l’on songeait quelle grande œuvre est pour la femme la gestation ou l’allaitement ! En elle se forme l’être qui nous continue. Et cette œuvre sainte est gênée, rendue pénible, par quoi ? Il est effroyable d’y penser ! Et après cela on parle de la liberté, des droits de la femme. C’est comme des anthropophages gavant leurs prisonniers pour les dévorer et leur assurant en même temps qu’on prend soin de leurs droits et de leur liberté.

Tout cela était neuf et me surprenait.

— Mais alors, s’il en est ainsi, dis-je, il en résulte qu’on peut aimer sa femme seulement une fois tous les deux ans, et comme l’homme…

— Et l’homme en a besoin, répéta-t-il. Au moins les charmants prêtres de la science nous l’assurent. Je les forcerais, ces pontifes, à remplir l’emploi de ces femmes qui, d’après eux, sont nécessaires aux hommes, qu’est-ce qu’ils chanteraient alors ? Affirmez à l’homme qu’il a besoin d’eau-de-vie, de tabac, d’opium, et il croira tout cela nécessaire. Il en résulte que Dieu n’a pas su arranger l’affaire comme il faut, puisque, sans demander l’avis des pontifes, il a combiné ainsi la chose. L’homme a besoin de satisfaire sa volupté, ainsi ont-ils décidé, et voilà que ce besoin est dérangé par la naissance et l’allaitement des enfants. Que faire alors ? S’adresser aux pontifes, ils arrangeront cela. Et en effet, ils ont trouvé. Quand donc seront découronnées ces canailles avec leurs mensonges ? Il est temps ! Nous en avons assez. On devient fou, on se tire des coups de revolver et toujours à cause de cela. Et comment pourrait-il en être autrement ? On dirait que les animaux savent que la descendance continue leur espèce et ils suivent à cet égard une certaine loi. Il n’y a que l’homme qui ne la connaît pas et ne veut pas la connaître. Il n’est soucieux que d’avoir le plus de plaisir possible. Et qui donc fait cela ? Le roi de la nature, l’homme ! Remarquez que les animaux s’accouplent seulement quand ils peuvent reproduire l’espèce, et l’ignoble roi de la nature s’accouple en tout temps. Il fait plus, il élève cet acte de singe à un idéal. Au nom de cet amour, c’est-à-dire de cette saleté, il tue… quoi ?… la moitié du genre humain. De la femme qui doit être son aide dans le mouvement de l’humanité vers la vérité et le bien, au nom de ses plaisirs, il en fait non pas une aide mais une ennemie. Qu’est-ce qui retarde partout le mouvement progressif de l’humanité ? La femme. Pourquoi en est-il ainsi ? À cause de ce que j’ai dit et pour cela seul. Oui, oui, répéta-t-il plusieurs fois, et il commença à se remuer, prit une cigarette, se mit à fumer, afin, évidemment, de se calmer un peu.