La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/15

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 303-306).
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XV

— Durant tout le temps de mon mariage, jamais je ne cessai d’éprouver la jalousie et d’en souffrir. Il y eut des périodes où j’en souffris plus violemment. La première fois ce fut après la naissance de notre premier enfant, quand les médecins eurent défendu à ma femme de nourrir. Je fus particulièrement jaloux, d’abord parce que ma femme éprouvait cette inquiétude propre à la mère quand l’ordre régulier de la vie est interrompu sans sujet, mais surtout je fus jaloux quand je vis avec quelle facilité elle renonçait à ce devoir moral de mère, d’où je conclus, avec raison, bien qu’inconsciemment, qu’elle rejetterait aussi facilement le devoir conjugal, d’autant qu’elle se portait parfaitement puisque, malgré la défense des chers docteurs, elle allaita les enfants suivants et même très bien.

— Je vois que vous n’aimez pas les médecins, dis-je, ayant remarqué l’intonation particulièrement méchante de sa voix, chaque fois qu’il parlait d’eux.

— Il ne s’agit pas de les aimer ou de ne pas les aimer. Ils ont perdu ma vie, comme ils ont perdu celle de milliers et de centaines de milliers d’êtres avant moi, et je ne puis point ne pas lier la conséquence à la cause. Je comprends qu’ils veuillent, comme les avocats et les autres, gagner de l’argent, je leur aurais donné volontiers la moitié de mes revenus, et chacun agirait de même si l’on comprenait ce qu’ils font ; chacun le ferait pour qu’ils ne s’immiscent pas à la vie conjugale et se tiennent à distance. Je n’ai pas fait de statistiques, mais je connais des dizaines de cas, et en réalité ils sont innombrables, où ils ont tué tantôt un enfant dans le sein de sa mère, affirmant que la mère ne pourrait accoucher, plus tard elle accouchait très bien, tantôt des mères, sous prétexte de quelque opération. Personne n’a compté ces assassinats, comme on n’a pas compté les assassinats de l’Inquisition, parce qu’on supposait qu’ils avaient pour but le bonheur de l’humanité. Les crimes des médecins sont innombrables, mais tous ces crimes ne sont rien comparés à cette démoralisation qu’ils introduisent dans le monde par les femmes.

Encore je ne parle pas de ceci : que si l’on voulait suivre leurs indications, grâce aux microbes qu’ils voient partout, l’humanité, au lieu de tendre à l’union, irait à la désunion complète, tout le monde, d’après leurs théories, devant s’isoler et tenir toujours dans sa bouche une seringue à acide phénique (d’ailleurs, ils ont trouvé à présent que ce n’est plus bon). Mais ce n’est rien. Le poison suprême c’est le pervertissement des gens, des femmes surtout.

On ne peut plus dire maintenant : « Tu vis mal, vis mieux », on ne peut plus le dire ni à soi-même ni aux autres. En effet, si tu vis mal, la cause est dans le système nerveux ou dans quelque chose de semblable, etc. Et il faut aller les consulter et ils te prescriront pour trente-cinq kopeks de remèdes pris à la pharmacie, et il te faut les avaler !

Ton état empire, encore des médecins, encore des remèdes. La bonne affaire !

Mais revenons à notre sujet. Je disais que ma femme nourrissait bien ses enfants, que la gestation et l’allaitement des enfants apaisaient mes tortures de jalousie, Si ce n’eut été cela, tout serait arrivé auparavant. Les enfants me sauvaient et la sauvaient. En huit ans, elle eut cinq enfants et, sauf le premier, elle les nourrit tous.

— Où sont maintenant vos enfants ? demandai-je.

— Les enfants ? fit-il d’un ton effrayé.

— Excusez-moi, peut-être vous est-il pénible d’en parler ?

— Non, rien. C’est ma belle-soeur et mon frère qui les ont pris. Ils ne me les ont pas donnés. Moi je leur ai abandonné ma fortune, mais eux ne m’ont pas donné les enfants. On me considère comme fou. Maintenant je reviens de chez eux. Je les ai vus ; mais ils ne me les donneront pas. Autrement je les élèverais pour qu’ils ne soient pas comme leurs parents. Et il faut qu’ils soient pareils. Mais que faire ! C’est compréhensible qu’on ne me les donnera pas et ne me croira pas. Et je ne sais pas si j’aurais la force de les élever. Je pense que non. Je suis une ruine, un malheureux. Je n’ai qu’une seule chose : je sais. Oui, c’est sûr, je sais quelque chose que tous ne sauront peut-être pas de sitôt. Oui, les enfants vivent et grandiront aussi sauvages que tous ceux qui les entourent. Je les ai vus trois fois. Je ne puis rien faire pour eux. Je retourne maintenant chez moi, dans le Midi. Là-bas, j’ai une maisonnette et un jardin.

Oui, beaucoup de temps s’écoulera encore avant que les hommes sachent ce que je sais. La quantité du fer et le nombre des métaux qui existent dans le soleil et les étoiles, cela on peut l’apprendre vite, mais ce qui dénonce notre abomination, voilà ce qu’il est très difficile de savoir !

Vous écoutez au moins, je vous en suis reconnaissant.