La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/11

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 282-287).
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XI

— Tous se marient ainsi, et je me mariai de même, et la fameuse lune de miel commença. Quel vilain nom ! siffla-t-il avec colère. Je me promenais un jour à Paris à travers des baraques, lorsque, séduit par l’enseigne de l’une d’elles, j’entrai pour voir une femme à barbe et un chien aquatique. La femme était un homme déguisé ; le chien était un chien ordinaire recouvert d’une peau de phoque, et qui nageait dans une baignoire. C’était dénué d’intérêt, mais le barnum m’accompagna à la sortie, très courtoisement, et s’adressa au public qui stationnait devant l’entrée, en invoquant mon témoignage : « Demandez à monsieur si cela vaut la peine d’être vu ? Entrez, entrez, un franc par personne ». Confus, je n’osai point répondre qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir, et c’était bien, en effet, sur ma confusion, que comptait le barnum. C’est la même chose probablement pour les personnes qui ont passé par les abominations de la lune de miel et qui n’en désillusionnent pas les autres. Je fis de même, je ne désillusionnai personne. Mais je ne vois pas maintenant pourquoi ne pas dire la vérité. Je crois même qu’il est nécessaire de la dire. C’est une période de malaise, de honte, de pitié et surtout d’ennui, d’ennui féroce ! C’est à peu près ce que j’éprouvai quand je commençai à fumer : j’avais envie de vomir, je bavais et avalais ma bave en feignant d’y prendre plaisir. Le plaisir amoureux comme le plaisir de fumer, s’il arrive, n’arrive qu’après. Il faut que les époux fassent l’éducation de ce vice avant d’en éprouver du plaisir.

— Comment, vice ? demandai-je. Mais vous parlez d’une chose des plus naturelles.

— Naturelles ? fit-il. Naturelles ? Non, moi je suis arrivé à la conviction au contraire que ce n’est pas… naturel. Oui, ce n’est pas naturel du tout. Demandez aux enfants, demandez à une jeune fille non dépravée. Ma sœur se maria très jeune avec un homme qui avait le double de son âge, un débauché.

Je me rappelle quel étonnement fut le nôtre quand, la nuit de ses noces, pâle, tout en larmes, elle s’enfuit de son époux, tremblant de tout son corps et disant que pour rien au monde elle ne saurait même dire ce qu’il voulait d’elle.

Vous dites : naturel !

Manger est naturel. C’est une fonction heureuse, agréable et que nul n’a honte d’accomplir dès sa naissance ; tandis que ceci, on en est honteux, dégoûté, on en souffre. Non, ce n’est pas naturel ! Et je me suis convaincu qu’une jeune fille non corrompue en a toujours horreur.

— Mais, dis-je, comment se perpétuerait le genre humain ?

— Oui, la continuation du genre humain ! fit-il ironiquement, avec colère, comme s’il attendait cette objection courante et de mauvaise foi. Prêcher l’abstinence de l’enfantement afin que les lords anglais puissent bâfrer à leur aise, c’est permis. Prêcher l’abstinence de l’enfantement sous prétexte qu’il faut prendre le plus d’agrément possible, c’est permis ; mais oser dire qu’il faut s’abstenir de l’enfantement au nom de la morale, mes aïeux, quels cris !… Le danger que le genre humain disparaisse parce que des hommes désirent ne plus être des cochons. Excusez-moi. Cette lumière m’est désagréable, peut-on fermer ? dit-il en montrant la lanterne.

Je dis que je n’y voyais pas d’inconvénient et alors, vivement, comme tout ce qu’il faisait, il monta sur la banquette et baissa le store de la lanterne.

— Tout de même, dis-je, si tous avaient reconnu cela comme loi, le genre humain n’existerait plus.

Il ne répondit pas aussitôt.

— Vous dites comment se perpétuerait le genre humain ? reprit-il en s’asseyant en face de moi, et s’accoudant sur ses genoux largement écartés. Mais pourquoi le genre humain doit-il se perpétuer ? dit-il.

— Comment, pourquoi ? Mais alors nous n’existerions pas.

— Et pourquoi faut-il que nous existions ?

— Comment pourquoi ? Pour vivre.

— Et pourquoi vivre ? S’il n’y a aucun but, si la vie nous est donnée pour elle-même, alors ce n’est pas la peine de vivre. Et, s’il en est ainsi, alors les Schopenhauer, les Hartmann, tous les bouddhistes ont raison. Mais si la vie a un but, alors il est clair qu’elle doit cesser quand le but est atteint. Et il en est vraiment ainsi, dit-il, tout ému par cette idée à laquelle, évidemment, il tenait beaucoup. Il en est ainsi. Suivez-moi : Si l’Humanité a pour but le bien-être, le bonheur, l’amour, comme vous voulez, si le but de l’Humanité, comme il est dit dans les Prophètes, est que tous les hommes soient unis par l’amour, que des épées on forge des faux, etc. ; alors qu’est-ce qui l’empêche d’atteindre ce but ? Les passions. Or, parmi les passions, la plus forte, la plus mauvaise, la plus tenace, c’est l’amour sexuel.

De sorte que si les passions disparaissaient, et avec elles la dernière, la plus forte, l’amour sexuel, alors la prophétie serait réalisée : l’union serait accomplie ; l’Humanité, dès lors, aurait exécuté la loi et n’aurait plus lieu d’être. Mais tant que l’Humanité existe, elle a devant elle un idéal, et cet idéal ne peut être celui du lapin ou du cochon : se multiplier le plus possible ; ni celui des singes ou des Parisiens : jouir de la façon la plus raffinée des plaisirs de la passion sexuelle. Son idéal est celui du bien atteint par l’abstinence et la pureté. C’est à cet idéal que l’homme aspire et aspira toujours. Et voyez la conséquence. Il en résulte que l’amour sexuel est une soupape de sûreté. Si la génération existante de l’Humanité n’a pas atteint le but, c’est parce qu’elle nourrit des passions et la passion la plus forte, l’amour sexuel. Mais s’il y a la passion sexuelle, il y aura une nouvelle génération, et par suite la possibilité d’atteindre le but avec la génération suivante, et ainsi de suite jusqu’à ce que le but soit atteint, que la prophétie soit réalisée et que les hommes s’unissent. Autrement qu’y aurait-il ? Si l’on admet que Dieu a créé les hommes pour atteindre un certain but, il les aurait créés ou mortels, sans la passion sexuelle ou éternels. S’ils étaient mortels, sans la passion sexuelle, qu’en résulterait-il ? Il en résulterait qu’ils auraient vécu et seraient morts sans atteindre le but, et, pour atteindre le but, Dieu aurait dû créer des hommes nouveaux. S’ils étaient éternels, et admettons qu’après plusieurs millions d’années ils eussent atteint le but, alors pourquoi existeraient-ils ? Où faudrait-il les mettre ? Le mieux est ce qui existe. Mais cette expression ne vous plaît peut-être pas et êtes-vous évolutionniste. Mais alors le résultat est le même. L’espèce supérieure des animaux, la race humaine, pour se maintenir dans la lutte contre les autres animaux, doit vivre en société comme les abeilles, et non se multiplier sans fin ; elle doit, comme les abeilles, élever des êtres asexués ; autrement dit elle doit aspirer à l’abstinence et non à l’excitation de la lubricité à quoi tend toute l’organisation de notre vie.

Il se tut.

— Le genre humain disparaîtra ? Mais peut-on en douter ? C’est aussi indiscutable que la mort. D’après toutes les doctrines de l’Église, la fin du monde viendra et toutes les théories scientifiques aboutissent inévitablement à la même conclusion.