La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/10

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 279-281).
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X

— Voilà donc comment j’ai été pris. J’étais ce qu’on appelle amoureux. Non seulement elle m’apparaissait comme un être parfait, mais durant le temps de mes fiançailles je me considérais aussi comme un être parfait. Il n’est pas de crapule au monde qui ne puisse trouver pire que soi, et, par conséquent, qui ne puisse s’enorgueillir et être content de soi. J’étais dans ce cas : je ne me mariais pas pour l’argent, l’intérêt était étranger à l’affaire tandis que la plupart de mes connaissances avaient fait des mariages d’intérêt, soit pour l’argent, soit pour les relations. Premièrement j’étais riche, elle était pauvre. Deuxièmement, j’étais fier surtout de ce que j’avais l’intention ferme de vivre, une fois marié, en monogame, alors que d’autres se mariaient avec l’intention de continuer leur vie polygame de célibataires ; et de cela, je m’enorgueillissais démesurément. Oui, j’étais un effroyable cochon avec la conviction d’être un ange.

La période de mes fiançailles dura peu. Je ne puis me la rappeler sans honte. Quelle abomination ! Il est donc entendu que l’amour est un sentiment moral et non sensuel. S’il en est ainsi cette attirance spirituelle devrait s’exprimer par des paroles, des entretiens, des conversations. Rien de pareil : il nous était très difficile de converser en tête-à-tête. Quel travail de Sisiphe c’était. À peine avions-nous découvert ce qu’il fallait dire et l’avions-nous exprimé qu’il fallait recommencer à nous taire et chercher de nouveaux sujets. Nous n’avions rien à nous dire. Tout ce que nous pouvions nous imaginer sur la vie qui nous attendait, sur notre établissement, était dit. Et quoi après ? Si nous avions été des animaux nous aurions su que nous n’avions pas à causer ; tandis que nous devions parler sans avoir rien à dire. Car ce qui nous occupait n’était pas une chose qui pouvait se rendre par des paroles. Et puis, cette coutume inepte de manger des bonbons, cette goinfrerie bestiale pour les sucreries, ces abominables préparatifs de noce : ces discussions sur l’appartement, sur la chambre à coucher, la literie, les peignoirs, les robes de chambre, la lingerie, les toilettes. Comprenez donc que si l’on se marie selon « Domostroy, » comme disait tantôt ce vieillard, alors ces édredons, ces trousseaux, ces literies, tout ça sont des détails sacro-saints. Mais chez nous, sur dix mariés, à peine s’en trouve-t-il un qui croie, je ne dis pas aux sacrements, mais à ceci : que le mariage est un certain engagement. Sur cent hommes, à peine en est-il un qui ne se soit marié déjà, et sur cinquante à peine un qui n’ait accepté d’avance de tromper sa femme à chaque occasion ; la grande majorité regarde cette promenade à l’église comme une condition nécessaire pour posséder une certaine femme ; songez alors quelle terrible signification acquièrent tous ces détails. Cela devient comme une vente où l’on cède une vierge à un débauché, en entourant cette vente de certaines formalités.