Tresse & Stock (p. 39-48).

IV

L’HOMME EST-IL MAUVAIS ?


C’est sur cet argument : « L’homme est trop mauvais pour qu’il sache se conduire tout seul », que les autoritaires se basent pour justifier le pouvoir qu’ils veulent établir. « Il faudrait pouvoir refondre l’homme », répond-on aux anarchistes, lorsqu’ils parlent d’établir une société basée sur la solidarité, sur l’égalité la plus complète, sur l’autonomie la plus absolue de l’individu, sans autorité, sans règles ni contrainte.

L’homme est mauvais ; sans doute, mais peut-il devenir meilleur et peut-il devenir pire ? Y a-t-il dans son état actuel un changement possible dans le bien ou dans le mal ? Peut-il s’améliorer ou se détériorer physiologiquement et moralement ? Et si l’évolution dans un sens ou dans un autre est possible — ce que l’histoire nous démontre — est-ce que l’héritage des anciennes lois, est-ce que le harnais des vieilles institutions tendent à rendre l’homme meilleur ou contribuent-ils à le rendre plus mauvais ? C’est la réponse à cette question qui nous dira lequel des deux, l’homme moderne ou l’état social, il faut réformer le premier.


Nul ne nie aujourd’hui que le milieu physique n’ait une influence énorme sur la constitution physiologique de l’homme, or à plus forte raison le milieu moral et intellectuel sur sa constitution psychologique.

Sur quoi est basée la société actuelle ? Tend-elle à créer l’harmonie entre les hommes ? Fait-elle en sorte que le mal arrivant à l’un, soit ressenti par les autres, afin que tous soient amenés à le diminuer où à le prévenir ? Le bien-être particulier découle-t-il du bien-être général et personne n’est-il intéressé à en troubler le fonctionnement ? La société des maîtres, rois, prêtres et marchands, permet-elle à toutes les idées généreuses de se produire ou plutôt ne tend-elle pas à les étouffer ? N’a-t-elle pas à son service pour écraser les faibles cette force brutale : l’argent, qui met les plus généreux et les moins égoïstes à la merci des plus avides et des moins scrupuleux ?

Il suffit d’étudier le mécanisme de la société bourgeoise pour reconnaître qu’elle ne peut rien produire de bon. Il faut que les aspirations vers le beau et le bon soient bien vivaces dans la race humaine pour que ces aspirations n’aient pas été étouffées par l’égoïsme étroit, irraisonné et la rapacité que la société officielle lui inculque dès le berceau.

Cette société, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, est basée sur l’antagonisme des intérêts et fait de chaque individu l’ennemi de son voisin. L’intérêt du vendeur est opposé à celui de l’acheteur ; l’éleveur et le cultivateur ne demandent qu’une « bonne épidémie et une bonne grêle » chez leurs voisins afin de renchérir leurs denrées ; quand ils n’ont pas recours à l’État qui les « protège » en frappant de droits élevés les produits de leurs concurrents ; le développement de l’outillage mécanique tend de plus en plus à diviser les travailleurs en les jetant sur le pavé et en les amenant à se disputer entre eux pour se supplanter dans les emplois dont le nombre devient de plus en plus inférieur aux demandes. Enfin tout, dans la société traditionnelle, tend à diviser les individus : à l’heure actuelle, pourquoi y a-t-il chômage et misère ? — parce que les magasins regorgent de produits. Comment se fait-il qu’il ne soit pas encore venu aux individus l’idée de les incendier ou de s’en emparer et de se procurer ainsi le travail qu’on leur refuse, en créant chez eux les débouchés que leurs exploiteurs vont chercher si loin ? — « C’est qu’on a peur du gendarme », dira-t-on. Cette peur est réelle, mais elle ne suffit pas, à elle seule, à expliquer l’apathie des meurt-de-faim. Que d’occasions se présentent dans la vie courante où l’on pourrait faire le mal sans aucun risque et où l’on n’agit pas pour des raisons autres que la « peur du gendarme ». Et, au surplus, les meurt-de-faim, s’ils voulaient se réunir tous, sont assez nombreux à Paris, par exemple, pour ne pas avoir peur du gendarme, tenir, toute une journée, la police en échec, vider les magasins, faire ripaille une bonne fois pour toutes. Eux qui vont en prison pour vagabondage et mendicité, est-ce bien la peur de la prison qui leur fait mendier ce qu’il ne leur coûterait pas plus de prendre. C’est qu’en dehors de la couardise, il y a l’instinct de la sociabilité qui empêche les individus de faire le mal pour le mal, et leur fait accepter les plus lourdes entraves dans l’idée qu’elles sont nécessaires au bon fonctionnement de la société.

Croit-on que la force seule aurait suffi pour assurer le respect de la Propriété, si, dans l’esprit des individus, il ne s’y était mêlé un caractère de légitimité qui la faisait accepter comme le résultat du travail individuel ? Est-ce que les peines les plus fortes ont jamais empêché ceux qui — sans s’inquiéter si elle est légitime ou non — veulent vivre aux dépens des autres, d’y porter atteinte ? — Que serait-ce donc si les individus raisonnant leur misère, en découvrant les causes dans la propriété, avaient le caractère porté au mal autant qu’on veut bien le dire : la société ne durerait pas une minute de plus, ce serait alors « la lutte pour l’existence » dans sa plus féroce expression, ce serait le retour à la pure barbarie. C’est précisément parce que l’homme avait des tendances vers le « mieux » qu’il s’est laissé dominer, asservir, tromper, exploiter, et qu’il répugne encore aux moyens violents pour s’affranchir définitivement.


Cette affirmation que l’homme est mal fait, et qu’il n’y a pas de changement à espérer, veut dire, si on l’analyse : « L’homme est mauvais, la société est mal faite, il n’y a rien à espérer de l’un ni de l’autre. À quoi bon perdre son temps à chercher une perfection que l’humanité ne peut atteindre, faisons notre trouée comme nous le pourrons.

Si la somme de jouissances que nous acquerrons est faite des larmes et du sang des victimes dont nous aurons semé notre route, que nous importe ? Il faut écraser les autres pour ne pas être écrasé soi-même. Tant pis pour ceux qui tombent. »

Eh bien ! que messieurs les privilégiés qui sont arrivés à étayer leur domination, à endormir les travailleurs, à les transformer en défenseurs de leurs privilèges, en leur promettant d’abord une vie meilleure… dans l’autre monde ; puis, quand on eut cessé de croire en Dieu, en leur prêchant la morale, le patriotisme, l’utilité sociale, etc. ; aujourd’hui en leur faisant espérer par le suffrage universel une multitude de réformes et d’améliorations impossible à effectuer ; — car on ne peut empêcher les maux qui découlent de l’essence même de l’organisation sociale, tant que l’on ne s’attaquera qu’aux effets, sans rencontrer une cause, tant que l’on ne transformera pas la société elle-même. — Donc, que messieurs les exploiteurs du pauvre proclament le pur droit de la force et nous verrons ce que durera leur domination. À la force, la force répondra !


Quand l’homme commença à se grouper avec ses semblables, il devait être encore un animal plutôt qu’un homme, les idées de morale, de justice n’existaient pas encore chez lui. Ayant à lutter contre les autres animaux, contre la nature entière, les premiers groupements durent se former par la nécessité même d’une association de forces et non par besoin de la solidarité. Nul doute, comme nous l’avons déjà dit, que ces associations ne furent que temporaires à leur début, limitées à la capture du gibier poursuivi, au renversement de l’obstacle à vaincre, plus tard au refoulement ou à la mort de l’assaillant.

Ce n’est qu’en pratiquant ainsi l’association que les hommes furent amenés à en comprendre l’importance, et les sociétés ainsi formées se survécurent et finirent par devenir permanentes.

Mais, d’un autre côté, cette existence de luttes continuelles ne pouvait que développer, chez les individus, l’instinct sanguinaire et despotique ; les plus faibles durent subir la domination des plus forts, quand ils ne leur servirent pas de nourriture. Ce ne dut être que bien plus tard que la ruse s’imposa à l’égal de la force.

Quand on étudie l’homme à ses débuts, on doit convenir qu’il était alors un assez méchant animal ; mais puisqu’il est arrivé au développement de l’heure présente et qu’il a pu acquérir des notions d’idées qui lui manquaient jadis, quelle raison y a-t-il pour qu’il s’arrête et n’aille pas plus loin ? Vouloir nier que l’homme puisse progresser encore est aussi faux que si on avait affirmé, alors qu’il habitait les cavernes et n’avait qu’un bâton ou une arme de pierre pour tout moyen de défense, qu’il ne deviendrait pas un jour capable de construire les cités opulentes d’aujourd’hui, d’utiliser l’électricité et la vapeur. Pourquoi, l’homme qui est arrivé à diriger dans le sens de ses besoins la sélection des animaux domestiques, n’arriverait-il pas à diriger la sienne dans le sens du Beau et du Bien, dont il commence à avoir des notions ?

Peu à peu, l’homme a évolué, et il évolue tous les jours. Ses idées se modifient sans cesse. La force physique, si elle en impose parfois, n’est plus admirée au même degré. Les idées de morale, de justice, de solidarité se sont développées, elles ont assez de force pour que les privilégiés, pour réussir à se maintenir dans leurs privilèges, aient besoin de faire croire aux individus qu’on les exploite et qu’on les bâillonne dans leur intérêt.

Cette tromperie ne peut durer. On commence à se sentir trop à l’étroit dans cette société mal équilibrée ; les aspirations qui, depuis des siècles, ont commencé à se faire jour, d’abord isolées, incomplètes, commencent à prendre corps aujourd’hui ; elles se retrouvent jusque chez ceux que l’on pourrait classer parmi les privilégiés de l’organisation actuelle. Il n’y a pas un seul individu qui n’ait eu, à ses heures, son cri de révolte ou d’indignation contre cette société, encore gouvernée par des morts, qui semble avoir pris à tâche de nous froisser dans tous nos sentiments, dans tous nos actes, dans toutes nos aspirations et dont on souffre davantage à mesure que l’on se développe. Les idées de liberté et de justice se précisent ; ceux qui les proclament sont minorité encore, mais minorité assez forte pour que les possédants s’en inquiètent et prennent peur.

Donc, comme tous les autres animaux, l’homme n’est que le produit d’une évolution qui s’accomplit sous l’influence du milieu dans lequel il vit, et des conditions d’existence qu’il est forcé de subir ou de combattre ; seulement, de plus que les autres animaux, ou tout au moins à un plus haut degré, il est arrivé à savoir raisonner sur son origine, à formuler des aspirations sur son avenir, il dépend de lui de conjurer cette fatalité du mal que l’on prétend attachée à son existence. En arrivant à se créer d’autres conditions de vie, il arrivera à se modifier lui-même.


Du reste, sans aller plus loin, la question se résume ainsi : « Bon ou mauvais, chaque individu a-t-il le droit de vivre à sa guise, de se révolter si on l’exploite ou si on veut l’astreindre à des conditions d’existence qui lui répugnent ? Ceux qui sont au pouvoir, et les privilégiés de la fortune, se prétendent les meilleurs, mais il suffirait que les mauvais leur fissent faire la culbute, s’installassent à leur place pour intervertir les rôles, et avoir tout autant de raison que les premiers pour être les bons.

Le système de la Propriété individuelle, en mettant toute la richesse sociale entre les mains de quelques-uns, a permis à ceux-ci de vivre en parasites aux dépens de la masse qu’ils ont asservie, et dont la production ne sert qu’à entretenir leur faste et leur fainéantise ou à défendre leurs intérêts. Cette situation reconnue injuste par ceux qui la subissent ne peut durer. Les travailleurs réclameront la libre jouissance de ce qu’ils produisent et se révolteront si on continue à la leur refuser ; la bourgeoisie aurait beau se retrancher derrière cette argumentation que l’homme est mauvais, la révolution se fera. Et alors, ou bien l’homme est réellement imperfectible — nous venons de voir le contraire — alors ce sera la guerre des appétits, et, quels que soient les leurs, les bourgeois seront vaincus d’avance, car ils sont la minorité ! Ou bien l’homme est mauvais parce que les institutions contribuent à le faire tel, et il peut alors s’élever à un état social qui contribuera à son développement moral, intellectuel et physique ; il saura transformer la Société de manière à en rendre tous les intérêts solidaires. Mais, quoi qu’il en soit, la Révolution se fera ! Le sphinx nous interroge et nous répondons sans crainte ; car nous, anarchistes, destructeurs des lois et de la propriété, nous savons quel est le mot de l’énigme.