Tresse & Stock (p. 27-38).

III

TROP ABSTRAITS


Vous êtes trop abstraits !

C’est une objection souvent adressée aux anarchistes, par nombre de personnes : elles disent que, nous adressant de préférence aux travailleurs, nous ferions une propagande plus fructueuse si nous consentions à prendre les choses de moins haut.

Par le chapitre précédent nous avons vu que c’était le développement lui-même des idées qui nous entraînait à traiter des questions qui n’étaient pas toujours à la portée de ceux auxquels nous nous adressons, c’est une fatalité que nous subissons et contre laquelle nous ne pouvons rien.

Pour ceux qui commencent à mordre à la question sociale, nos écrits peuvent, parfois, paraître d’une aridité que nous ne contestons pas. Mais, pouvons-nous faire que les questions que nous traitons, et qui sont à traiter, ne soient pas arides par elles-mêmes ! Pouvons-nous empêcher que les idées que nous défendons, s’enchaînant les unes les autres, s’identifiant avec toutes les branches du savoir humain, entraînent ceux qui veulent les élucider à étudier des choses dont ils ne pensaient pas avoir besoin ?

Et, du reste, est-ce que tout ce travail préparatoire auquel on voudrait nous condamner n’a pas été fait par nos prédécesseurs socialistes ? Est-ce que les bourgeois eux-mêmes ne travaillent pas à la démolition de leur société ? Est-ce que tous les ambitieux, radicaux, socialistes plus ou moins bon teint, ne s’acharnent pas à démontrer aux travailleurs que la société actuelle ne peut rien pour eux, qu’elle doit être changée.

Les anarchistes n’ont donc qu’à analyser cet énorme travail, à le coordonner, à en dégager l’essence.

Leur rôle se borne à démontrer que ce n’est pas en changeant les gouvernants que l’on guérira les maux dont on souffre, que ce n’est pas en modifiant seulement les rouages de l’organisme social que nous les empêcherons de produire les effets mauvais que les bourgeois désireux d’arriver au pouvoir s’entendent si bien à démontrer. Mais notre besogne est compliquée précisément parce que les idées que nous remuons sont abstraites.

Certes, si nous voulions nous contenter de déclamations et d’affirmations, la tâche serait rendue facile, et pour nous et pour ceux qui nous lisent, Plus de problèmes ardus à résoudre, plus besoin de se mettre en frais d’arguments et de logique ; c’est facile de dire et d’écrire : « Camarades, les patrons nous volent ! les bourgeois sont des crapules ! les gouvernants des canailles ! il faut se révolter, tuer les capitalistes, mettre le feu dans les usines ! »

D’ailleurs, avant qu’on l’écrivît, les exploités ont, parfois, tué leurs exploiteurs, les gouvernés ont fait des révolutions, les pauvres se sont insurgés contre les riches, mais on n’a rien changé à la situation. On a changé de gouvernants ; en 89 la propriété a changé de maître ; on a fait depuis des révolutions espérant qu’elles fourniraient les moyens de la faire changer encore de mains, les gouvernants oppriment toujours les gouvernés, les riches vivent toujours aux dépens des exploités, il n’y a rien de changé.

Depuis qu’on l’a écrit, on a aussi fait des révolutions, et rien n’a été changé ! C’est qu’il ne s’agit pas de dire et d’écrire que le travailleur est exploité, il faut lui expliquer surtout comment, en changeant de maîtres, il ne cesse pas d’être exploité, et comment, s’il se mettait à la place de ses maîtres, il deviendrait exploiteur à son tour, laissant derrière lui des exploités qui formuleraient contre sa domination les mêmes griefs qu’il formule contre ceux qu’il aurait dépossédés. Ce qu’il faut leur faire comprendre encore, c’est comment les bourgeois les ont intéressés à leur société, les amenant à défendre les privilèges des exploiteurs, quand ils croient défendre leur propre intérêt, dans une organisation qui n’a, pour eux, que des promesses jamais réalisées.


La société bourgeoise se charge, elle-même, par son organisation basée sur l’antagonisme des intérêts, de mener les travailleurs à la révolution ; or, les travailleurs ont toujours fait des révolutions mais s’en sont toujours laissé escamoter le profit, parce qu’ils « ne savaient pas ». Le rôle des propagandistes est donc « d’apprendre » aux travailleurs, et pour leur apprendre, il faut leur « démontrer ». L’affirmation fait des croyants, mais non des conscients.

Alors que, même pour les socialistes les plus avancés, l’autorité était la base de toute organisation, il ne pouvait y avoir aucun mal à n’avoir que des croyants ; au contraire, cela facilitait la besogne à ceux qui s’érigeaient en directeurs ; on pouvait procéder par affirmation, on était cru selon le degré d’autorité que l’on avait su acquérir et comme les directeurs ne demandaient pas à leurs prosélytes de savoir pourquoi ou les faisait agir, mais de « croire » assez pour obéir aveuglément aux ordres reçus, ils n’avaient pas besoin de se tuer à leur fournir des arguments.

Croyant aux hommes providentiels qui devaient penser et agir pour eux, la masse des prosélytes n’avait nul besoin d’apprendre tant de choses. Est-ce que les chefs n’avaient pas, tout préparé dans leur cerveau, un plan de réorganisation sociale qu’ils s’empresseraient d’appliquer une fois portés au pouvoir ? Savoir se battre et se faire tuer, c’est tout ce que l’on demandait au vulgaire d’apprendre et d’exécuter. Une fois les chefs en place, le bon populo n’avait qu’à attendre, tout devait lui venir à point, sans qu’il eût à s’inquiéter !

Mais les idées anarchistes sont venues bouleverser tout cela. Niant la nécessité des hommes providentiels, faisant la guerre à l’autorité et réclamant pour chaque individu le droit et le devoir de n’agir que sous sa propre impulsion, de ne subir aucune contrainte ni aucune restriction à son autonomie, proclamant l’initiative individuelle comme base de tout progrès et de toute association vraiment libertaire, l’idée anarchiste ne peut plus se contenter de faire des croyants, elle doit viser surtout à faire des convaincus, sachant pourquoi ils croient, parce que les arguments qu’on leur a fournis les ont frappés et qu’ils les ont pesés, discutés, et se sont rendu compte par eux-mêmes de leur valeur ; de là une propagande plus difficile, plus ardue, plus abstraite, mais aussi plus efficace.


Du moment que les individus ne relèvent que de leur propre initiative, ils doivent être mis à même de l’exercer efficacement. Pour que l’initiative de l’individu puisse s’adapter librement à l’action d’autres individus, il faut qu’elle soit consciente, raisonnée, basée sur la logique de l’ordre naturel des faits ; pour que tous ces actes séparés viennent converger vers un but commun, il faut qu’ils soient suscités par une idée commune fortement comprise, clairement élaborée, ce n’est donc qu’une discussion serrée, logique et précise des idées qui peut ouvrir le cerveau de ceux qui les adoptent et les amener à réfléchir par eux-mêmes.

De là, notre manière de procéder qui fait que, lorsque nous prenons une idée, au lieu de chercher à en tirer un feu d’artifices de phrases à effet, nous la prenons et la retournons sous toutes ses faces, la disséquons jusque dans ses derniers atomes afin d’en tirer toute la somme d’argumentation possible.


Ah ! ce n’est pas une petite affaire que de culbuter une société, comme nous parlons de le faire, surtout quand on veut que cette culbute sociale soit universelle, comme nous le désirons.

Il est évident que les individus qui composent cette société, si marâtre soit-elle pour eux, ne sont pas portés à envisager d’emblée, comme nous, la nécessité de cette culbute ; ayant été habitué à y voir le palladium de leur préservation, de la possibilité de leur bien-être. Ils comprennent bien que cette société ne leur fournit pas ce qu’elle a promis, mais ils ne peuvent comprendre la nécessité de sa destruction totale. — Chacun n’a-t-il pas sa petite réforme à y apporter qui doit graisser tous les rouages et faire marcher la machine à la satisfaction de tous !

Ils veulent donc savoir si cette culbute leur sera profitable ou préjudiciable, de là une foule de questions qui amènent à discuter toutes les connaissances humaines, afin de savoir si elles surnageront dans le cataclysme que nous voulons provoquer.

De là l’embarras du travailleur qui voit dérouler devant son entendement un tas de questions qu’on s’est bien gardé de lui apprendre à l’école, questions où il lui est bien difficile de se reconnaître, qu’il entend, pour la plupart du temps, traiter pour la première fois. Questions, pourtant, qu’il faut qu’il étudie, qu’il approfondisse et qu’il résolve s’il veut être apte à profiter de cette autonomie qu’il réclame, s’il ne veut pas user son initiative à son propre détriment, et surtout, s’il veut savoir se passer des hommes providentiels.


Lorsqu’une question, si abstraite soit-elle, se présente aux investigations du propagandiste anarchiste, celui-ci ne peut pas ne pas faire qu’elle soit abstraite de par son essence même, et la passer sous silence sous prétexte que ceux auxquels il s’adresse n’en ont pas entendu parler ou ne sont pas aptes à le comprendre.

L’exposer dans un langage net, clair, précis et concis ; éviter les mots à mille pattes — selon l’expression d’un de nos camarades — c’est-à-dire les mots qui ne sont compris que des initiés, éviter d’enterrer sa pensée sous une phraséologie ronflante et redondante, de rechercher la phrase et l’effet, voilà tout ce que peuvent faire ceux qui ont à cœur de propager l’idée, de la faire comprendre et de la faire pénétrer dans la masse, mais nous ne pouvons pas la mutiler sous prétexte qu’elle n’est pas accessible à la masse.

S’il fallait éluder toutes les questions que la masse des lecteurs n’est pas apte à comprendre au premier énoncé, ce serait se condamner à revenir à la déclamation, à l’art d’enfiler les phrases au bout les unes des autres pour ne rien dire. Ce rôle est assez bien tenu par les rhéteurs bourgeois pour que nous ne cherchions pas à les en déposséder.

Si les travailleurs veulent s’émanciper, ils doivent comprendre que cette émancipation ne viendra pas toute seule, qu’il faut qu’ils l’acquièrent, que s’instruire est une des formes de la lutte sociale.

La durée et la possibilité de leur exploitation par la classe bourgeoise, proviennent de leur ignorance ; il faut qu’ils sachent s’affranchir intellectuellement, s’ils veulent être aptes à s’affranchir matériellement. S’ils reculaient déjà devant les difficultés de cette émancipation qui ne dépend que de leur vouloir, que sera-ce donc devant les difficultés d’une lutte plus active où il faudra dépenser une force de caractère et une somme de volonté incommensurables ?

Tout inutile et nuisible qu’elle soit, la bourgeoisie n’en a pas moins concentré dans les cerveaux de quelques-uns des siens toutes les connaissances scientifiques nécessaires au développement de l’humanité. Si nous ne voulons pas que la révolution soit un retour en arrière, il faut que le travailleur soit apte à remplacer intellectuellement la bourgeoisie qu’il veut culbuter ; il ne faut pas que son ignorance soit un obstacle au développement des connaissances déjà acquises. S’il ne les connaît pas à fond, il doit être apte à les comprendre lorsqu’il se trouvera en leur présence.


Certes, nous comprenons toutes les impatiences, nous nous imaginons parfaitement que ceux qui ont faim voudraient voir luire le jour où ils pourront apaiser leur faim ; nous nous rendons parfaitement compte que ceux qui ne subissent qu’en maîtrisant leurs colères le joug de l’autorité, soient impatients de le secouer, désireux d’entendre des paroles en conformité avec leur situation d’esprit, leur rappelant leurs haines, leurs désirs, leurs aspirations, leur soif de justice.

Mais, quelles que soient les impatiences, quelque légitimes que soient les revendications et le besoin de les réaliser, l’idée ne suit son chemin que peu à peu, ne pénètre dans les cerveaux et ne s’y loge que mûrie et élaborée.

Quand on pense que la bourgeoisie, que nous voulons renverser, a mis des siècles à se préparer avant de renverser la royauté, cela doit nous donner à réfléchir sur le travail d’élaboration que nous avons à faire.

Au quatorzième siècle, quand Étienne Marcel tenta de se saisir du pouvoir au profit de la bourgeoisie déjà organisée en corporations, elle se sentait déjà forte, la classe bourgeoise ; il y avait longtemps qu’elle aspirait à l’autorité, et qu’elle s’était organisée dans ce but, qu’elle s’était instruite, développée, qu’elle travaillait à son affranchissement en poursuivant contre la féodalité l’affranchissement des communes.

Ce ne fut pourtant que quatre siècles plus tard qu’elle réussit à atteindre le but si longuement convoité.

Certes nous espérons bien ne pas attendre si longtemps notre affranchissement et le renversement de l’exploitation bourgeoise. Son complet avachissement, au bout de si peu de temps de pouvoir, pousse à sa rapide déchéance, mais si la bourgeoisie a pu se substituer, en 89, au droit divin, c’est qu’elle s’était préparée, intellectuellement, à cette substitution, et plus sa dégringolade est rapide, plus nous devons nous hâter, nous travailleurs, à nous préparer intellectuellement, non pas à la remplacer au pouvoir que nous devons détruire, mais à nous organiser pour empêcher qu’aucune aristocratie ne se substitue à celle effondrée.


Une fois établie l’idée de la libre initiative des individus, ceux-ci doivent être mis à même, nous ne saurions trop le répéter, de savoir raisonner et combiner leur initiative. S’ils n’ont pas la volonté de se défaire de leur propre ignorance, comment pourraient-ils être aptes à faire comprendre aux autres quand ils n’auront pas pu apprendre eux-mêmes ? N’ayons donc pas peur de discuter les questions les plus abstraites, chaque solution acquise est un pas de fait dans la voie de l’émancipation.

Repoussant les chefs, il faut que les connaissances qu’ils renfermaient en leurs cerveaux, soient répandues dans ceux de la foule, et il n’y a qu’un moyen de se mettre à sa portée, tout en continuant à marcher de l’avant, c’est de l’amener à s’intéresser aux questions qui nous intéressent. Encore une fois, rendons-nous clairs, autant qu’il nous est possible, mais ne nous châtrons pas ; car alors, au lieu d’amener la masse à nous, c’est nous qui serions ramenés à elle, au lieu d’aller de l’avant, nous serions retournés en arrière. Drôle de façon, on en conviendra, de comprendre le progrès.