La Société et les gouvernemens de l’Hindoustan au XVIe et XIXe siècle/02

La Société et les gouvernemens de l’Hindoustan au XVIe et XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 136-182).
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LA SOCIÉTÉ
ET LES
GOUVERNEMENS DE L’HINDOUSTAN
AU XVIe ET AU XIXe SIÈCLE


II.

INSTITUTIONS ET GOUVERNEMENT D’AKBĂR.


I. Ayin Akbary or the Institutes of the emperor Akber, translated from the original Persian, by Francis Gladwin ; 2 vol. in-8o, Londres, 1800. — II. The History of India, by the honourable Mountstuart Elphinstone ; 2 vol. in-8o, Londres, 1841. — III. The History of British India, by James Mill, with notes and continuation, by H.-H. Wilson ; 9 vol. in-8o, Londres. 1841-1849. — IV. On the Aborigines of India, by B. H. Hodgson. Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1849. — V. Some Conjectures on the progress of the Brahminical conquerors of India, by H. Torrens. Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1850. — VI. Parliamentary Papers respecting India, 1851-1853, etc.

I. — L’HINDOUSTAN ET SES INSTITUTIONS APRÈS LA CONQUÊTE MUSULMANE. — LES MÉMOIRES DE BABAR ET LES PREMIÈRES RÉFORMES D’AKBĂR.

On connaît la vie d’Akbăr, on a vu quelles races se partageaient empire, les intérêts divers ou hostiles qu’il avait à concilier[1]. Notre attention doit se porter maintenant sur l’organisation politique qu’il eut à créer, et dont les traces subsistent encore. Avant Tout, il faut se demander quel était le régime auquel obéissaient les populations de l’Hindoustan, lorsque Akbăr les dota de ses sages institutions.

Babar trouva l’Hindoustan dans une condition politique qui exigeait de sérieuses réformes. L’Inde était encore, au moment de l’occupation victorieuse du chef moghol, ce qu’elle était avant les premières invasions des Arabes. Ce beau pays était déchiré incessamment par les révoltes et par les luttes intestines des princes hindous. La forme du gouvernement y était essentiellement despotique, et les instituts de Mânou, qui approuvent et excitent si ouvertement chez les rois l’esprit de conquête, nous montrent sous un jour assez triste la situation générale des peuples de l’Inde.

En examinant avec attention dans quelles circonstances Bâbăr s’empara de l’Hindoustan, on arrive à cette conclusion, que le succès définitif de l’invasion du chef moghol est particulièrement dû à sa supériorité individuelle, comme aussi à la force que la race conquérante elle-même puisa dans son mélange avec les populations étrangères vaincues. — C’est ici le lieu de rappeler ce qui a été dit avant nous, mais qui trouve une application des plus frappantes dans la formation de l’empire moghol. De même que les familles qui se marient toujours entre elles ne tardent pas à dépérir, de même les nations qui se maintiennent trop longtemps dans l’isolement et repoussent le mélange des races étrangères s’énervent et s’affaiblissent. Le mélange des races au contraire, pourvu que leur organisation physique et leurs institutions ne diffèrent pas trop profondément, accroît leur force d’action et leur influence sur les autres peuples, de manière à rendre cette influence irrésistible, pour peu que les ressources de l’état ainsi constitué soient dirigées par la puissance d’un commandement unique et intelligent. De la sage combinaison des institutions diverses apportées par les races qui ont concouru à la formation de cet état, résulte également la force du gouvernement intérieur.

La conquête de Bâbăr, la résolution prise par lui de s’établir dans l’Hindoustan avec ses compatriotes (ce que n’avaient fait ni Mahmoud, ni Teimour), eurent pour résultat de mettre en contact durable les Tourks, les Moghols, les Pathâns et les Hindous. La fondation définitive de l’empire moghol par Akbăr présenta sur une échelle gigantesque la combinaison et l’emploi des forces vitales propres à ces races diverses. Là est le secret de la puissance d’Akbăr, là est son plus grand titre de gloire. Pour comprendre la difficulté de son entreprise, il faut lire dans les Mémoires de Bâbăr le curieux tableau que le conquérant moghol trace de la condition politique de l’Hindoustan au moment où il allait s’en rendre maître. On verra ainsi quelle grande tâche léguait Bâbăr à ses successeurs. Après avoir énuméré cinq princes musulmans et deux hindous, qu’il place en tête des nombreux souverains qui se partageaient l’Hindoustan central et la presqu’île, Bâbăr s’exprime ainsi :

« Le prince Nasserătt-Shâh, roi du Bengale, avait succédé à son père, Sayed-Soultân Allah-oud-din. Cette transmission du pouvoir suprême par voie de succession héréditaire est rare au Bengale. Il y a un trône destiné au roi, il y a également un siège ou une place assignée à chacun des amirs, vazirs et mansabelars. C’est ce trône, ce sont ces sièges ou ces places d’honneur qui sont l’unique objet du respect des peuples. À chacune de ces dignités est attaché un certain nombre d’officiers inférieurs, de personnes de la suite, de serviteurs. Quand il plaît au roi de nommer à un poste ou de remplacer la personne qui l’occupait, quiconque vient, par son ordre, s’asseoir à la place vacante est immédiatement entouré et obéi de tous ceux qui dépendant de cette place ou dignité, et, cette règle s’observe, même en ce qui touche au trône royal. Quiconque tue le roi et parvient à s’asseoir sur son trône est immédiatement reconnu comme roi. Tous les amirs, vazirs, soldats, paysans, se soumettent aussitôt, et voient aussi bien leur souverain dans le nouvel occupant qu’ils le voyaient dans le prince qui siégeait avant lui[2]

Bâbăr remarque qu’il y avait de son temps nombre de rais ou radjas sur les frontières ou dans l’intérieur, dont la plupart, à cause des obstacles que présentait la distance ou des difficultés qu’on éprouvait à pénétrer dans leur pays, n’avaient jamais été soumis par les musulmans.

Au temps de ce prince, la fertilité de l’Hindoustan et la beauté de son climat étaient, comme aujourd’hui, proverbiales ; mais ce qui tentait les bordes musulmans, c’était moins la richesse du sol que les richesses minérales et les produits précieux de l’Inde ; c’était moins la beauté du climat, célébrée par Abou’l-Fazl lui-même, que la soif et l’espoir du butin. Le fanatisme religieux, agissant comme prétexte et comme excitant à la fois, avait achevé de les entraîner à la conquête, i, es premiers conquérans, et Bâbăr lui-même, n’avaient pas une haute idée des avantages que pouvait offrir un établissement durable dans ces contrées, et ce ne fut qu’une longue habitude qui put vaincre leurs répugnances.

La description, très remarquable et singulièrement exacte à beaucoup d’égards, que nous donne le chef moghol de l’Hindoustan se ressent d’ailleurs de ses habitudes occidentales et de ses préjugés. Il voit dans l’Hindoustan, et à juste titre, un monde nouveau. La neige qui siège éternellement sur les hautes montagnes du Tourân a disparu dans ce pays si différent des autres. Il manque à ses innombrables districts, pargannâs, états et tribus, cet arrosement plein de fraîcheur des sources et des ruisseaux des montagnes, qui répandent un charme si attrayant sur l’Iran, le Kaboulistân et le Tourkestân. De grands fleuves, il est vrai, enflés considérablement pendant la saison des pluies, débordent de leurs rives élevées et fertilisent les pays plats du Gar’m-sar (pays chaud), qui a en conséquence ses arbres, ses minéraux, ses animaux qui lui sont propres, ses tribus nomades, ses mœurs et ses coutumes ; mais Bâbăr n’y remarque aucun canal pour l’irrigation artificielle. Il signale seulement dans le Pândjâb, le Sirhind, à Agra et dans quelques autres endroits, des roues à puits, çà et là des étangs et quelques réservoirs, peu d’eaux courantes. Il est frappé du grand nombre d’espaces couverts de broussailles et d’arbrisseaux épineux où les paysans des pargannâs trouvent un asile de difficile accès, lorsqu’ils veulent se refuser au paiement des contributions excessives exigées par les percepteurs : ce sont les lieux désignés en hindwi par les mots djangall téri ou djangall tchettra, et plus tard, dans les rôles des contributions du Bengale, par ceux de djangall mahâls (districts forestiers), d’où l’expression djangall (ou djongle), devenue d’un usage si général parmi les Anglais dans l’Inde. L’historien Férishta, cent ans plus tard, re- marquait encore que ces touffes de bois qui s’étendent par toute l’Inde avaient favorisé plus d’une fois les révoltes des populations. Bâbăr trouve le pays uniforme, les villes mal construites, les villages misérables, les palais et les jardins indignes d’être comparés à son paradis du Kaboulistân. Les populations demi-nues de l’Hindoustan lui paraissent aussi peu recommandables que leur pays : les habitans sont surtout agriculteurs et pasteurs, mais ils ne sont pas beaux, « ne connaissent point les douceurs de l’intimité sociale » (ce qui, dans la pensée de Bâbăr, signifie qu’ils ne sont pas joyeux compagnons et francs buveurs). L’amitié, l’échange des sentimens libéraux, la vie de famille, leur sont, selon lui, étrangers. Il ne reconnaît aux Hindous aucun génie, aucune délicatesse dans l’esprit, aucun talent pour l’architecture, etc. Il énumère beaucoup de choses qui lui manquent dans l’Inde et qu’il possédait dans son pays. Il soupire après ses bons raisins de Kaboul, ses melons musqués, ses fruits délicieux, Teau fraîche de ses montagnes. On ne trouve pas de bons chevaux ; la nourriture est inférieure ; la viande et le pain sont loin de valoir ceux de Kaboul ; on ne trouve ni bains, ni collèges ; l’éclairage y est misérable et dégoûtant ; on ne connaît pas même l’usage des chandeliers, etc.

Ce qui résulte de ces remarques un peu minutieuses, c’est qu’en effet, à cette époque (époque de décadence, à beaucoup d’égards, pour l’Hindoustan), les peuples du Tourân et de l’Iran étaient plus civilisés non-seulement que les Hindous, mais que la plupart des peuples européens. Toutefois Bâbăr rend justice à l’Hindoustan sous plusieurs rapports : c’est un grand pays, riche en or et en argent ; le climat, pendant les pluies, y est délicieux ; on n’y souffre pas des extrêmes du chaud et du froid comme à Balkh et à Kandahâr ; l’industrie y a fait de grands progrès ; les artisans de toutes professions y sont innombrables. Bâbăr remarque avec quelle facilité les populations hindoues changent de place dans un pays où la culture et l’irrigation demandent si peu d’industrie et d’efforts, comment des villes considérables sont complètement abandonnées du jour au lendemain, comment des hameaux deviennent promptement des villages, et les villages des villes.

Les imperfections que Bâbăr avait signalées dans la civilisation de l’Hindoustan disparurent en partie grâce aux efforts intelligens de ses successeurs. Il avait commencé lui-même cette œuvre de perfectionnement, et les jardins en particulier avaient pris, sous son règne, un aspect tout nouveau ; mais l’impulsion donnée par le génie d’Akbăr amena des résultats d’une tout autre importance. Les défrichemens sur une vaste échelle, l’horticulture, l’architecture, etc., firent de rapides progrès. Abou’l-Fazl cite soigneusement les espèces d’arbres fruitiers ou d’arbrisseaux d’ornement dont l’empereur Akbăr introduisit ou améliora la culture. L’Inde prit une physionomie nouvelle : les bêtes fauves furent détruites, des chemins furent pratiqués dans toutes les directions, des terres vagues mises en culture, des peuplades errantes établies d’une manière permanente, des villes et des villages sans nombre fondés de toutes parts.

Le sultan Bâbăr, ainsi que d’autres grands capitaines, faisait mesurer exactement les étapes franchies par ses troupes dans le cours de ses expéditions : cet usage se maintint sous les empereurs suivans. Il donna aussi une attention particulière au service des postes. Les mesures itinéraires et agraires l’occupèrent également, et la principale mesure de longueur, gaz Sicandery, en usage depuis le sultan Sicănder Lôdl, fut remplacée par le gaz Bâbery (aune de Bâbâr), qui fut partiellement employé, même après la grande réforme d’Akbăr, jusque sous le règne de Djâhăn-Gûir. L’usurpateur Shère-Shâh marcha résolument dans cette voie de progrès, et pendant un règne de peu de durée accomplit de grandes choses. Il éleva de nombreux édifices publics, organisa sur une plus grande échelle le service des postes, entretint des routes stratégiques et commerciales qui traversaient l’empire par des lignes de plusieurs centaines de lieues, construisit des caravansérails pour les voyageurs, et ordonna qu’ils y reçussent l’hospitalité aux frais de l’état, quelle que fût leur religion. Enfin, par la vigueur de son administration et la sagesse de ses mesures de police, Shère-Shâh améliora considérablement la condition générale de ses sujets. Aussi ce règne passager a-t-il, comme époque de transition, laissé des traces honorées par le souvenir des peuples, et Akbăr trouva, en arrivant au trône, une impulsion déjà donnée au développement des ressources naturelles du pays et du bien-être des populations.

Ces belles et riches contrées furent plus convenablement appréciées par Akbăr et par son digne ministre qu’elles n’avaient pu l’être par Bâbăr. La description qu’Abou’l-Fazl nous a laissée de l’Hindoustan, bien que montrant sous un jour trop favorable, à certains égards, les hommes et les choses, n’en est pas moins un travail de la plus haute portée, qui n’avait eu de modèle chez aucun peuple, et qui doit être considéré comme le résultat d’immenses recherches, mises en œuvre par un génie du premier ordre. Partout Abou’l-Fazl y ramène le présent vers la base historique du passé, honorant ce qui existait d’utile et de grand avant son siècle, ce qui est indigène, national. À la statistique de chacun des soubâhs (grands gouvernemens ou vice-royautés), il joint une table chronologique et généalogique des anciennes dynasties avant la conquête mahométane, et un précis de l’histoire du pays, dont il cite souvent les sources. Il décrit l’agriculture, l’industrie, le commerce, la population indigène, les productions, les mesures locales, les poids, les monnaies. Sa description des villes, de leurs monumens et des choses remarquables de chaque pays contient un enseignement des plus riches sur l’état des notions historiques à cette époque. On doit même vivement regretter que la philologie critique et la philosophie des sciences naturelles n’aient pas encore soumis à une étude sérieuse les indications nombreuses et importantes que fournissent les nomenclatures en langues sanscrite, hindwi, persane, arabe, renfermées dans l’Ayîn-Akbăry. Abou’l-Fazl s’élève souvent, dans le cours de cet ouvrage, à des considérations d’ensemble qui témoignent de son instruction profonde autant que variée, et de la supériorité de ses vues. Il fait grand cas des Hindous, et donne une analyse complète de leurs institutions, qu’il a évidemment étudiées avec le plus grand soin et une entière absence de tout préjugé. Il apprécie les ressources naturelles du pays, et résume cette appréciation, au point de vue pratique, de la manière suivante :


« Considéré dans son ensemble, ce vaste empire est supérieur aux autres pays par l’excellence de ses eaux, la salubrité de l’air, la douceur du climat et le caractère tempéré des indigènes. Il est cultivé dans toute son étendue, et si peuplé, qu’on ne peut faire un côss (deux milles) sans rencontrer des villes, des villages et de bonne eau. Même au cœur de la saison froide, la terre est couverte de verdure, les arbres conservent leur riche feuillage, et pendant la saison des pluies, qui commence vers le mois de juin dans la plupart des provinces de l’Hindoustan et dure jusqu’en septembre, l’air est si délicieux, qu’il rend à la vieillesse la vigueur du jeune âge. Les Hindous, pris en général, sont religieux, polis envers les étrangers, d’un caractère affable et gai, avides de savoir, enclins aux austérités ascétiques et à la vie retirée, cependant éminemment propres aux affaires….. Ennemis, redoutables, ils sont amis fidèles….. Soldats intrépides, ils sont toujours prêts à faire le sacrifice de leur vie quand on les pousse au désespoir, ou celui de leur fortune, de leur réputation et au besoin de leur existence à un ami, ou même à un étranger dans le malheur, quand il a réclamé leur protection[3]. »


Tel était le pays, tels étaient les peuples sur lesquels Akbăr réussit le premier à établir une domination durable. Voyons maintenant à quelles conditions s’installa cette domination.

Dès le commencement de son règne, Akbăr donna une attention particulière à l’administration territoriale : ce ne fut cependant que vers la quinzième année de ce règne, qui dura un demi-siècle, qu’avec raide du radja Tăder-Măll et de Mouzăffer-Khân, Akbăr étudia les bases antiques du revenu foncier dans l’Hindoustan, et y introduisit les modifications que les circonstances nouvelles dans lesquelles le pays était placé indiquaient à sa haute intelligence. Des divisions territoriales mentionnées par Mânou, celle qui embrassait cent grâmas ou communes était la seule qui se fût conservée à peu près dans les conditions primitives du système hindou de gouvernement. Elle était connue, et l’est encore, sous le nom de parganneh. Le premier chef ou magistrat du parganneh, est toujours désigné dans le Dăkkhăn sous le nom de desmak ou dessaï. et dans l’Hindoustan sous celui de tchaoderi. L’officier comptable s’appelle despandi, et l’officier percepteur kanoungo[4].

Au milieu des changemens que le temps et la conquête ont amenés dans l’état politique de l’Hindoustan, la commune est restée l’atome indestructible, l’élément inaltérable dont s’est composé et se compose encore aujourd’hui un état ou principauté, un royaume, un empire dans l’Inde. Aussi, dans le tableau que nous allons tracer de l’organisation des communes dans l’Hindoustan sous Akbăr, c’est la situation actuelle de ces communes que l’on retrouvera.

La commune hindoue embrasse une certaine étendue de terrain occupée par une association de familles qui la possèdent et la cultivent, d’après des conditions déterminées par l’usage immémorial (âdat, dastour). Les limites du territoire de la commune sont fixées avec une précision toute cadastrale et soigneusement défendues contre tout empiétement. Les terres sont classées d’après les qualités du sol et réparties entre les familles, de manière à ce que chaque portion soit décrite et que les bornes en soient définies avec la même précision que le territoire communal. L’étendue de chaque pièce de terre, la nature du produit, le nom du propriétaire, etc., sont inscrits sur les registres de la commune. Chaque commune s’administre elle-même par l’intermédiaire d’un certain nombre d’officiers municipaux et d’agens inférieurs. Cette administration locale répartit et perçoit l’impôt dû au gouvernement, ainsi que le montant des impositions destinées à couvrir les dépenses locales, telles que les réparations des murs d’enceinte, des temples, les frais des sacrifices et autres cérémonies ou fêtes publiques, les aumônes, etc. Elle rend la justice en première instance, punit les moindres délits, pourvoit en général à tous les besoins de la communauté, en sorte que, bien que soumise au gouvernement de l’état dont elle fait partie, la commune hindoue est à beaucoup d’égards une petite république, complète dans son organisation. Son indépendance et ses privilèges, quoique souvent violés, ne sont jamais contestés, même par le pouvoir le plus tyrannique, et, dans l’intérieur de la commune au moins, les élémens de l’ordre existent et maintiennent une organisation forte de ses traditions séculaires et de sa simplicité, quand l’état lui-même est bouleversé par les révolutions. Un homme d’état familiarisé par un long séjour avec les mœurs et les habitudes de l’Hindoustan, capable de comprendre et de juger, avec toute l’indépendance d’un esprit élevé et toute l’autorité de l’expérience, cette question du rôle que joue la commune dans l’existence politique du peuple hindou, s’exprime ainsi[5] :


«Les populations des villages forment de petites républiques possédant dans leur sein à peu près tout ce qui peut les rendre indépendantes de toutes relations étrangères ; elles seules durent où rien ne semble durable. Les dynasties s’écroulent, les révolutions succèdent aux révolutions ; Hindous, Pathânt, Mahrattes, Sikhs, Anglais, deviennent maîtres tour à tour, mais la commune reste la même. En temps de troubles, les villageois prennent les armes et fortifient leurs villages. Une armée ennemie traverse le pays, les troupeaux sont rentrés dans l’enceinte des murs, et on laisse passer les troupes sans les inquiéter. Si le pillage et la dévastation menacent la commune et que les forces dirigées contre elle soient irrésistibles, les habitans se réfugiait dans des villages amis, et, une fois l’orage passé, ils retournent et reprennent leurs occupations. Si toute une province est pendant des années le théâtre de la guerre et ravagée par le pillage, le meurtre et l’incendie, en sorte que les villages demeurent abandonnés, les villageois dispersés se réuniront sur le territoire de la commune aussitôt que renaîtra l’espoir d’une possession tranquille. Une génération peut disparaître, mais la génération suivante viendra rallumer les foyers longtemps déserts. — Les fils reprendront la place de leurs pères ; le village sera rebâti au même endroit, les maisons seront reconstruites dans les positions qu’elles occupaient, les mêmes cultivées par les descendans de ceux que la guerre avait bannis ; souvent ce n’est pas chose aisée que de les chasser de leur commune, et, dans des temps de désordres et de convulsions intestines, il n’est pas rare qu’ils repoussent avec succès les attaques et parviennent à se soustraire à l’oppression. — Cette union des familles dans un danger commun, cette organisation qui fait de chaque commune une petite république, ont contribué plus qu’aucune cause à maintenir la nationalité hindoue intacte, pour ainsi dire, au milieu des révolutions et des changemens qui ont affecté la condition politique des divers états. Cette stabilité relative de la commune a garanti de tout temps à la masse de la nation un degré de liberté, d’indépendance et de bonheur beaucoup plus considérable qu’on ne l’aurait supposé dans un pays qui a été le théâtre de tant de dominations établies par la guerre ou par la violence des révolutions. »


Le chef du village (grâmâdhipati en sanscrit, patèl dans le Dăkkbăn et l’Hindoustan central, mandel au Bengale) est à la fois l’agent de la commune et celui du gouvernement. Depuis des siècles, ses fonctions sont héréditaires. En considération de sa qualité de premier magistrat, le gouvernement lui alloue une certaine étendue de terrain et lui accorde un traitement annuel ; mais la meilleure partie de son revenu consiste dans les redevances que le chef du village perçoit des chefs de famille. C’est lui qui arrête chaque année, avec le gouvernement, le montant de l’impôt territorial, et le répartit parmi les villageois suivant la nature et l’étendue de leurs terres. Il loue les terrains qui se trouvent sans cultivateurs, distribue les eaux pour l’irrigation, règle les différends, se saisit des malfaiteurs et les envole à l’officier du district. Ces fonctions municipales sont exercées en public dans un lieu désigné à cet effet, et, sur tous les points qui affectent l’intérêt de la communauté, les villageois prennent librement part à la discussion. Le chef du village est assisté par divers officiers, dont les principaux sont : le comptable du village (connu généralement dans l’Hindoustan sous le nom de patwari) et le garde champêtre. Le changeur, qui est en même temps l’orfèvre de la commune, le prêtre et l’astrologue (l’un de ces deux est ordinairement le maître d’école), le forgeron, le charpentier, le barbier, le potier, le corroyeur, quelquefois la danseuse et chanteuse publique, complètent assez généralement le personnel des employés communaux.

Ces détails suffisent pour donner une idée du gouvernement d’un village hindou sous un chef, seul intermédiaire entre l’état et les cultivateurs. Toutefois, dans un grand nombre de communes, il existe des propriétaires principaux avec lesquels le gouvernement a à traiter, soit collectivement, soit individuellement, et dans ces villages on distingue, au-dessous des grands propriétaires, des fermiers permanens, des fermiers temporaires, des laboureurs, enfin des artisans, qui se sont établis dans le village, parce qu’ils y trouvent un marché pour les produits de leur industrie. Ceux des cultivateurs qui prennent des terres à ferme, soit des propriétaires, soit du gouvernement, sont connus généralement dans l’Inde sous le nom de rayat, et les petits cultivateurs, plus particulièrement sous celui d’assami. Les véritables rayats ou fermiers permanens transmettent les champs qu’ils cultivent à leurs enfans. Le détail des droits que confère au cultivateur la culture permanente du sol et des obligations qu’elle lui impose, droits et obligations qui varient suivant les localités, nous entraînerait au-delà de notre but actuel. Il nous suffira de constater que l’administration de l’impôt territorial, dans toute l’étendue de l’Inde gangétique (et même dans tout l’extrême Orient), reposait, avant l’invasion mahométane, sur le principe que les lois de Mânou expriment de la manière suivante : « Les sages, qui connaissent les temps anciens, regardent toujours cette terre (Prithivî) comme l’épouse du roi Prithou, et ils ont décidé que le champ cultivé est la propriété de celui qui, le premier, en a coupé le bois pour le défricher[6]. » Le complément de cette règle, au point de vue gouvernemental, est contenu dans un vieil adage des Radjpouts, que nous avons essayé de traduire par ces mots : « La terre à moi, la rente au roi[7] ! »

La notion du droit du souverain à la propriété du sol ne date dans l’Inde que de l’invasion mahométane. La loi mahométane, telle que la comprenait une grande autorité légale de l’école hanifâ, Shams-oul-Aima (de Sarakhs), laissait seulement au malheureux cultivateur de quoi nourrir lui et sa famille pendant une année et de quoi ensemencer ses terres ; elle le soumettrait en outre à la capitation. Les premiers souverains musulmans exercèrent impitoyablement ce droit prétendu, et Aurăngzèbe lui-même, l’arrière-petit-fils d’Akbăr, n’eut pas honte d’ordonner, par un firman qui nous a été conservé, de lever le kharadj (impôt territorial) suivant la sainte loi et les commentaires d’Abou-Hanifa ! Autres étaient, nous venons de l’établir, les conditions fondamentales auxquelles devait satisfaire un gouvernement sage, et plus particulièrement un gouvernement imposé par la conquête, dans la répartition et la perception de l’impôt territorial, première source de ses revenus. Shère-Shâh fut le premier à comprendre et à mettre en pratique, dans l’Hindoustan, un système d’administration qui pût concilier les intérêts du fisc avec ceux des cultivateurs ; mais la courte durée de son règne ne permit de donner à ce système qu’un commencement d’exécution. À l’empereur Akbăr était réservée la gloire d’asseoir l’administration territoriale sur des bases larges et durables. Voici comment il y procéda. Il se proposa : 1o d’obtenir un arpentage exact de la terre ; 2o de déterminer le produit moyen de chaque bigah[8] de terre, et la proportion de ce produit que chaque cultivateur devrait payer au gouvernement ; 3" de fixer un équivalent en argent pour cette proportion une fois déterminée.

Pour atteindre sûrement le premier but, Akbăr résolut et établit un nouveau système de mesures uniformes pour tout l’empire : idée simple et féconde, dont l’application devait nécessairement se ressentir de l’imperfection des connaissances mathématiques et des instrumens de cette époque, mais qui n’en eut pas moins pour résultat de simplifier et de régulariser les rapports des cultivateurs, soit avec le gouvernement, soit entre eux. La base du nouveau système métrique introduit par Akbăr à cet effet fut l’ilâhy gaz, de 41 doigts[9], qui servit à son tour à former l’Akbăry bigah. de 3,000 gaz carrés. Akbăr perfectionna d’ailleurs les instrumens d’arpentage, et des officiers intelligens furent députés dans tout l’empire pour présider aux opérations cadastrales.

La détermination relative de l’impôt était une opération plus délicate que l’arpentage, et qui demandait plus de précautions. Les terres furent divisées en trois classes, suivant leur degré de fertilité. On détermina le produit moyen du bigah pour chaque classe, et la moyenne de ces trois produits fut considérée comme représentant le produit du bigah. Un tiers de ce produit constitua le droit du gouvernement ou l’impôt territorial. Le principe une fois arrêté, le gouvernement n’en reconnut pas moins à chaque cultivateur qui se croyait trop imposé le droit de réclamer une nouvelle mesure de ses terres, avec le partage de la récolte qui en était la conséquence. En outre, afin de concilier les droits du fisc avec la justice due aux cultivateurs, il fut décidé que les terres qui n’avaient pas besoin de se reposer paieraient la totalité de l’impôt chaque année, — que les terres en jachère ne paieraient que lorsqu’elles seraient remises en culture, — que les terres envahies par l’inondation, ou qui auraient été trois années sans culture et exigeraient quelques dépenses pour les remettre en valeur, ne paieraient que les deux cinquièmes la première année, trois cinquièmes la seconde, quatre cinquièmes les deux années suivantes, et l’impôt total la cinquième année. Toute terre enfin qui aurait été improductive pendant plus de cinq ans obtiendrait des conditions plus favorables encore.

Ces points étant ainsi réglés, il restait à arrêter comment, dans la plupart des cas, le paiement de l’impôt en nature serait remplacé par un paiement en argent. Le gouvernement se fit donc remettre les prix courans des denrées, dans chaque commune, pour les dix-neuf années antérieures au mesurage des terres[10], et la valeur des récoltes fut estimée d’après la moyenne des prix fournis par ces documens. À l’expiration de dix années, l’assiette de l’impôt fut établie sur la moyenne des perceptions faites pendant ces dix années, et on dut le régler ainsi, pour l’avenir, de dix ans en dix ans. Ce système de cadastre et de perception de l’impôt est encore en usage aujourd’hui, même dans les parties de l’Hindoustan qu’Akbăr n’avait pu ranger sous son autorité et où les avantages qui distinguent ce mode de perception l’ont fait adopter.

En même temps que cette grande mesure recevait son exécution, Akbăr abolit un nombre infini d’impositions indirectes et d’honoraires exigés par les agens de l’administration, et qui pesaient de la manière la plus vexatoire sur les classes inférieures. Le résultat de ces divers changemens fut de réduire considérablement les demandes du fisc, c’est-à-dire le revenu brut, mais de diminuer, dans une proportion plus grande encore, les frais de perception et les non-valeurs. Les revenus réels de l’état restèrent ainsi à peu près ce qu’ils avaient été dans l’hypothèse la plus favorable à la réalisation de ce produit sous l’ancien régime, et les peuples furent soulagés. Abou ’l-Fazl remarque même à ce sujet que l’impôt était moins lourd par le fait sous Akbăr qu’il ne l’avait été sous l’usurpateur Shère-Shâh, quoique celui-ci prétendît n’exiger du cultivateur que le quart du produit de sa terre, tandis qu’Akbăr lui en demandait le tiers.

Les instructions d’Akbăr à ses gouverneurs et à ses receveurs généraux nous ont été conservées dans l’Aym-Akbăry, et montrent toute sa sollicitude pour l’application juste et libérale de son système, comme, en général, pour la sécurité et le bien-être de ses sujets. Aucune branche des revenus publics ne fut affermée sous son règne ; il enjoignit à ses receveurs généraux de traiter directement, autant que possible, avec les cultivateurs, et de ne pas s’en rapporter aveuglément au chef du village et au patwari. Les instructions d’Akbăr, rédigées avec un soin particulier par Abou’l-Fazl[11], sont bien dignes d’être étudiées et méditées par quiconque veut se faire une idée exacte de la capacité administrative de cet habile ministre, digne interprète d’un monarque juste et bienfaisant.

Les convictions de l’empereur Akbăr en fait de gouvernement et les principes fondamentaux qu’il avait adoptés comme règles de sa conduite se déduisent de sa correspondance, du témoignage d’Abou’l-Fazl, et de celui des autres écrivains mahométans des XVIe et XVIIe siècles, du Dabistân en particulier. Pour Akbăr comme pour tous les princes de sa race, un roi est l’ombre de Dieu sur la terre ; de plus un souverain ne peut bien gouverner qu’en s’aidant des conseils de sages ministres, en se montrant soigneux de l’honneur et de la dignité des grandes familles, « L’empereur Akbăr, dit le Dabistân (IIIe volume, p. 136 et 137), écrivit tout un livre d’avis au roi de Perse, et ce livre est écrit de la main du shaikh Abou ’l-Fazl. Quelques préceptes de ce livre sont comme il suit : « Les grands parmi le peuple, qui sont dépositaires des divins secrets, doivent être considérés avec les yeux d’une admiration bienveillante et garder leur place dans nos cœurs. Le Créateur de l’univers leur a confié la direction du monde apparent, pour qu’ils veillent sur le bonheur des peuples sans négliger surtout l’honneur et la gloire des grandes familles. » Ce passage est remarquable. Soit qu’Akbăr eût été amené par ses propres réflexions à considérer le maintien des grandes familles et de leur influence comme on des principaux moyens de bon gouvernement, soit qu’il eût trouvé l’idée première de ce principe dans les anciennes institutions des Hindous, il en fit une application constante aux pays que la conquête rangea successivement sous sa domination. Les omrahs de la cour moghole représentent historiquement la pairie en Angleterre, avec cette différence toutefois qu’ils ne transmettaient à leurs descendans ni leurs titres ni leurs dignités. Cette circonstance est digne d’attention ; elle nous montre en effet que dans la variété infinie des gouvernemens sous lesquels de grandes nations ont prospéré jusqu’à notre époque, le principe de l’égalité civile des familles a pu être maintenu avec avantage dans un état despotique, tandis que l’institution de la noblesse héréditaire et les privilèges de la naissance se sont combinés, sans inconvéniens sensibles, dans une monarchie républicaine avec une représentation nationale restrictive du pouvoir souverain et la liberté de la presse. Le fait est que l’organisation du vaste empire moghol telle que l’a conçue et réalisée le génie d’Akbăr différait essentiellement de tous les gouvernemens qui avaient précédé le sien. C’était une monarchie despotique tempérée par le protectorat, les privilèges des communes, et subsidiairement, dans un grand nombre de cas, par les droits de la féodalité héréditaire et le pouvoir seigneurial concédé pour un temps.


II. — L’AYIN-AKBĂRY ET LES THÉORIES GOUVERNEMENTALES d’AKBĂR.

La source principale où il faut puiser non-seulement des données précises sur le gouvernement d’Akbăr, mais encore des renseignemens positifs sur l’esprit et les mœurs de son époque, est sans contredit l’Ayîn-Akbăry. Les justes reproches qui ont été adressés à la rédaction de ce grand ouvrage, et qu’Elphinstone en particulier a fait valoir avec une sage critique et une grande impartialité, doivent nous mettre en garde contre les témoignages d’Abou’l-Fazl en tout ce qui touche au récit des faits qui peuvent affecter la réputation de prudence, de sagesse, d’impeccabilité relative qu’il revendique partout pour son héros ; mais à l’égard des institutions gouvernementales, des règlemens administratifs, de la vie publique du souverain et des habitudes de sa vie privée, l’Ayîn-Akbăry, appuyé, comme l’est son témoignage, par toutes les autorités contemporaines sans exception, doit être considéré comme le monument le plus précieux qui nous ait été transmis par le XVIe siècle sur l’état politique et social de l’extrême Orient. Nous sommes loin de penser cependant que la traduction de Gladwin fasse pleinement connaître cet admirable recueil. Cette prétendue traduction (comme le dit Duncan Forbes)[12], publiée il y a soixante-neuf ans, n’est qu’une version maigre et incomplète à tous égards, plutôt un extrait qu’une traduction, et encore cet extrait fourmille-t-il d’omissions importantes, d’erreurs et de négligences palpables. Il faut convenir en même temps que la traduction d’un pareil ouvrage était une œuvre d’une extrême difficulté à l’époque où Gladwin l’a entreprise, même avec l’appui de Warren Hastings, qui en comprenait cependant toute l’importance. Ce grand homme d’état, dans la minute où en sa qualité de gouverneur général il recommande la publication de la traduction de Gladwin au patronage du conseil des Indes, s’exprime ainsi : « Cet ouvrage sera une acquisition d’autant plus précieuse pour la science européenne qu’il expose la constitution première de l’empire moghol, et que l’original a été écrit sous les yeux du fondateur de cet empire. Il aidera le jugement de la cour des directeurs sur plusieurs points importans pour les intérêts de la compagnie ; il montrera en quoi l’administration actuelle se rapproche des principes de l’ancien gouvernement indigène, principes qu’on trouvera peut-être supérieurs à ceux qu’on a fondés sur leurs ruines, et certainement d’une application beaucoup plus aisée comme étant plus familiers aux esprits des peuples de l’Inde ; il fera voir également les conséquences probables d’une déviation quelconque de ces principes. »

Dans cette même minute, Warren Hastings exprime une opinion très favorable sur le travail de Gladwin. Il n’est pas douteux qu’on doive tenir compte à Gladwin du zèle et du talent qu’il a montrés dans l’exécution de cette version, si imparfaite qu’elle ait été, ainsi que de la franchise avec laquelle il a fait allusion aux omissions aux incertitudes qu’on pourrait lui reprocher. Les temps sont changés : l’étude des langues asiatiques et de l’Hindoustan tout entier a fait de tels progrès, qu’une traduction complète de l’Akbăr-Nâmeh et de l’Ayîn-Akbăry (qui ne forment, à proprement parler, qu’un seul ouvrage) pourrait être abordée aujourd’hui avec succès en consultant les annales indiennes (celles du Radjasthân en particulier) et les auteurs mahométans dont les travaux sont entrés dans le domaine de la science historique européenne depuis un quart de siècle. Exécutée dans les conditions philologiques que nous avons indiquées, avec le concours d’un certain nombre de savans et d’artistes, ce serait une entreprise digne d’une grande nation, car ce serait à la fois faire connaître une des époques les plus intéressantes de l’histoire orientale, constater pour ainsi dire ce qui s’est passé à l’une des principales étapes de l’humanité, et éclairer peut-être d’un jour tout nouveau l’ethnographie et l’histoire naturelle de l’Inde[13].

Les extraits que nous avons déjà donnés de l’Ayîn-Akbăry, principalement en ce qui touche à la réforme du culte et-à l’administration des revenus territoriaux, suffisent pour montrer le mélange singulier d’enthousiasme religieux et d’esprit philosophique, de larges vues et de minutieuse ponctualité dans la pratique des affaires, qui distingue le caractère d’Akbăr et celui de son ministre. Quelques citations relatives à l’administration générale de l’empire, à l’organisation de la cour moghole, quelques détails sur les habitudes du grand empereur, compléteront l’ensemble des renseignemens qui nous paraissent indispensables à une appréciation générale du gouvernement d’Akbăr.

«Celui-là est noble entre tous, dit Abou’l-Fazl, qui sait commander à ses passions et se conduire avec une égale convenance envers les hommes de toutes les classes de la société… — Le plus noble exercice du pouvoir suprême, dit-il encore, consiste à améliorer les mœurs, à encourager et perfectionner l’agriculture, à régler convenablement les différentes branches de l’administration et à entretenir une armée bien disciplinée. Il est impossible d’atteindre ces résultats si désirables sans s’étudier à mériter l’affection des peuples par une sage administration des finances et la plus stricte économie dans les dépenses de l’état. Quand on ne perd pas de vue ces conditions indispensables, les différentes classes de la société jouissent d’une égale prospérité. » Cette théorie gouvernementale repose évidemment sur la notion d’un pouvoir absolu, mais paternel. La pratique y répondit pendant toute la durée du règne d’Akbăr ; mais ce ne fut qu’à dater de la vingtième année de ce règne que l’assiette de l’impôt fut définitivement établie, et à dater de la quarantième, que le système entier du gouvernement reposa sur des règlemens et institutions régulièrement promulgués. C’est à cette dernière époque qu’il faut rapporter la division de l’empire en gouvernemens ou soubahs. Il n’y en eut que douze dans l’origine. Voici comment Abou’l-Fazl expose cette partie importante de l’œuvre gouvernementale d’Akbăr :

« Dans la quarantième année du règne de sa majesté, ses états comprenaient cent quinze sircars (provinces), divisés en deux mille sept cent trente-sept kasbas (villes), dont le revenu, réglé pour dix ans, s’élevait à une rente (impôt territorial) annuelle de 3 arribs 62 krores 97 laks 55,245 dams[14].

« L’empire fut alors partagé en douze grandes divisions, et chacune de ces grandes divisions confiée au gouvernement d’un soubadàr ou vice-roi. Le souverain du monde (l’empereur) fit distribuer à cette occasion 12 laks de bétels[15]. Les noms des soubahs ou vice-royautés étaient : Allahàbâd, Agrâ, Aoudh, Adjmir, Ahmedabâd, Băhâr, Bengâl, Dehly, Kaboul, Lahore, Moultân, Malwa. Quand sa majesté conquit le Bérar, Khândeish et Ahmâdnagăr, on en forma trois soubahs, ce qui porta le nombre des soubahs à quinze[16]. »


Le vice-roi portait le titre de sipâh sâlâr (correspondant à celui de général en chef)[17]. Il correspondait directement avec l’empereur et réunissait les pouvoirs civils et militaires. Le plus haut fonc- tionnaire militaire après lui était le faodjdâr, commandant en chef des milices et des troupes régulières dans chaque province, chargé du maintien de la police territoriale, c’est-à-dire d’assurer la rentrée des contributions foncières. La justice était rendue, au nom du souverain, par une cour composée du mîr ad’l (grand-juge) et du quazy, assistés au besoin par les ministres des différentes religions, suivant la croyance des parties, dans les cas litigieux. Le receveur des contributions, amil gouzzar, était le principal officier des revenus publics dans les provinces : il avait sous ses ordres les tepaktchis ou percepteurs, et les trésoriers (dont Gladwin ne donne pas le titre en persan). Dans les grandes villes, la police était confiée à un fonctionnaire d’un rang élevé, connu encore aujourd’hui sous le nom de katwàl ou koulwàl. Les instructions très détaillées données à ce magistrat le placent, aussi exactement que possible, dans les conditions d’importance politique, d’utilité et d’influence locale, qui distinguent chez nous le préfet de police. Ces instructions sont en général irréprochables au point de vue de l’humanité et de la justice. Nous y avons remarqué la consécration d’un principe qui devait avoir été souvent méconnu avant le règne d’Akbăr, et qui l’est de nos jours encore dans bien des pays civilisés, — l’inviolabilité du domicile, Cette disposition, si honorable pour Akbăr, est spécialement rappelée dans le Dabistân. À côté de plusieurs prescriptions d’un caractère également recommandable, on est affligé autant que surpris de trouver une injonction au koutwâl de faire couper la tête de quiconque aura bu dans la même coupe que le bourreau, — ou le doigt seulement s’il a mangé des alimens cuits pour cet exécuteur public ! On ne peut expliquer cet écart tout à fait inattendu des principes de justice et des habitudes essentiellement humaines d’Akbăr que par l’horreur que lui inspiraient les professions liées de près ou de loin à la destruction des créatures de Dieu. Aussi, dans ces mêmes instructions au koutwâl, lui est-il expressément recommandé de veiller à ce que les bouchers, ceux qui lavent les corps morts ou se livrent à d’autres occupations impures, habitent dans des quartiers éloignés des demeures des autres hommes, qui devaient, ajoutent les instructions, éviter la société de ces misérables à l’esprit borné et au cœur endurci. — Bien que les vice-rois eussent le pouvoir de condamner à la peine capitale, il leur était enjoint de n’avoir recours à l’application de cette peine que dans les cas de flagrant délit, en cas de sédition par exemple ; hors de ces circonstances exceptionnelles, ils ne devaient ordonner l’exécution du coupable qu’après confirmation de la sentence par l’empereur[18].

L’ensemble des instructions données aux principaux officiers du gouvernement dans les provinces est, nous le répétons, marqué au coin de la prévoyance, de la sagesse, de l’humanité et de la justice. Quelques habitudes de despotisme s’y montrent encore çà et là ; quelques remarques frivoles ou vaniteuses, quelques préjugés puérils contrastent avec l’élévation ordinaire de la pensée et la solidité du jugement ; mais le système gouvernemental dont elles sont l’expression garantissait évidemment à cette singulière agglomération de peuples placés par le droit divin ou la conquête sous le sceptre d’Akbăr les conditions de liberté, de bien-être et de progrès compatibles avec leurs croyances, leurs habitudes et le degré de civilisation générale auquel ils étaient parvenus.


III. — INSTITUTIONS RELIGIEUSES DONNÉES PAR AKBĂR A l’HINDOUSTAN.

Au milieu des agitations prodigieuses dont l’Inde fut le théâtre sous l’empereur Akbăr, pendant ce règne d’un demi-siècle, on éprouve une vive satisfaction à démêler une pensée persévérante d’humanité, d’organisation et de paix. Il est consolant de reconnaître que les qualités qui assignent à Akbăr un rang élevé parmi les plus grands monarques sont de l’ordre civil, et qu’il a moins brillé par ses exploits militaires que par la sagesse de son gouvernement. Si une bravoure poussée jusqu’à la témérité, si la vive intelligence des choses de la guerre, si la rapidité du coup d*œil dans l’action, l’énergie entraînante dans l’attaque, la clémence après la victoire, sont les vertus du conquérant, Akbăr les a possédées sans doute à un haut degré ; mais sa valeur réelle comme souverain d’un vaste empire créé par son ambition, organisé par son génie, se résume essentiellement dans les actes de son administration intérieure. Nous n’aurons pas été le seul à l’affirmer, mais nous aurons peut-être été le premier à faire reposer cette affirmation sur la discussion des faits que la critique historique a dégagés des annales louangeuses des contemporains ou des récits des voyageurs.

Akbăr était ambitieux : le penchant aux émotions de la bataille et aux jouissances de la conquête, s’il lui fut transmis par ses ancêtres, s’était développé naturellement dans une âme aussi ardente, dans une constitution aussi virile que la sienne. Des cinquante ans de son règne, il en passa trente-six dans l’Inde gangétique, et quatorze sans interruption dans le bassin de l’Indus ou dans l’Afghanistân. C’est là sans doute, indépendamment des hautes raisons politiques qui l’appelèrent et le retinrent longtemps dans ces contrées, qu’il se sentait involontairement attiré par les souvenirs de son jeune âge et le voisinage du berceau de Babăr, ce grand homme dont il avait continué la race et l’empire, dépassé la puissance et la gloire. Nous avons dit qu’après avoir affermi sa domination dans le nord, il avait reporté son attention sur le sud et résolu d’entreprendre la conquête du Dăkkhăn. On l’a beaucoup blâmé d’avoir voulu étendre sa puissance de ce côté ; mais Elphinstone a fait observer, avec sa justesse accoutumée et sa connaissance des peuples et des mœurs de l’Orient, que les pays qu’Akbăr envahit avaient jadis été soumis à la couronne de Dehly, et qu’il eut encouru bien plutôt le blâme qu’il n’eût obtenu les louanges de ses contemporains, s’il eût négligé l’occasion de reculer les frontières de son empire au-delà de la Nărbăda. Quoi qu’il en soit, il ne saurait être douteux, d’après l’ensemble de tes actes, qu’Akbăr plaçait sa véritable gloire dans la bonne administration de ses États, et qu’il voulait surtout confier à la reconnaissance des peuples l’immortalité de son nom.

Los sages règlemens qu’il mit en vigueur, et dont il surveillait Lui-même l’exécution avec le zélé le plus infatigable et le plus minutieux, embrassaient toutes les branches du service public et le service de la maison impériale. Semblable en ce point à notre Charlemagne (qui a montré autant de génie avec moins de connaissance et de respect de l’humanité, dans un siècle, il est vrai, plus voisin de la barbarie, mais chez un peuple plus compacte, plus homogène et plus fort), il ne dédaignait aucun détail et paraissait aussi soucieux de l’entretien de ses jardins, de la prospérité de ses écuries, de ses étables, de ses pigeonniers, du bon état de ses ateliers de menuiserie et d’armurerie, que de la bonne organisation de ses troupes, des triomphes de ses armes ou de sa politique, de la vigilance de sa police, de la tranquillité et du bien-être de ses sujets. l’Ayîn-Akbăry, rédigé par son ordre et sous ses yeux, nous a transmis ces règlemens ou institutions avec leurs exposés de motifs tracés de main de maître. Bien que la rédaction de ce bel ouvrage se ressente des habitudes d’adulation qui s’unissaient dans l’esprit d’Abou’l-Fazl (comme dans celui de tous les seigneurs de ce temps) à une admiration sincère du grand empereur, il est impossible de le lire avec attention sans se convaincre qu’Akbăr était un homme d’une haute intelligence, d’une bonté et d’une magnanimité qui devaient lui gagner tous les cœurs, et de plus d’une piété exaltée. Sous ce dernier rapport, le caractère d’Akbăr mérite d’être étudié avec un soin particulier, parce que ce tour religieux de son esprit a exercé une très grande influence sur ses déterminations comme souverain, et ne nous semble avoir été suffisamment apprécié ni par les historiens indigènes ni par les historiens européens.

L’immense série des croyances religieuses qui règnent encore depuis la Perse et l’antique Bactriane jusqu’aux rives du Brahmapouttra offre un des sujets d’études les plus vastes et les plus curieux, que le philosophe et le moraliste puissent embrasser. Ces croyances ont plusieurs points de contact, mais on y peut signaler aussi les divergences les plus singulières, en sorte que deux systèmes de croyances partis clairement de la même source aboutissent à des résultats opposés, ou que, se rencontrant, se confondant pour ainsi dire en un point capital, ils s’éloignent ou se contredisent de façon à dérouter toute recherche. On y est parfois choqué du mélange des dogmes ou de la perversion des principes : à côté d’une conception qui vous frappe par sa sublimité, viennent se placer les manifestations d’une crédulité dégradante : à côté de l’ascétisme le plus rigoureux, de la pureté et de la simplicité des mœurs, surgissent le matérialisme le plus hardi, la sensualité la plus effrénée. Les élémens les plus discordans y sont comme mêlés et confondus. Au milieu de ce chaos, une sorte de poésie superstitieuse plane sur toutes les existences, pénètre toutes les intelligences et les unit par un lien mystérieux. Un Indien vit et respire dans l’atmosphère du surnaturel : un dieu, un esprit, un ange, un diable, une fée ou une sorcière, l’épie et le surveille, pour ainsi dire, caché derrière chaque buisson ou chaque quartier de rocher[19]. Ce que nos intelligences occidentales considèrent comme d’absurdes légendes a ici un caractère divin : ce sont des faits non-seulement probables, mais certains, attestés par de sages mounis, et d’ailleurs en parfaite harmonie avec l’état du monde à l’époque où vivaient ces divins ascètes et avec ce que la nature conserve encore de cet état primitif. Le vieux pandit s’extasie sur les exploits amoureux de Krishna, qui, en Europe, l’enverraient aux galères. Les idées qui servent de base à nos jugemens et à notre approbation morale sont bouleversées par cette naïve et imperturbable admiration. Quelle opinion peut-on se former de la valeur intellectuelle de ces innocens enthousiastes ! Et cependant, dans la pratique, ni la raison, ni la conscience de l’Hindou ne semblent affectées par l’admission de ces puérilités. Nous pouvons le prendre en pitié, rire de lui comme d’une espèce de don Quichotte spiritualiste ; mais, dans les affaires ordinaires de la vie, nous trouvons qu’il ne manque ni de sens, ni de tact, et qu’il se montre en général aussi honnête, aussi moral que ses juges. De l’accomplissement de ses pèlerinages et des cérémonies qui sont liées à ses croyances, il retire une satisfaction intérieure et des droits toujours respectés à la considération publique, qui l’indemnisent largement de son ignorance philosophique. « En gravissant le Pounaguiri, dit un voyageur auquel nous empruntons une partie de ces remarques, je rencontrai une famille qui revenait après avoir visité un lieu de pèlerinage ; la vieille mère s’avançait d’un pas mal assuré, et non sans émotion, le long des précipices, mais son œil brillait de la flamme de la foi la plus ardente, et témoignait de la conviction qu’elle venait d’assurer son bonheur éternel ! N’eût-il pas été cruel de chercher à la détromper<ref> Voyez le major Madden dans son mémoire sur les montagnes de Kamaoun./ref> ? » Ne nous dissimulons pas que, pour ces pauvres Indiens, les légendes religieuses, les traditions empruntées au Ramayana, au Mahabharata, remplacent nos drames, notre opéra, nos romans, nos poèmes, nos journaux, et, à tout prendre, n’ont-elles pas un caractère de vérité et d’exactitude relatives aussi satisfaisant que les récits aventureux dont se contente l’Occident ? Il est possible, sinon probable, que Ram et Krishna, tels que les Hindous se les représentent, n’aient jamais répondu à des types réels ; mais qu’avons-nous le droit d’en conclure, nous autres Occidentaux ? Si nous analysons nos propres sentimens, nous trouverons que don Juan, don Quichotte, Roland, Renaud, Falstaff, et tant d’autres créations de l’imagination humaine, vivent autant et plus dans notre esprit et nos discours que César, Alexandre, Napoléon. Cet ordre d’idées, cultivé de préférence par des imaginations avides du merveilleux, a peut-être été la principale cause, pour le dire en passant, de l’absence presque totale d’historiens dans l’Inde proprement dite. Les écrivains indiens ont négligé l’histoire véritable, rationnelle, exacte en un mot, pour s’adonner de préférence à la poésie épique et au roman.

Les mahométans établis depuis longtemps dans l’Inde gangétique ou dans le Dăkkăn partagent les convictions des Hindous sur l’existence et l’intervention des esprits, des génies, sur l’efficacité des pèlerinages, sur la puissance surnaturelle que de saints personnages ont acquise par des actes de dévotion et de méditation, par la pénitence et par la prière. Les races auxquelles appartenaient les conquérans ou les usurpateurs qui ont exercé une influence si remarquable sur les destinées de l’Hindoustan avaient conservé les traditions de leurs ancêtres sur la nature mystérieuse des astres, sur le culte dû à ces sources éternelles de feu, de lumière, de vie. La conversion des Moghols et des Tourks à l’islamisme n’avait pu avoir pour résultat de détourner leur imagination de ces sublimes rêveries. Ils retrouvaient d’ailleurs dans l’Hindoustan des croyances semblables aux leurs sur les rapports intimes qui liaient la destinée de l’homme aux mouvemens et aux qualités occultes des planètes et des étoiles. « Les sages, dit le Dabistân[20], croient que chaque grand prophète était voué à un astre particulier : Moïse à Saturne par exemple, Jésus au Soleil, Mahomet à Vénus. — Tchenguiz-Khân (Gengiskan) adorait les astres, et plusieurs circonstances merveilleuses s’observaient dans sa personne. Il faut placer en première ligne la crise extatique connue sous le nom de washt, pendant laquelle certains esprits des étoiles s’unissaient à lui. » L’auteur du Dabistân dit encore de l’empereur Akbăr : « Il a vénéré méditativement l’image du seigneur des feux ou lumières (le soleil), jusqu’à ce qu’il ait poussé cet exercice de méditation si loin qu’il suffit qu’il couvre ses yeux pour que le grand objet lui soit présent. Alors, quel que soit celui des puissans et illustres personnages de Hind, Irân ou Grèce, ou de tout autre pays, qu’il désire voir, cette personne se présente à sa vue, et il voit des lumières, explore des routes nouvelles sans nombre, et se rend maître du temporel et de l’éternel. » Ce passage est curieux, quand on le rapproche du récit des faits plus ou moins constatés que le somnambulisme magnétique offre de nos jours à la curiosité du public. Plus loin, l’auteur du Dabistân, racontant la mort du philosophe Kamrân de Shiraz, qui avait été contemporain d’Akbăr, s’exprime ainsi : « Kamrân, voyant arriver sa dernière heure, dit à ses disciples qui l’entouraient : « Je crois à la divinité du souverain Créateur, à la prophétie de l’intelligence, à la sainteté (imâmet) de l’esprit, au ciel étoilé comme kiblah (temple, autel, le point vers lequel on doit se tourner dans l’acte de la prière) et à la délivrance finale par la philosophie, et je déteste les francs penseurs et toutes les autres religions. » Au moment de mourir, Kamrân prononça les noms de l’Être existant par lui-même, de l’intelligence, de l’esprit et des astres ; les assistans répétèrent en chœur ses paroles jusqu’à ce qu’il eût quitté sa dépouille mortelle. Sa vie s’était étendue au-delà de cent ans, et il avait conservé jusqu’au dernier moment ses forces et ses facultés intactes. Il eût préféré être brûlé après sa mort ; mais, prévoyant qu’on s’y opposerait, il recommanda à son ami Houshiar de l’enterrer en ayant soin de tourner ses pieds vers l’occident, comme cela avait eu lieu pour Aristote et ses disciples, Houshiar se conforma à sa volonté à cet égard. Suivant son désir, il alluma aussi une lampe qu’il laissa brûler à la tête de son cercueil pendant toute une semaine, « en honneur de la planète (le seigneur Moushterry, Jupiter) qui gouvernait alors sa destinée, et distribua les alimens et les vêtemens appropriés à cet astre parmi les brahmanes et les nécessiteux, qui tous prièrent pour que Jupiter se montrât propice, afin que l’âme de Hakîm Kamrân pût être réunie aux esprits purs. » La prospérité de la race de Gengiskan paraissait si intimement liée à ces croyances traditionnelles, que le même auteur déclare, dans un autre endroit, «qu’aussi longtemps que les sultans des Moghols ont professé le culte des astres, ils ont conquis les habitans du monde ; mais aussitôt qu’ils ont abandonné ce culte, ils ont perdu beaucoup de pays, et ceux qu’ils ont conservés se sont trouvés être sans force et sans valeur. »

Si l’on se rappelle les pratiques superstitieuses de Houmayoûn, comment il souffla sur le front de son fils en lisant à haute voix, au coucher de la lune, quelques versets du Korân, etc., on comprendra qu’Akbăr, élevé au milieu de musulmans zélés et fanatiques, disposé d’ailleurs à se passionner pour une religion qu’il croyait révélée à Mahomet par Dieu lui-même, ait été sincèrement dévoué d’abord à la loi du Korân. Marié de très bonne heure, mais arrivé à l’âge de vingt-huit ans sans avoir d’enfans qui eussent vécu «au-delà d’une heure astronomique, » dit Djăhan-Guir dans ses Mémoires, il alla au village de Sikry, à dix côss environ d’Agra, pour visiter un saint derviche, Sheikh-Selim, et sollicita l’intervention de ses prières à l’effet d’obtenir du Tout-Puissant qu’il lui accordât au moins un héritier. En présence de ce saint personnage, il fit vœu, s’il avait un fils, de faire à pied le pèlerinage d’Agra à la tombe de Khôdjah Moyin-ed-dîn, dans la cité d’Adjmîr. Une de ses bégums était fort avancée dans sa grossesse à cette époque ; il l’envoya à la maison du sheikh, à Sikry, où elle accoucha d’un prince, soultân Selim, et la même année (1569) Akbăr accomplit le pèlerinage annoncé. Il visita plusieurs fois le tombeau du pîr (guide spirituel, saint) Moyin-ed-dîn et d’autres lieux sanctifiés par la résidence ou la mort de quelque éminent confesseur de la foi musulmane. Il paraîtrait même qu’il eut, dans la vingt et unième année de son règne, l’intention de faire le pèlerinage de La Mecque ; mais déjà sa tolérance marquée pour d’autres opinions religieuses, et son penchant à s’informer des particularités qui caractérisaient les diverses croyances adoptées par l’humanité, avaient alarmé le bigotisme musulman.

Vingt ans s’écoulèrent sans qu’Akbăr jugeât à propos d’exprimer publiquement ses doutes sur la légitimité des croyances islamiques. Son temps avait été tellement absorbé, dans cet intervalle, par la guerre et la politique, qu’il ne lui avait pas été possible de s’occuper de l’examen des questions religieuses, examen auquel le portait cependant le penchant naturel de son esprit. Il s’était montré depuis longtemps tolérant par principe et par caractère, et lorsqu’il introduisit dans les traités qu’il eut à conclure avec plusieurs radjas la clause qu’une de leurs filles entrerait dans le harem impérial, il laissa à ces princesses la liberté de pratiquer les cérémonies de leur religion. Le concours éclairé et énergique qu’il trouva d’ailleurs dans ses conseillers favoris, Sheikh-Abou’l-Fazl et son frère aîné, Sheikh- Feizy[21], hommes d’une grande libéralité de sentimens et d’une habileté reconnue, ne dut pas peu contribuer à détruire sa confiance première dans l’excellence de la doctrine du Korân et à lui faire pressentir les avantages qui pourraient résulter, pour l’affermissement de son empire, de l’adoption d’une croyance qui embrasserait, en les conciliant, les principaux dogmes du mahométisme et de la révélation brahmanique. Ni lui cependant ni ses conseillers ne pouvaient se dissimuler les difficultés que rencontrerait l’introduction d’un nouvel ordre d’idées et de pratiques religieuses. Ce ne fut donc qu’avec une extrême prudence, et en ménageant à l’antagonisme des diverses croyances des occasions de se manifester sur un terrain où la violence fanatique devait nécessairement faire place à une discussion rationnelle, c’est-à-dire en présence même du souverain, qu’Akbăr et ses amis commencèrent à jeter les fondemens de la réforme projetée.

L’empereur saisit le premier prétexte favorable qui s’offrit d’appeler l’attention des seigneurs de sa cour sur l’insuffisance des prescriptions du Korân. Ce fut en 1575. Une controverse très vive s’était engagée entre les docteurs musulmans sur la grande question du mariage. Les uns soutenaient que le texte du Korân autorisait tout vrai croyant à avoir jusqu’à quatre femmes légitimes, mais non plus ; les autres maintenaient au contraire que le texte autorisait jusqu’à neuf femmes légitimes, — et les uns aussi bien que les autres appuyaient leur conviction sur des citations empruntées aux docteurs les plus renommés. — Un autre point, non moins vivement controversé, était celui de la légalité du mariage temporaire appelé moutâh, et conséquemment de la légitimité des enfans issus d’un semblable mariage. Sur ce point également et sur d’autres encore relatifs au mariage, les opinions et les autorités variaient d’une manière trop frappante pour ne pas ébranler la foi la plus robuste dans l’infaillibilité de la loi musulmane. Akbăr, à dater de cette époque, ne cacha pas son opinion sur l’incertitude dangereuse des textes et des doctrines du Korân ; il multiplia ses entrevues et ses conférences avec les hommes instruits de toutes les sectes et de toutes les religions. Il parut obéir d’ailleurs, ou crut céder peut-être en effet à une inspiration secrète, en proclamant dès ce temps la mission qu’il se croyait appelé à remplir. Voici comment Abou’l-Fazl explique et justifie cette détermination :


« Quand l’heure arrive où, pour le bonheur de l’humanité, la vérité doit être manifestée, un homme apparaît tout à coup, doué de ce savoir surhumain et revêtu par Dieu de la robe impériale, afin qu’il ait autorité pour conduire les hommes dans le vrai chemin. Tel est de nos jours l’empereur Aklbăr. Dès l’heure de sa nativité, les astrologues avaient été instruits de ses hautes destinées, et s’étaient communiqué à voix basse cette grande et triomphante nouvelle. Sa majesté jugea longtemps à propos de cacher à tous les yeux cette vocation mystérieuse ; mais comment éviter ce que le Seigneur tout-puissant a résolu dans sa sagesse ? Encore enfant, Akbăr faisait involontairement des choses qui surprenaient ceux qui en étaient témoins, et quand enfin ces actes merveilleux prirent malgré lui un caractère tellement évident, que les moins clairvoyans en étaient frappés, il reconnut que la volonté du Tout-Puissant l’avait destiné à guider les hommes dans la voie du salut, et commença à enseigner, à l’extrême satisfaction de ceux qui étaient avides de savoir, etc. »

L’Akhar-Nameh ne dit rien ou presque rien de la religion introduite dans l’Inde par l’empereur Akbăr, Abou’l-Fazl s’étant réservé de traiter ce sujet dans l’Ayîn-Akbary d’une manière générale, sauf à y revenir (comme il le dit lui-même) dans un écrit spécial que sa mort prématurée ne lui permit pas de mettre au jour. Nous n’avons même à cet égard, dans l’Ayîn-Akbary, que des notions fort incomplètes ; mais le Dabistân et le Muntakhab al Tawârikh de Sheikh-Abdoul Kâdăr Badaouni, cités par Kennedy[22] dans sa notice sur les institutions religieuses d’Akbăr, nous permettent de porter un jugement assez exact sur les convictions particulières qui déterminèrent Akbăr à s’arrêter aux nouveaux principes de croyances qu’il proclama et aux formes d’adoration qu’il mit en usage. Parmi les conférences religieuses supposées que nous a transmises le Dabistân, il en est une assez étendue qui se passe entre un philosophe, un brahmane, un musulman, un parsi, un juif et un chrétien, conférence à laquelle Akbăr lui-même est censé prendre part. Le philosophe y résume la discussion par une exposition générale de la nouvelle doctrine et conclut en ces mots : « Ainsi, pour tout homme sage, il doit être évident que la seule voie de salut est celle que nous a tracée l’illustre Akbăr ; celui qui veut la suivre doit s’abstenir de tout acte de luxure et de sensualité, de détruire tout ce qui a vie, d’attenter à la propriété d’autrui, de l’adultère, du mensonge, de la calomnie, de la violence, de l’injustice et de propos méprisans. Les moyens d’obtenir la félicité éternelle sont compris dans l’exercice des vertus suivantes : libéralité, indulgence et tolérance ; chasteté, dévotion, tempérance, courage, douceur, politesse ; ferme résolution de plaire à Dieu plutôt qu’aux hommes, et enfin résignation à la volonté du Créateur. »

Akbăr n’admettait l’authenticité des missions divines ni dans la personne d’un Dieu incarné, ni dans celle d’un homme inspiré ; il est donc probable que l’auteur du Dabistân, en accordant à Akbăr les noms d’apôtre et de messager ou envoyé de Dieu, n’a voulu que se conformer au langage adopté à l’égard de Mahomet. Il est au moins certain qu’Akbăr ne prit aucun de ces titres ; mais, comme il était nécessaire de distinguer la foi nouvelle et son fondateur par des désignations spéciales, il se fit appeler Khalî-Oullah ou vice-régent de Dieu, et voulut que la religion qu’il prétendait enseigner fût désignée par l’épithète ilâhi (divine), ou plus exactement «de Dieu. » Il est à remarquer que, comme preuve décisive ou criterium de sa croyance, Akbăr alléguait qu’elle était en tout d’accord avec la raison. Par la raison seule, elle pouvait et devait être comprise et affermie, comme il était de son essence d’être propagée par la seule persuasion et non par la force. En 1578, voulant donner une sanction éclatante aux réformes qu’il méditait, Akbăr fit publier une ordonnance revêtue des sceaux des principaux docteurs en théologie et des personnages les plus renommés pour leur savoir, déclarant que l’intérêt et la prospérité de la religion exigeaient que l’empereur fût considéré et reconnu comme seul directeur suprême de la foi. C’était imiter, sans le savoir, mais par de plus nobles motifs, la conduite de Henri VIII d’Angleterre. À dater de cette époque, la fameuse formule du kalma : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète, » fut remplacée par la formule suivante : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Akbăr est son khalîf[23]. » C’était introduire le déisme pur et nier non-seulement la mission divine de Mahomet, mais toute interposition, toute médiation à titre de prophétie ou d’apostolat entre l’homme et Dieu. Aussi, dans les vingt-sept années qui s’écoulèrent entre la fameuse ordonnance de 1578 et la mort d’Akbăr, l’abolition graduelle de toutes les institutions particulières au mahométisme occupa presque exclusivement l’empereur. De là l’adoption d’une ère nouvelle, datant de l’avènement d’Akbăr au trône de l’Hindoustan, et les nombreuses modifications introduites dans la loi musulmane, jusqu’alors la seule applicable aux familles de cette croyance. Il est remarquable qu’Akbăr ne toucha point au culte hindou, malgré son aversion pour toutes les pratiques de l’idolâtrie. L’antiquité de ces pratiques et leur alliance intime et constante avec la vie publique et privée des Hindous ne permettaient pas, en effet, qu’un souverain humain et bon politique comme l’était Akbăr courût risque de s’aliéner la confiance et l’affection de la très majeure partie de ses sujets en essayant d’attaquer leurs croyances par le côté le plus inexpugnable, celui des habitudes invétérées.

La perfection de la religion nouvelle ne consistait pas d’ailleurs, selon Akbăr, dans certaines formules de prières et dans de vaines cérémonies, mais dans la pureté d’une vie sans tache, dans la pratique constante du bien, dans la subordination des attachemens mondains à l’amour de l’humanité, et surtout dans l’habitude de rapporter à Dieu chaque pensée, chaque détermination, chaque acte de la vie.

Nous manquons de détails sur la forme définitive donnée par Akbăr au culte ilâhi. Une religion aussi spirituelle et aussi abstraite n’admettait probablement pas, dans les convictions de ce grand homme, des formes liturgiques ou des démonstrations extérieures compliquées. Aussi Akbăr fut-il le seul pontife et le seul ministre du nouveau culte, et ce culte n’eut point de temples. Les efforts d’Akbăr et de ses amis tendirent constamment à discréditer le prophète arabe et ses doctrines, ainsi que les pratiques de l’islamisme ; mais l’obligation par lui proclamée, de ne servir la cause de sa grande réforme que par la persuasion, s’opposait à ce qu’il gênât ouvertement les musulmans dans l’exercice de leur religion et à ce qu’il imitât les sectateurs du Korân ou des Védas en élevant autel contre autel, en confiant à des ministres particuliers l’enseignement et la propagation de la foi nouvelle. Comprenant toutefois qu’il pouvait être indispensable au but qu’il se proposait de populariser sa doctrine par l’adoption de quelques cérémonies qui s’adresseraient à des objets extérieurs liés d’une manière évidente et intime à l’adoration du Créateur, il eut recours à certaines pratiques de l’astrolâtrie qui lui semblaient concilier ce que lui dictait sa conscience avec la nécessité de se prêter dans des limites raisonnables aux faiblesses et aux tendances matérielles de la multitude. Les savans pouvaient entretenir des opinions différentes au sujet de l’existence des esprits, de l’unité divine, de l’être existant par lui-même, quelques sectes pouvaient admettre la légitimité de ces notions, d’autres les nier ; mais il n’y avait pas de négation possible au sujet de l’existence du feu, de la splendeur et de la bienfaisance du soleil. Raisonnant d’après ces prémisses, Abou’l-Fazl exprime dans les termes suivans l’importance du grand exemple qu’Akbăr voulut donner chaque jour à ses sujets :


« L’empereur ne se permet jamais de tourner en ridicule les opinions d’aucune secte ou religion ; il ne songe qu’à faire un bon emploi de son temps et à ne négliger aucun de ses devoirs religieux, en sorte que, grâce à la pureté de ses intentions, chaque action de sa vie puisse être considérée comme un hommage à la Divinité. Plein de reconnaissance envers la Providence, il lui demande sans cesse de le guider dans l’examen de sa propre conduite ; mais il implore plus particulièrement cette faveur à certaines heures de la journée. Ainsi, au point du jour, au moment où le soleil émet ses premiers rayons, à midi quand ce flambeau de l’univers resplendit de tout son éclat, et le soir quand il se dérobe aux regards des habitans de notre globe, à minuit enfin, lorsqu’il va recommencer sa marche ascendante, — ces grands mystères se célèbrent en l’honneur du Tout-Puissant, et il faut plaindre les intelligences obscurcies par l’ignorance au point de ne pas en comprendre la signification. Puisque c’est un devoir indispensable pour tous de proportionner la reconnaissance au bienfait, ne devons-nous pas des hommages sans un à ce dispensateur des biens d’ici-bas, à cette fontaine éternelle de lumière ? Et c’est surtout aux princes de la terre qu’il convient de s’incliner devant ce souverain des deux, symbole de la divine influence qui les protège ! Sa majesté professe une grande vénération pour le feu en général, et pour la lumière artificielle, qu’on doit regarder comme une émanation de la lumière naturelle[24]. »


Conformément à ces principes, Akbăr se prosternait devant le soleil ou devant une image de cet astre, et recommandait à ses disciples la pratique constante de cette adoration mystérieuse.

La formule d’initiation au culte ilâhi nous a été conservée dans L’Ayin-Akbăry, et il ne sera pas sans intérêt de rapporter les termes exprès d*Abou’l-Fazl à ce sujet :


« L’empereur, dans sa sagesse, se prête difficilement au désir de ceux qui recherchent les bienfaits de l’initiation. — Comment pourrais-je enseigner, dit sa majesté, quand j’ai besoin moi-même d’être instruit ? — Cependant, si le pétitionnaire donne des marques évidentes de sa sincérité, et s’il insiste avec importunité, il est admis un dimanche au moment où le soleil va passer au méridien. Le récipiendaire se prosterne devant l’empereur, la tête nue et le turban sur la paume de ses mains ; il prononce alors la formule suivante : « Je rejette loin de moi la présomption et l’égoïsme, causes de tant de maux, et viens ici en suppliant, faisant vœu de consacrer le reste de ma vie dans ce monde à mériter l’immortalité. » — Sa majesté étend alors la main vers le récipiendaire, l’aide à se relever, replace le turban sur sa tête, et dit : « Mes prières sont adressées au ciel en votre faveur, afin que vos aspirations soient exaucées, et que vous obteniez la vie réelle après la vie apparente d’ici-bas. » — Il lui donne ensuite le shăst[25], sur lequel on a gravé l’un des grands noms de Dieu et les mots Allâh Akbăr, en sorte qu’il puisse comprendre le sens du vers suivant :

Le vrai shăst et l’œil pur ne manquent point le but.

L’initié recevait ensuite quelques instructions ou injonctions spéciales, qui sont mentionnées dans l’Ayîn-Akbăry.

À toutes ces injonctions positives, Akbăr avait ajouté une recommandation expresse, à tous les vrais disciples, de ne point porter de barbe au menton. Nous ne saurions trouver d’autre explication à cette étrange répugnance d’Akbăr que le désir passionné qu’il éprouvait de contrarier en tout les prescriptions du Korân. Il paraîtrait même, d’après les relations des jésuites et d’autres témoignages, que l’antipathie d’Akbăr pour tous les signes extérieurs et pratiques de la religion musulmane le porta à encourager ses sujets musulmans à ne plus fréquenter les mosquées, qu’il n’hésita pas à souiller plusieurs de ces temples de l’islamisme en les convertissant en écuries, en magasins, qu’il fit abattre les minarets, etc. Cependant ces démonstrations intolérantes et passionnées nous semblent tellement opposées au caractère d’Akbăr, que nous doutons de l’exactitude de ces assertions.

Nous avons déjà eu occasion de remarquer qu’Akbăr respecta singulièrement les habitudes religieuses et les préjugés des Hindous. Le prince Sélim (depuis Djâhăn-Guîr) ayant demandé à son père quel était le motif de ces ménagemens pour des idolâtres, Akbăr lui répondit : « Mon cher enfant, je suis un puissant monarque, l’ombre de Dieu sur la terre. Je vois que le Tout-Puissant accorde les bienfaits de sa gracieuse providence à toutes les créatures sans distinctions ; je remplirais mal les devoirs du rang suprême, si je retirais ma compassion ou mon indulgence d’aucun de ceux qui sont confiés à ma charge. Je suis en paix avec la grande famille humaine, avec toutes les créatures de Dieu : pourquoi donc me permettrais-je, par quelque motif que ce fût, d’être la cause de molestations ou d’agressions envers qui que ce soit ? D’ailleurs les cinq-sixièmes de l’humanité ne se composent-ils pas, soit d’Hindous, soit d’autres infidèles ? et si je me laissais aller aux sentimens qu’indique la question que vous m’adressez, quelle autre alternative me resterait-il que de les exterminer tous ? J’ai donc cru que le parti le plus sage était de les laisser tranquilles. — Il ne faut pas oublier d’ailleurs que la classe dont nous parlons, ainsi que les autres habitans d’Agra, est utilement occupée, soit de l’étude des sciences, soit de la pratique et du perfectionnement des arts utiles à l’humanité. Un grand nombre d’Hindous sont arrivés aux plus hautes distinctions dans l’état, et l’on rencontre, à vrai dire, dans cette capitale des hommes de toutes les races et de toutes les religions qui existent sur la surface du globe, et auxquels je dois une égale protection. »

On peut rapprocher cette admirable réponse, qui nous a été trans- (MANQUE UNE LIGNE) roi de Portugal que nous reproduisons plus loin, et on se convaincra que l’esprit de tolérance qui distingua si éminemment Akbăr s’alliait chez lui au sentiment le plus net et le plus élevé de ses devoirs comme souverain. S’il fit intervenir son autorité pour modifier quelques-unes des institutions des Hindous, ou, pour mieux dire, de leurs coutumes superstitieuses, ce fut exclusivement dans un intérêt d’humanité. C’est ainsi qu’il ne voulut pas souffrir qu’une veuve fût brûlée, contre son gré, avec le corps de son mari[26], qu’il permit aux veuves de se remarier, qu’il défendit qu’on eût recours aux jugemens de Dieu, que les filles fussent mariées avant l’âge de puberté, qu’on égorgeât des animaux pour les sacrifices, etc. En même temps il se garda bien de chercher à discréditer, comme il l’avait fait pour le mahométisme, les doctrines fondamentales de la religion des Védas et les principales cérémonies ou les habitudes innocentes liées, dans le système hindou, à l’accomplissement des devoirs domestiques. Indépendamment des motifs politiques qui l’avaient déterminé à se montrer ainsi tolérant à l’égard des Hindous, il est à présumer qu’il avait été frappé de la vitalité inhérente à cette grande organisation sociale dont les profondes racines plongeaient dans l’antiquité la plus reculée. Et à ce sujet nous ne pouvons nous empêcher de remarquer le phénomène particulier que présente la société hindoue envisagée au point de vue de ses croyances et de ses habitudes religieuses. Des principales religions qui florissaient autrefois dans l’Asie occidentale, cinq ont disparu, ont cessé d’être dominantes, ou enfin n’existent plus qu’à l’état sporadique : ce sont le sabéisme, le culte hébraïque, le paganisme proprement dit, le culte de Zărdhăst (Zoroastre), et le christianisme. Ces différens systèmes de croyances religieuses ont été remplacés, comme moyen de gouvernement, par une religion, comparativement nouvelle : des côtes de la Méditerranée aux rives du Sirr (le Iaxartès des anciens), la seule foi nationale reconnue est celle de Mahomet. Or, aucun des pays compris dans cet immense espace ne repoussa énergiquement les premières invasions des musulmans et leurs tentatives de prosélytisme. L’Hindoustan seul, envahi par eux à son tour, a su conserver son ancienne religion. Sept cents ans de guerres ou de persécutions, ou de tentatives de conversions par l’appât des honneurs et des ri(liesses, n’ont pu entamer la croyance hindoue, depuis la première invasion mahométane par Mahmoud, en 1001, jusqu’à la dernière par Ahmăd-Shâh en 1761. Un siècle d’essais tentés par la domination chrétienne avec les merveilles de sa force matérielle, les séductions de son commerce, de son luxe, de ses arts, de ses sciences, de ses prédications patientes, n’a pas fait, à cet égard, la moindre impression. Akbăr, en refusant d’imiter ses prédécesseurs dans leur intolérance sanguinaire, avait donc montré sa supériorité sur l’esprit de son siècle, et donné à son arrière-petit-fils, Aurângzèbe, un exemple dont ce musulman fanatique n’a pas su profiter, ce qui a amené la chute de l’empire moghol.

Ce grand fait politique et religieux suffit pour démontrer combien sont fausses les idées, si longtemps accréditées en Europe, de la faiblesse constitutionnelle des races hindoues. L’opinion qu’on s’était formée de l’infériorité intellectuelle et de la dégradation morale des Hindous ne repose pas sur de meilleurs fondemens. — Le témoignage des hommes les plus éminens et les plus dignes de confiance par leur expérience et la libéralité de leurs idées, Warren Hastings, sir John Malcolm, etc., ne laisse aucun doute à cet égard. En 1813 notamment, sir John Malcolm, qui depuis a commandé en chef dans l’Inde et a été gouverneur de Bombay, s’exprimait ainsi devant la chambre des communes :


«….. Du moment que vous entrez dans le Băhâr ou plutôt dans le district de Bănarès, aussi bien que dans les territoires du năwâb d’Aoude, dans le Douâb et dans tous les pays soumis au pouvoir de la compagnie de ce côté, vous trouvez dans les Hindous une race d’hommes non moins distingués, généralement parlant, par la richesse de leur taille, plutôt supérieure qu’inférieure à celle des Européens, et la vigueur de leur constitution (développée chez presque tous par l’habitude des exercices gymnastiques) que par les plus nobles qualités de l’âme. je parle plus particulièrement des Râdjpouts[27], qui forment une portion considérable de la population. Ils sont braves, généreux et humains et ne se font pas moins remarquer par leur véracité que par leur courage. L’armée du Bengale se compose, en grande partie, de ces hommes, et c’est un fait digne d’observation, qu’on est rarement obligé d’avoir recours à des punitions corporelles dans cette armée, le moindre reproche ayant autant d’effet sur eux que les peines disciplinaires les plus sur les troupes des autres nations. »


La classe militaire peut, il est vrai, être considérée dans l’Inde comme l’élite de la population, mais il est à remarquer que l’ensemble de la population hindoue a été jugé d’autant plus favorablement que le jugement porté a été le fruit d’une plus longue expérience.

Le colonel Munro[28] a exprimé aussi devant la chambre des communes la haute opinion qu’il s’était faite de la moralité des Hindous des deux sexes et de la civilisation hindoue en général. Ses conclusions sont dignes d’une attention particulière. « Les Hindous, dit-il, ne sont pas inférieurs aux nations de l’Europe, et si la civilisation pouvait devenir jamais un article de commerce entre les deux pays, je suis convaincu que la balance des importations serait en faveur de l’Hindoustan. » Tout en tenant compte d’une certaine exagération libérale qu’on serait peut-être en droit de reprocher aux dépositions que nous avons invoquées, on ne saurait se refuser à reconnaître que l’ensemble des témoignages, émanés comme ils le sont d’hommes éminens par leur intelligence, leur instruction et la part qu’ils ont prise au gouvernement du pays, décide péremptoirement la question de l’infériorité prétendue des races hindoues. Que ces races aient dégénéré sur certains points de l’Inde, que les classes privilégiées aient, depuis longtemps déjà, cessé de maintenir la pureté relative de leur sang et de leurs institutions, et que la civilisation hindoue en général semblât plutôt rétrograder que rester stationnaire dès le temps d’Akbăr, — tout cela peut être plus ou moins susceptible de démonstration, mais les argumens que l’on pourrait tirer de ces faits pour soutenir la thèse étrange de l’infériorité a priori ne nous paraissent pas plus concluans que les argumens que l’on prétendrait fonder sur des faits analogues en ce qui touche certains peuples de l’Occident, si différens d’eux-mêmes à diverses époques de leur histoire.

Ce qui est certain, c’est que dans l’Hindoustan la caste sacerdotale et la caste guerrière se rattachent par leurs traditions, leurs croyances et leurs habitudes spéciales, aux grands rameaux caucasiques. Les secrètes sympathies d’une origine commune devaient révéler proroptement à une haute intelligence comme celle d’Akbăr le fort et le faible des peuples sur lesquels elle aspirait à dominer. Aussi voyons-nous ce prince, élevé dans la religion musulmane, entouré exclusivement de musulmans à son arrivée dans l’Hindoustan, affermi sur son trône par l’énergique Behrâm-Khân et par ses frères d’armes et de croyance, rechercher bientôt l’alliance des grandes familles hindoues, appeler les chefs hindous dans ses conseils et à la tête de ses troupes, et former des intrépides Râdjpouts sa cavalerie d’élite. Bien plus, comme s’il eût reconnu que le respect pour les femmes, la fidélité vigilante aux consignes les plus délicates, le dévouement le plus héroïque et le fanatisme du point d’honneur fussent les attributs distinctifs de cette race, c’était aux Râdjpouts qu’était confiée la garde de l’enceinte intérieure du harăm : les omrâhs de service, les adhiâns (hommes d’armes) et autres corps de la garde impériale étaient campés en dehors des portes[29]. S’il admirait la bravoure chevaleresque et l’intelligence militaire chez les Râdjpouts, il savait apprécier l’aptitude merveilleuse d’autres classes de la grande famille brahmanique aux détails de l’administration intérieure, aux combinaisons fiscales, leur intelligence des procédés de l’agriculture et de l’industrie. Avec les pandits, quelque déchus qu’ils fussent de l’érudition première de leur caste, il se plaisait à s’entretenir de la science et de la philosophie de leurs ancêtres. Il plaçait un Mânn-Sing ou un Tadar Mall, nobles hindous, à la tête de ses armées mahométanes ou de sa grande réforme administrative, et il chargeait de graves moullahs, des musulmans sanctifiés par le pèlerinage de la Mecque, un sheikh Feizy, un Abou’l Fazl, un hadjy Hibrahîm, etc., de traduire en persan les livres sacrés de l’Inde gangétique.

Ainsi Hindous et musulmans furent appelés à l’aider dans ses efforts pour créer l’unité gouvernementale. Ainsi ce grand homme trouva des élémens d’organisation, de force et de progrès dans cette diversité de races, d’habitudes et de croyances qui semblaient ne pouvoir constituer que des élémens de discorde, de désordre et de ruine. Il aurait voulu cimenter l’union politique et sociale qu’il était parvenu à établir parmi ses sujets immigrés et indigènes à l’aide d’une transaction religieuse, et nous avons vu que ce fut là le but de la réforme qu’il introduisit d’abord dans les classes supérieures de la société avec l’espoir qu’elle s’infiltrerait peu à peu dans les masses : méprise d’un cœur aimant et d’une haute pensée ! Ce fut au moment qu’il donnait à ce déisme pur, tempéré par le sabéisme, un caractère officiel que les clartés du christianisme brillèrent pour la première fois sur sa vaste intelligence et firent naître en lui l’espoir d’arriver par les révélations de l’Évangile à la découverte des vérités absolues qui peuvent seules guider les individus et les peuples dans la connaissance et l’accomplissement de leurs devoirs. C’est de cette époque, en un mot, que datent ses relations avec les jésuites.


IV. — RELATIONS D’AKBAR AVEC LES JÉSUITES. — SON CARACTERE COMME SOUVERAIN ET COMME HOMME PRIVÉ.

Nous avons consulté pour l’histoire des relations d’Akbăr avec les jésuites toutes les sources auxquelles il paraissait raisonnable de puiser, et nous avons eu principalement recours au recueil de Pierre Du Jarric, dont nous donnons le titre détaillé en note à cause de son importance[30]. Cet ouvrage, malgré le manque absolu de critique historique qu’on y remarque, porte un caractère général d’exactitude et de bonne foi (souvent crédule, sans doute) qui n’exclut pas de temps à autre une certaine vivacité de narration et une appréciation assez juste des hommes et des choses. Ce qui nous touche surtout dans le récit de Du Jarric, c’est qu’il a été commencé peu de temps après la mort d’Akbăr, en 1608, et terminé dix ans après, en 1614 ; qu’il a été composé sur les lettres des missionnaires qui vivaient à la cour d’Akbăr, lettres recueillies de deux ans en deux ans par le père Ferdinand Guerreiro, portugais, « homme d’un jugement net et solide, et bien versé dans ces histoires, » comme le dit Du Jarric ; c’est enfin que les principaux faits mentionnés par Du Jarric sont confirmés par le témoignage des historiens indigènes. Il résulte clairement de l’examen critique que nous avons fait de ces diverses autorités que l’empereur, indépendamment des relations et conférences qu’il eut avec des missionnaires isolés, demanda et obtint à trois reprises différentes qu’il lui fût envoyé de Goa des missionnaires jésuites autorisés à résider un certain nombre d’années à sa cour. La première mission, composée des pères Rodolphe d’Aquaviva (sans doute le padre Redef mentionné dans l’Akhar-Nameh), Antoine de Monserrat et Henriquez, arriva à Fattehpour Sikry (résidence favorite d’Akbăr) en février 1580, et Rodolphe d’Aquaviva resta auprès de l’empereur jusqu’en 1583. La seconde mission, confiée aux pères Édouard Leiton, Christophe Véga et un autre qui n’avait pas encore reçu les ordres sacrés, arriva à la cour moghole en 1591 ; elle n’y séjourna qu’une année. La troisième enfin quitta Goa à la fin de l’année 1594 et rejoignit l’empereur le 5 mai 1595 à Lahore, où la cour était établie depuis plusieurs années.

Ce fut dans l’intervalle qui s’écoula entre la première et la seconde mission des jésuites qu’Akbăr, résolu d’approfondir les dogmes de la religion du Christ, écrivit au roi de Portugal une lettre qui nous a été conservée dans le recueil d’Abou’l-Fazl. Nous allons la faire connaître d’après la version de J. Fraser[31], celle de J. Hanway[32], et la traduction littérale que nous devons à l’obligeance du savant traducteur du Korân[33].

« Répandons le tribut de nos louanges au pied du trône du vrai roi, dont la puissance est à l’abri du choc de la décadence et dont l’empire est inaccessible à l’atteinte des révolutions[34].

« L’étendue de la terre et du ciel visible n’est qu’un petit recoin de sa création, et l’espace infini un échantillon de ses œuvres. — C’est lui qui gouverne et maintient par des règles immuables l’ordre de cet univers, et qui dirige la société humaine par l’organe de la haute raison des souverains dont la justice et la fermeté assurent l’exécution des lois. — C’est lui dont la volonté toute puissante a mis dans chaque individualité le besoin d’affection et d’amour qui unit l’immense variété des êtres par une inclination mutuelle et fait sortir de cette tendance commune l’harmonie et le lien de la création.

« Louange infinie soit aussi offerte aux âmes pures de toutes les catégories de prophètes et d’envoyés qui ont constamment marché dans les voies du Seigneur et ont guidé leurs semblables dans les sentiers de la vérité !

« Ceux d’entre les hommes clairvoyans qui empruntent leurs lumières aux flambeaux de la sainteté savent bien que, dans ce bas-monde où se réfléchit le monde spirituel comme dans un miroir, rien n’est préférable à l’amour ou plus sacré que l’amitié. Aussi attribuent-ils l’économie et la disposition admirable de l’univers à l’affection et à l’harmonie. — Quand le soleil de l’amour éclaire nos cœurs, il dissipe jusqu’au fond de l’âme les ténèbres de la vie mortelle, et cela est surtout désirable pour les princes dont la bonne intelligence mutuelle est la garantie du bonheur des peuples. — C’est pourquoi tous les efforts d’une intelligence élevée tendent à favoriser, à entretenir ces sentimens d’union et d’amitié parmi les serviteurs de Dieu, et surtout parmi les rois que la faveur divine a placés à la tête de l’humanité. — Plus particulièrement devons-nous désirer resserrer les liens de fraternité qui nous unissent à un prince dont l’esprit éclairé et le zèle qui l’anime pour la propagation des ordonnances de Jésus sont au-dessus de toute description et de tout éloge. — Le voisinage de nos états[35] de ceux d’un prince aussi renommé rend cette alliance plus indispensable encore ; mais attendu que plusieurs obstacles et raisons majeurs rendent une conférence personnelle impraticable, on ne peut y suppléer que par des ambassades et par la correspondance. Puisque c’est le seul moyen de remplacer les avantages d’une entrevue et d’une conversation intime, nous y avons recours, avec l’espoir que ces communications ne souffriront aucune interruption, et qu’ainsi s’établira une manifestation mutuelle de nos sentimens et de nos désirs en ce qui touche à nos intérêts réciproques. — Votre majesté n’ignore pas que les savans et les théologiens de tous les temps et de tous les pays, malgré la diversité de leurs opinions sur le monde extérieur et le monde intellectuel, s’accordent en ce point, que le monde extérieur n’est d’aucune importance par rapport à l’autre, et cependant les prétendus sages de toutes les nations et les grands de la terre se donnent un mal infini pour améliorer leur condition dans ce monde périssable, où tout n’est qu’apparences, et consacrent le meilleur de leurs vies et leur temps le plus précieux à l’acquisition des trompeuses délices, des vains plaisirs et des joies passagères qui les absorbent tout entiers. — Le Très-Haut, dans sa bonté infinie et par l’effet de sa grâce éternelle, a permis qu’au milieu de tant d’obstacles et du tourbillon des affaires, mon cœur le cherchât toujours ; et bien qu’il ait soumis à ma puissance tant d’états considérables, que je m’efforce de gouverner de mon mieux et de manière à rendre tous mes sujets contens et heureux, cependant (et j’en bénis son saint nom !) sa volonté a été ma règle, et l’accomplissement de mes devoirs envers lui, le but constant de mes actions et de mes désirs. — Considérant en même temps que la plupart des hommes, enchaînés par la coutume de leurs habitudes héréditaires ou entraînés par l’exemple, suivent aveuglément la religion dans laquelle ils sont nés, sans se donner la peine de peser dans leur esprit la juste valeur des argumens ou des preuves qu’on invoque en faveur de leurs croyances, et sont ainsi privés de l’excellence de la vérité, dont la découverte est le but légitime de tout esprit raisonnable, Je me plais à converser avec les hommes les plus instruits des diverses religions et profite des discours de chacun d’eux[36].

« Comme la différence des langues est un obstacle entre nous, il serait à désirer que vous voulussiez bien m’envoyer une personne qui fût en état de me faire comprendre toutes les hautes questions, afin que je puisse les graver dans mon esprit. — J’ai entendu dire que les livres divins, tels que le Pentateuque, les Psaumes et les Évangiles, ont été traduits de l’arabe en persan : si Fon peut se procurer dans votre pays ces traductions ou celles de tous autres livres d’une utilité générale et parfaite, faites qu’ils me soient envoyés.

« Afin de cimenter notre amitié et de donner une base plus solide à l’affection qui doit nous unir, nous avons envoyé vers vous le refuge de la sayadat (descendance des prophètes), le personnage rempli de mérites qui nous a donné maintes preuves de fidélité et d’un entier dévouement, Săyed Măzăffer, qui est l’objet de notre faveur et de notre distinction particulières. — Il est chargé de vous communiquer quelques paroles de notre part. — Fiez-vous à ce qu’il vous dira. — Tenez toujours ouvertes les portes de la correspondance et des ambassades réciproques, et que la paix soit avec celui qui suit le divin guide !

« Écrite dans le mois de rabby al avvăl 990 (avril 1582). »

Cette belle lettre n’a pas besoin de commentaire ; elle prouve clairement que, chez Akbăr, le désir de s’instruire dans la religion chrétienne était une idée fixe qui justifiait les tentatives faites à diverses reprises pour amener sa conversion. À un siècle et demi de là, un autre grand souverain, un conquérant dont le nom doit sa célébrité fatale aux instincts de destruction et de pillage qui lui firent envahir l’empire moghol et massacrer les habitans de Dehly, Nadăr-Shâh, prétendait s’instruire des dogmes de la religion chrétienne dans l’intention de substituer aux croyances de l’islamisme un culte mixte de son invention. Comme Akbăr, il fit traduire nos saintes Écritures, et quand ce grand travail fut terminé, il se le fit apporter à son camp (près de Therân) au mois de mai 1741[37], par les principaux membres de la commission qu’il avait instituée à cet effet, et qui se composait de moullahs, de prêtres juifs, arméniens et chrétiens. Nadăr les reçut à peu près civilement et jeta un coup d’œil sur leur version. Il s’en fit lire ensuite certaines parties, ce qui amena de sa part quelques plaisanteries sur les mystères de la religion chrétienne. Il se moqua, par la même occasion, des Juifs, et tourna également en ridicule Mohammăd et Aly. Il remarqua que les évangélistes ne s’accordaient pas plus dans leurs récits que ne le faisaient les prêtres chrétiens et les docteurs musulmans ; il en conclut qu’il devait rester dans les mêmes doutes que par le passé, mais il ajouta que, des deux croyances, s’il plaisait à Dieu de lui donner la santé, il s’engageait à faire une religion beaucoup meilleure qu’aucune de celles qui avaient jusqu’à ce jour été pratiquées par l’humanité. Il congédia ensuite les théologiens traducteurs en leur faisant quelques présens dont la valeur ne suffisait pas pour défrayer les dépenses de leur voyage. Ce qui a frappé Hanway, auquel nous empruntons ce récit (confirmé dans tous les points essentiels par le père Desvignes, missionnaire jésuite, l’un des traducteurs employés par Nadăr-Shâh)[38], ce qui nous semble, en effet, bien digne de remarque, c’est le contraste que forme la conduite de Nadăr-Shâh, dans cette occasion, avec la modération, la dignité et la sincérité qu’Akbăr a constamment manifestées dans ses fréquentes relations avec les ministres du culte catholique. Les deux souverains semblent, il est vrai, avoir montré la même indépendance en matière de religion, et Nadăr -Shâh affectait la prétention de devenir, comme Akbăr, le fondateur d’une croyance nouvelle. Seulement le but de Nadăr lui était exclusivement indiqué par son ambition et sa politique personnelles ; celui que se proposait Akbăr était, dans la pensée de ce grand homme, inséparable des scrupules de sa conscience et du bonheur de l’humanité.

Akbăr, à l’arrivée de la troisième mission partie de Goa pour sa cour et rendue à Lahore en 1595, reçut le père Jérôme-Xavier et ses compagnons avec de grandes démonstrations de joie ; il leur montra les livres dont les missions précédentes lui avaient fait cadeau, et parmi lesquels nous citerons, indépendamment des saintes Écritures, les Ordonnances de Portugal et les Constitutions de la Société de Jésus. L’empereur fit plus d’honneurs à ses nouveaux hôtes qu’il n’en faisait à ses principaux omrâhs, et il paraîtrait même que, dans une réception solennelle (28 août 1595), il les accueillit avec plus d’égards encore que des princes souverains ses vassaux, qui venaient lui rendre foi et hommage. Il accorda aux missionnaires toutes les facilités qu’il pouvait leur donner sans engager directement son gouvernement et compromettre inutilement leur propre sûreté. Il s’entretint fréquemment lui-même avec eux, assista plusieurs fois aux cérémonies de leur culte avec les démonstrations d’une humilité et d’une vénération sincères et toutes les apparences d’une conversion prochaine ; mais cette fois encore les espérances des chrétiens devaient être déçues. Cependant rien n’avait été négligé par les missionnaires pour assurer le triomphe de leurs armes spirituelles. Le plus profond respect témoigné en toutes circonstances à l’empereur et à sa famille ou aux grands personnages de sa cour, l’observance des formes de l’étiquette orientale poussée jusqu’à la prostration dans les occasions solennelles, l’empressement le plus gracieux à se prêter aux décisions ou aux caprices de la cour la plus brillante qui fût alors au monde, l’exemple des vertus chrétiennes, du zèle et du désintéressement de l’apostolat, l’enthousiasme ardent et calme à la fois d’une conviction sincère, les ressources de l’instruction européenne, tout fut mis en usage et apprécié sans aucun doute par l’intelligence et la bonté d’Akbăr. Néanmoins les mêmes objections radicales se présentaient toujours à l’esprit du philosophe et aux méditations du souverain.

Hâtons-nous d’arriver au terme de cette lutte morale, qui fut aussi le terme de la carrière de ce grand homme. Le père Jérôme-Xavier et son compagnon Benoist de Goës ne quittèrent plus l’empereur ; ils étaient avec lui quand il partit pour sa grande expédition du Dăkkhăn (1599). Ce fut le 16 juillet de cette année qu’eut lieu l’entretien rapporté par Xavier, qui avait demandé à l’empereur la permission de lui soumettre les lettres qu’il venait de recevoir du père provincial, et où on lui prescrivait de hâter son retour à Goa dans le cas où l’empereur tarderait encore à se déclarer définitivement pour la religion catholique. Akbăr, respectueusement pressé par Xavier de faire enfin connaître ses intentions sur ce point important, répondit : « J’avoue que je vous ai appelés dans l’intention de connaître la vérité, afin de me déterminer plus tard à embrasser la croyance qui me semblerait la plus conforme à la raison. Je marche vers le Dăkkhăn et établirai mon quartier-général non loin de Goa. Je me débarrasserai des affaires pressantes, et au premier instant de loisir que j’aurai, je vous écouterai très volontiers. » Puis il ajouta : « Je vous ai fait appeler dans cette pensée sans doute, mais je me suis résolu à m’entretenir avec vous sans interprète, et j’ai prêté l’oreille à vos conseils. Vous semble-t-il donc que vous n’ayez rien gagné, quand vous pouvez librement et sans crainte confesser Jésus-Christ et prêcher sa doctrine dans un pays où les mahométans ont le pouvoir, et où, avant moi, quiconque eût voulu déclarer que Jésus-Christ est le vrai Dieu aurait été immédiatement mis à mort ? » Xavier convint qu’il en était ainsi, et qu’à cet égard ils lui devaient des actions de grâces particulières ; mais il le supplia, dans l’intérêt de son salut, de les entendre encore avec bonté. Akbăr le promit et congédia les pères avec de nouvelles assurances de sa protection. Ce fut la dernière conférence intime à ce sujet entre Akbăr et les missionnaires. On sait comment ils cherchèrent à le voir à son lit de mort, et ne purent pénétrer jusqu’à lui.

L’ensemble des faits et des opinions que nous venons d’exposer a créé dans notre esprit des convictions que nous devons essayer de résumer. La plupart des jugemens qui ont été formulés sur Akbăr, comme fondateur de secte, portent l’empreinte des préjugés musulmans ou chrétiens, ou décèlent une ignorance plus ou moins complète des faits sur lesquels ces jugemens auraient dû reposer. Aucun reproche de cette nature n’est applicable à l’appréciation, si nette et si lumineuse en général, qu’Elphinstone nous a donnée de la réforme religieuse tentée par ce grand homme. Nous serions plutôt porté à croire qu’Elphinstone attribue à l’empereur moghol dans cette affaire une pureté d’intentions trop absolue, une absence trop entière de toute préoccupation vaniteuse, de toute prétention à des inspirations privilégiées. Une âme avide de tous les genres de gloire, comme l’était celle d’Akbăr, devait difficilement résister à la tentation d’imiter la Providence dans la direction spirituelle des peuples commis à sa garde, comme il s’efforçait de l’imiter dans la protection de leurs intérêts matériels. Elphinstone n’a pas tenu suffisamment compte de l’influence exercée sur les déterminations d’Akbăr par l’exaltation de ses idées, par le milieu superstitieux dans lequel il vivait, par l’habitude du pouvoir, enfin par l’admiration exagérée dont il était l’objet ; il n’a pas non plus envisagé, comme il aurait pu le faire, le côté politique de la question. L’auteur anglais remarque bien, il est vrai, que « la religion d’Akbăr était trop spirituelle et trop abstraite pour réussir avec les masses, et qu’elle mécontenta beaucoup de gens ; » il reconnaît qu’Akbăr s’était montré supérieur à tous les novateurs, ses devanciers, par sa conception de la nature divine, et que sa tolérance en matière de dogmes prouvait, dans un monarque absolu, une hauteur de pensée, une libéralité de vues bien extraordinaires pour l’époque et la race auxquelles il appartenait ; mais il ne déduit pas de ces faits les conséquences que nous nous croyons en droit d’en faire ressortir. En les combinant avec les considérations d’une autre nature que nous avons indiquées il y a un instant, on arrive à se rendre complètement compte des motifs qui ont déterminé le réformateur et du peu de durée des nouvelles institutions religieuses qu’il avait recommandées plutôt qu’imposées à ceux dont il prétendait changer les croyances.

Ce qui nous frappe dans cette conception mystique d’Akbăr, c’est qu’elle a été le résultat de la lutte qui s’était établie en lui entre le sentiment et la raison, entre l’instinct religieux et l’esprit philosophique. Nous le voyons avant tout sincèrement pénétré de la perfection, de la toute-puissance et de la bonté infinie du Créateur, et non moins sincèrement convaincu que les souverains doivent se considérer comme les délégués de Dieu sur la terre. Nous remarquons qu’arrivé à la maturité de son jugement et en possession de toute la vigueur de son intelligence, il condamne ouvertement la religion dans laquelle il avait été élevé comme entachée d’ignorance, du fanatisme le plus aveugle et du sensualisme le plus grossier. Nous constatons, d’après l’Ayîn-Akbăry, le Dabistân, d’après le témoignage des voyageurs et des missionnaires, qu’une curiosité sérieuse et infatigable l’avait porté de bonne heure à étudier et à comparer les croyances religieuses des différens peuples, et qu’il avait été particulièrement ému de la pureté et de la grandeur des dogmes exposés dans les livres sacrés des Hindous et des adorateurs du feu. Entraîné ensuite vers le christianisme par la simplicité et l’élévation de ses doctrines, par le sentiment de charité et de fraternité universelle qui est son attribut distinctif et qui trouvait un écho dans sa belle âme, retenu cependant par les difficultés insurmontables que présentaient à son esprit le dogme absolu de la trinité et celui de l’incarnation, il hésita à se déclarer publiquement pour la religion de Jésus. Il était embarrassé d’ailleurs de concilier l’humilité, la douceur, le détachement de tout intérêt mondain qu’il admirait dans les missionnaires jésuites appelés à sa cour, avec les rigueurs de l’inquisition et son intervention redoutable dans la société chrétienne de cette époque. Persuadé enfin, par le peu de succès des prédications entreprises par les jésuites avec l’appui le plus loyal de sa protection et de son autorité, que l’introduction du christianisme dans ses états rencontrerait une opposition formidable et présentait conséquemment de graves inconvéniens au point de vue gouvernemental, il revint, non sans de nouvelles hésitations, au plan qu’il avait conçu en 1575. Il crut donner une base morale suffisante à la réalisation de l’unité politique et sociale qu’il voulait établir dans son vaste empire, en adoptant une profession de foi et quelques pratiques extérieures de dévotion qui pussent être accueillies à la longue par les deux grandes classes de ses sujets. Suivant les inspirations de son cœur essentiellement humain et les convictions de sa raison, il voulut ramener les hommes à des notions élevées de leurs droits et de leurs devoirs religieux sans perdre de vue les exigences de sa politique ; il proclama le culte ilâhi, culte sans temple, sans autel et sans ministre !

Ainsi, dominé par la bonté de sa nature, la pureté de ses intentions et son penchant au spiritualisme, Akbăr demandait à son siècle des sympathies et des vertus qu’il était impossible d’en obtenir. Il ne comprit pas aussi bien que l’avait fait Mahomet avec son inspiration pratique si merveilleuse que les peuples pouvaient être dirigés et contenus par le dogme, jamais par la morale. Chez lui, l’homme, essentiellement bon et sincèrement religieux, nuisit au souverain. C’est en effet à son abandon des formes et des pratiques de l’islamisme qu’il voulut remplacer par un déisme compliqué, comme nous l’avons vu, d’ astrolâtrie. qu’il faut attribuer en partie les difficultés contre lesquelles son gouvernement eut à lutter pendant les dernières années. C’est à cette cause qu’il faut en particulier faire remonter l’opposition qu’Akbăr rencontra dans son propre fils. De la part de ce prince, ce ne fut, il est vrai, qu’un prétexte, car en même temps qu’il faisait assassiner Abou’l-Fazl, parce que ce grand ministre avait, disait-il, corrompu l’esprit de son père en le détournant de la confiance aveugle et du respect qu’il devait à la religion de ses ancêtres, il accueillait lui-même les missionnaires chrétiens et se montrait disposé à embrasser personnellement leurs doctrines. Cependant ce prétexte avait une importance politique des plus réelles en assurant au prince Sélim les secrètes sympathies des omhrâs et des moullahs. Ce fut donc une faute grave que l’introduction du culte ilâhi, et il fallut toute l’énergie d’Akbăr, tout le respect et l’admiration qu’il inspirait à ses sujets, pour contrebalancer le mauvais effet de cette innovation. Sa réforme devait mourir et mourut avec lui. — Voilà, si nous ne nous abusons pas, le véritable point de vue sous lequel il convient d’envisager cette grande question, tant en ce qui touche au caractère d’Akbăr qu’à l’influence que cette tentative inopportune de réforme religieuse devait avoir et a eue en effet sur sa politique. Les motifs en ont été honorables ; les effets en ont été pernicieux. Toutes ses autres mesures gouvernementales, sans exception, nous paraissent au contraire marquées au coin du génie ; elles révèlent un sentiment admirable du caractère et des besoins de son siècle et des conditions auxquelles son gouvernement devait satisfaire pour mériter l’approbation et le concours de ses contemporains comme l’admiration de la postérité.

On aime à étudier l’homme dans le souverain, quand ce souverain est un Alexandre, un Trajan, un Charlemagne ou un Akbăr. Les détails que nous donne l’Ayîn-Akbăry sur les différens services du palais et sur la vie intérieure de l’empereur nous paraissent dignes d’un intérêt particulier : ils donnent une haute idée de la puissance et de la splendeur du monarque, de la noble simplicité, de l’activité infatigable, de la bonté de l’homme privé.

Akbăr donna des encouragemens extraordinaires aux manufactures d’étoffes de toutes sortes et à la fabrication des châles ; il étudiait lui-même les divers procédés de fabrication. l’Ayîn-Akbăry contient des détails précieux sur tous ces sujets. — il fallait aux Hindoustanis un gouvernement fort et paternel, mais il leur fallait aussi (comme à plusieurs peuples de l’Occident, à nous-mêmes peut-être !) la pompe el la splendeur d’une centralisation puissante et respectée, d’où rayonnent les bienfaits du présent et les espérances de l’avenir. C’est ce que fut la cour moghole sous Akbăr ; ce prince n’a pas montré moins de grandeur, d’habileté et de sagesse dans l’administration de cette cour vraiment impériale et dans ses rapports avec ses sujets de toutes les classes que dans la direction des affaires politiques. L’ordre, l’économie, un tact intelligent et minutieux et cependant libéral, caractérisent les mesures adoptées par Akbăr et par son ministre dans les différentes branches du service intérieur comme dans celles du service public. Nous ne trouvons pas de détails précis sur toutes les sources qui venaient alimenter le trésor impérial, mais nous avons déjà vu que l’impôt territorial produisait, à lui seul, plus de 200 millions de notre monnaie (valeur de beaucoup supérieure à celle qu’exprimerait le même chiffre aujourd’hui). Les tributs et les nazers (présens) offerts à l’empereur, suivant l’usage de cette époque, s’élevaient annuellement à une somme bien plus considérable. On rencontre dans les Mémoires de Djăhân-Guîr des indications évidemment exagérées sur les immenses richesses de son père en or et en pierres précieuses, mais les indications plus sérieuses d’Abou’l-Fazl et de Ferishta ne sauraient laisser aucun doute sur l’accumulation vraiment extraordinaire d’or et d’argent monnayés et en lingots, de diamans, de rubis, de perles, etc., que ce long règne avait réalisée. Il est également certain qu’en même temps qu’Akbăr pouvait passer pour le souverain le plus riche qui fût alors au monde, il était aussi le plus libéral et le plus bienfaisant. Les traitemens assignés par lui aux mansabdars, et dont Abou’l-Fazl nous a transmis le détail, témoignent de sa munificence, en même temps que le chiffre des pensions, secours et aumônes, également mentionné par lui dans plusieurs chapitres de l’Ayîn-Akbăry, donne l’idée la plus élevée de cette bienfaisance toujours active et prévoyante qui caractérisait particulièrement le fondateur de l’empire moghol. Ferishta confirme pleinement les assertions d’Abou’l-Fazl sur tous ces points : il nous représente Akbăr comme entretenant un établissement de cinq à six mille éléphans, de douze mille chevaux, de mille chameaux, de près de mille léopards, pour la chasse. Jamais aucune cour impériale ou royale n’avait déployé autant de grandeur et de magnificence. Le monde asiatique n’est plus dans des conditions où cette exubérance de représentation somptueuse puisse ou doive se reproduire, mais les peuples de l’Hindoustan, malgré la simplicité de plusieurs de leurs habitudes, seront longtemps encore amis du faste et du cérémonial le plus coûteux, — dans de certaines occasions pour eux-mêmes, en toute occasion pour leurs chefs.

Akbăr était musicien, il avait inventé plus de deux cents modes musicaux qui faisaient les délices de tous ceux qui les entendaient, s’il faut en croire Abou’1-Fazl, qui nomme trois de ces inventions ou compositions de l’empereur. Il était fort avide d’instruction et avait formé une des plus riches bibliothèques de son temps, la plus riche selon toute probabilité[39]. Il faut lire dans l’Ayîn-Akbăry tout le chapitre intitulé Tasvire khâneh (manuscrits et peintures), qui contient le détail des mesures adoptées pour la formation et l’accroissement de cette collection. On y trouve le passage suivant : « Une personne capable fait tous les jours la lecture à sa majesté, qui écoute tous les ouvrages (qu’elle a désignés) depuis le commencement jusqu’à la fin. On marque la place où elle s’arrête, avec la date du mois, et le lecteur est payé suivant le nombre de pages qu’il a lues. Il y a à peine un ouvrage d’histoire, de science ou de haute littérature qui n’ait pas été lu à sa majesté. Elle se les fait souvent relire et écoute toujours avec l’attention la plus soutenue. » Suit une liste des principaux ouvrages dont l’empereur faisait sa lecture favorite, puis l’énumération des ouvrages en langues étrangères traduits par son ordre.

Les lettres des missionnaires, qui ont résidé, comme nous l’avons vu, à la cour d’Akbăr, à trois époques différentes, complètent les renseignements que nous ont laissés les historiens musulmans sur le caractère et les habitudes de ce grand homme. Lorsque les jésuites virent Akbăr pour la première fois, il était dans sa quarantième année. Ils le représentent comme étant d’une constitution robuste et de moyenne stature, d’une physionomie noble et douce, l’œil vif et remarquablement intelligent. Du Jarric nous a conservé quelques détails curieux sur ce prince. Il décrit son habillement et mentionne qu’il portait une chaussure de forme particulière, de son invention, Il aimait à se vêtir de temps en temps à l’européenne, d’après la mode portugaise, en soie noire, mais il ne le faisait que dans son intérieur. Il avait toujours le sabre au côté ou à la portée de sa main. Ses gardes du corps étaient changés tous les jours, ainsi que les officiers et gens de service auprès de sa personne, de manière cependant à reprendre leurs fonctions tous les huit jours[40]. Il était affable et gai dans le commerce habituel, sans jamais s’écarter de la décence et de la gravité royales. Il s’entourait d’hommes instruits qui traitaient devant lui de toutes sortes de questions et lui racontaient tout ce qui pouvait l’intéresser ou l’instruire : « Il espérait, disent les jésuites, suppléer par ces doctes exercices à son manque de lettres[41]. » Il était habile et expert non-seulement dans la guerre et la politique, mais dans tous les arts mécaniques. Il se plaisait surtout à la confection des machines de guerre, et il avait, dans l’enceinte même de son palais, des ateliers destinés à ce travail. Il était naturellement d’un caractère mélancolique et sujet à la maladie épileptique. Aussi lui fallait-il avoir recours, pour se distraire et se reposer l’esprit, à divers jeux et amusemens ; de là le plaisir qu’il prenait à des combats d’éléphans, de chameaux, de buffles, de coqs, de béliers, etc. Une de ses distractions favorites était de voir des éléphans et des chameaux dressés à se balancer en mesure. Les combats des gladiateurs et les exercices de lutteurs (pahelwâns) étaient aussi de son goût ; mais ce qui semblait digne d’admiration aux musulmans, c’est que, tout en prenant part à-ces amusemens, il ne laissait pas d’expédier les affaires les plus sérieuses.

Avant de terminer cette esquisse d’une époque, d’un règne et d’un homme si remarquables à tous égards, il nous reste à rendre compte en peu de mots de l’impression que nous a laissée l’étude de cette existence exceptionnelle.

En nous reportant à l’époque où vivait Akbăr, en nous replaçant par la pensée sur la scène où sa mission s’est accomplie, et où nous avons humblement marché nous-même au milieu des grands souvenirs qu’il a laissés, nous sommes à la fois surpris et touché de la supériorité intellectuelle et morale qui caractérise ce mortel privilégié. Nous en sommes surpris, parce que la race à laquelle il appartenait avait pu lui léguer sans doute l’intelligence et le courage, avec l’instinct militaire et l’esprit de conquête, mais non le génie de l’organisation sur la plus vaste échelle et l’esprit conservateur. Dans l’histoire de ses prédécesseurs, il rencontrait les habitudes cruelles du despotisme et le fanatisme religieux, mais non la tolérance et l’humanité ; le penchant aux voluptés grossières[42], mais non la frugalité et la pureté des mœurs. Et cependant Akbăr a fondé sur des bases durables l’empire le plus puissant qui fût alors en Asie, il a été tolérant, humain, tempérant, frugal. — Nous sommes touché, avons-nous dit, de sa supériorité intellectuelle, parce qu’au point où en étaient arrivées les affaires de l’Hindoustan à la mort de Houmayoûn, par suite des désordres qui menaçaient l’état d’une désorganisation complète, cet enfant de quatorze ans, né dans le désert, élevé dans un camp, sut se placer, par le génie des grandes choses et l’amour de l’humanité, à la hauteur de la grande tâche que lui donnait la Proyidence. — Rien n’est plus merveilleux, selon nous, que cette apparition à point nommé d’un prince doué de toutes les qualités qui avaient illustré ses ancêtres et de toutes les vertus qu’ils n’avaient pas. Nous voyons cet homme, intrépide par constitution, se plaisant au milieu des plus vives émotions de la guerre et de la chasse, et les recherchant parfois avec une ardeur plus digne d’un paladin que d’un roi, préférer toujours à la longue les émotions d’un ordre supérieur que lui procurent des actes de générosité et de bienfaisance, la sage direction des affaires publiques, les combinaisons politiques et le commerce des hommes les plus instruits de son temps. Il avait su se débarrasser en temps opportun, et avec une fermeté, une modération au-dessus de tout éloge, de l’orgueilleuse tutelle de Behrâm-Khan ; il sut également conserver la coopération intelligente de son vertueux ami et digne conseiller Abou’l-Fazl jusqu’à la mort tragique de ce savant illustre et de ce grand ministre, en 1602. D’un tempérament irascible et souvent provoqué par l’ingratitude, Akbăr ne put toujours réussir à dominer les élans de sa colère. Il faut déplorer cette faiblesse, toujours si dangereuse dans un souverain, mais il est impossible de ne pas reconnaître que sa bonté naturelle et la rectitude de son jugement le maintenaient en général dans une simplicité, une dignité d’attitude et de manières qui firent à juste titre l’admiration des grands de sa cour comme des plus humbles de ses sujets et des étrangers qu’il se plaisait à accueillir dans son palais ou sous sa tente.

En résumé, les talens militaires et les conquêtes d’Akbăr, son génie comme fondateur d’un vaste empire, la sagesse de son gouvernement et ses grandes qualités personnelles lui assurent une place éminente dans l’histoire ; mais de tous les monumens qui ont marqué son passage sur la terre, le plus glorieux, celui qui défiera les ravages du temps, est l’Ayîn-Akhary, Ces admirables règlemens porteront témoignage devant les générations à venir de l’ardent amour de l’humanité et de la noble intelligence qui ont illustré ce règne d’un demi-siècle. Akbăr a dignement porté son nom, car il a été vraiment grand en toutes choses, et la reconnaissance des peuples lui a décerné la seule immortalité qu’un souverain puisse envier.


D. DE JANCIGNY.

  1. Voyez la livraison du 1er  décembre 1850.
  2. Quelque étrange que puisse paraître cette coutume, il est certain que jusque dans les temps modernes une coutume semblable s’observait à la côte de Malabar. Dans les états du zamorin (souverain de Calicut), il y avait un jubilé tous les douze ans : quiconque réussissait alors à pénétrer jusqu’à la personne du roi et à l’assassiner régnait à sa place. Une tentative de ce genre avait eu lieu en 1695 ; une autre se produisit il y a à peine un demi-siècle, mais sans succès. Pendant des siècles, la possession du trône, du sceau royal ou impérial, ou la sanction donnée à l’usurpations par le khomtbah (Prière dans les mosquées ; c’est le Domine salrum fac des musulmans.), ont suffit pour commander le respect et la soumission, le dévouement peut-être des peuples de l’Hindoustan. Ces faits incontestables se rattachent évidemment aux dispositions particulières que nous avons signalées dans le caractère des Orientaux, et qui les portent à envisager l’exercice du pouvoir au point de vue de la fatalité. Un homme que nous nous honorerons d’avoir compté parmi nos amis l’illustre philosophe et moraliste hindou Ram-Mehun-Rey, qui avait étudié l’organisation sociale de l’Hindoustan avec tous les moyens d’investigation que lui donnent sa position dans la société hindoue, son immense instruction et l’indépendance d’un esprit supérieur, nous disait encore, dans l’Hindoustan, ce qu’ils avaient été du temps de Bâbăr. Parfaitement indifférens à la forme du gouvernement sous lequel ils vivaient, ils n’attribuaient en général la protection dont ils pouvaient jouir, ou l’opposition dont ils étaient victimes, qu’à la conduite des fonctionnaires publics dont ils étaient les administrés. Il se passa bien quelque chose d’analogue chez nous autres Européens, au XIXe siècle !
  3. Ceci se rapporte particulièrement à la classe militaire et surtout aux Radjpouts, dont Abou ’l-Fad exalte en plus d’un endroit le noble et chevaleresque caractère.
  4. Nous trouvons dans les temps anciens les désignations suivantes appliquées aux autorités chargées de l’administration territoriale : bhoumer-adhipati, souverain seigneur de la terre ; — dsâdhipati, gouverneur d’un district ; — grâmâdhipati, chef de village ou de commune. Ces mots se retrouvent encore aujourd’hui à Java avec les mêmes significations ou à peu près.
  5. Minute de sir Charles Metcalfe dans le Report of select committee of House of commons, 1832 ; vol. III, appendix 84, p. 331.
  6. Lois de Mânou (trad. de Loiseleur Deslongchamps), liv. IX, sl. 44.
  7. Tod, Rajast’han, vol. Ier, p. 494.
  8. Mesure agraire qui varie beaucoup dans l’Inde, mais qu’on peut évaluer en moyenne à environ un quart d’hectare.
  9. On peut voir dans les Useful Tables de J. Prinsep (part Ire), publiées à Calcutta en 1834, le détail et le résultat de l’enquête instituée par le gouvernement suprême pour la détermination de la valeur du gaz ilâhi en mesure anglaise. La moyenne des évaluations se trouvant être de 32,61 pouces anglais, le gouvernement se décida à adopter pour valeur définitive du gaz ilâhi, en nombre ronds, 33 pouces. Le bigah des provinces septentrionales, de Patnâ, Sangor et du littoral de la Narbadda, etc., a été fixé, dans la même occasion, à 3,600 gaz carrés, c’est-à-dire à la surface d’un carré ayant pour côtés (djarrib) 6à gaz ilahi. C’est à cebigah officiel de la présidence du Bengale que se rapporte particulièrement l’évaluation en mesure française mentionnée dans la note précédente, — un quart d’hectare.
  10. Voir sur la fixation de cette période le chapitre de l’Ayin-Akhăry intitulé Of the nineteen years Collections, vol. Ier, p. 292.
  11. Instructions for the officers. — Ayln-Akbăry, vol. Ier, p. 194 à 312.
  12. Voyez l’article Akbăr du Biographical Dictionary of the Society for the diffusion of useful knowledge, London 1842 à 1844, in-8o, ouvrage remarquable dont il n’a paru que les trois premiers volumes en six parties, et la première partie du quatrième volume.
  13. Il n’a encore été publié aucune traduction de l’Akbăr-Nâmeh. Il en existe une manuscrite, en anglais, par le lieutenant Chalmers, de l’armée de Bombay, qu’Elphinstone a pu consulter à la Société royale asiatique de Londres. Nous venons de dire ce que nous pensons de la traduction publiée de l’Ayin-Akbăry : c’est donc un travail à reprendre. Outre cette grande histoire du règne d’Akbăr, on doit à Abou’l-Fazl l’Ayar-Danish (Pierre de touche du savoir), élégante version du poème attribué à Pilpay ou Bidpay, et connu sous le titre pehlvy de Kalei-Iah-Damnah ; — Dastour-oul-’Aml , ou Règles d’administration, développement de la partie de l’Ayin-Akbăry qui traite des mœurs et des coutumes des peuples de l’Inde ; — Maktoubât ou Inshâ, recueil de dépêches publié par le neveu d’Abou’l-Fazl, Abdou-Isamăd, etc. Ces deux derniers recueils devraient être mis à contribution, et fourniraient des pièces du plus grand intérêt pour l’histoire générale du règne.
  14. Le dam était la quarantième partie de la roupie. Le lak vaut 100,000 roupies, le krore 100 laks, l’arrib 100 krores. On peut évaluer la roupie de cette époque à 2 fr. 50 cent. De notre monnaie.
  15. Betels ou pânn (prononcez pânes), feuilles du piper betel, préparées avec des aromates et de la chaux, et qu’on mâche comme stomachiques. Le bétel laisse un goût agréable et un parfum particulier dans le bouche.
  16. Après la conquête de Bédjapour et de Golconde, le nombre des soubahs fut porté à dix-huit ou vingt.
  17. C’est le titre indiqué dans l’Ayin-Akbaty  ; la désignation de soubadâr, employée par Gladwin dans sa traduction, est postérieure à Akbăr, selon Elphinstone.
  18. Plusieurs historiens et voyageurs assurent même qu’aucune exécution capitale ne devait avoir lieu avant trois injonctions positives de la part de l’empereur.
  19. Dans les montagnes de Kamaoun, toute maladie a une origine diabolique. L’une des conjuration les plus efficaces pour chasser l’esprit malin est d’enfouir une pièce en terre à la rencontre de quatre chemins, et d’enterrer certaines graines ou drogues à l’endroit même. Les corbeaux ne tardent pas à déterrer les provisions enfouies, et les montagnards voient dans la disparition de ces objet l’accomplissement prochain de leurs désirs. On peut consulter à ce sujet Turace and outer Mountains of Kamaoon, by major Madden, Bengal artillery. Journal of tje Asiatic Society of Bengal, may et june 1848.
  20. The Dabistân or School of Manners, translated from the original persian, etc., by David Shea and Anthony Troyer. Paris, 3 vol. in-8o, 1843.
  21. Duncan Forbes (art. Akbăr du Dictionnaire biographique de la Société pour la propagation des sciences utiles) fait entrer Abou’l-Fazl au conseil en 1572 ; Elphinstone dit qu’il ne fut présenté à l’empereur qu’en 1574, et par son frère Feizy, déjà depuis cinq ou six ans dans l’intimité de ce prince. D’autres prétendent au contraire que Feizy fut présenté à Akbăr par Abou’l-Fazl pendant la campagne de Tchitôre.
  22. Transactions of the Literary Society of Bombay, yol. II, p. 242 et suiv. Londres, 1820, in-4o.
  23. Sur la monnaie d’or nommée schensch, de forme ronde et de la valeur de 100 lâl djelaly mohurs (1,200 roupies, environ 3,000 fr.) selon Abou’l-Fazl, on lisait (dans l’origine) d’un côté cette inscription : « Le grand roi, le glorieux empereur, Dieu veuille perpétuer son royaume et son règne ! — Frappé à la capitale Agra, etc. » De l’autre le kalma et un verset du Khorân. On y ajouta depuis — d’un côté : « La meilleure des monnaies est celle qui est employée à secourir les nécessiteux et qui profite à ceux qui marchent de concert dans les voies du Seigneur ; » de l’autre : « Le sublime monarque ! le très haut khălif ! Dieu veuille perpétuer son royaume et son règne et augmenter sa justice et sa droiture. » Enfin on substitua à ces inscriptions deux tetrastiques du prince des poètes (Sheikh-Fézy) comme dit Abou’l-Fazl, qui les cite tout au long. (Ayin-Akbăry, vol. Ier, p. 23-24.
  24. Abou’l-Fazl a consacré un chapitre de l’Ayin-Akhăry à la description de l’éclairage du palais (vol. Ier, p. 51-58). En voici un extrait : « À midi, quand le soleil entre dans le 12e degré du Bélier, on expose aux rayons du soleil une pierre particulière (une espèce d’onyx (Corindon, - adamentinus corindum) comme dans l’Hindoustan sous le nom de souredj kerăntt ; on met en contact avec cette pierre du coton, qui ne tarde pas à prendre feu« et ce feu céleste est confié à la garde de certaines personnes. Il sert exclusivement à l’éclairage du palais et pour la cuisine impériale, etc., et quand l’année expire, on se procure de nouveau du feu céleste par les mêmes moyens. » Le Dabistân explique fort en détail comment « le sage nawab et sheikh Abou’l-Fazl reçut ce feu sacré pour la première fois (par ordre de l’empereur) des mains d’Ardashir, disciple de Zoroastre, etc. » (vol. III. P. 95).
  25. Le mot skăst (prononcez chăstt) désigne l’étui en ivoire que l’archer porte au pouce, et signifie en même temps l’action de viser le but.
  26. Ayant appris que le radja de Djodpour voulait obliger la veuve de ton fils à se faire satti, c’est-à-dire à se sacrifier sur le bûcher où allait être consumé le corps de son mari, Akbăr s’élança à cheval, partit ventre à terre, et ne s’arrêta qu’au lieu même où l’on venait d’entraîner la victime, qu’il arracha à la mort.
  27. Un spirituel écrivain qui nous a fait l’honneur de consulter nos études sur l’Inde anglaise, en traçant le tableau qu’il a publié sur ce sujet pendant notre longue absence d’Europe, a méconnu complètement l’importance de l’élément ràdjpout dans l’armée anglo-hindoue. Les autorités dont nous nous sommes fait un devoir d’appuyer les résultats de nos propres recherches auraient triomphé sans doute de l’incrédulité de M. de Warren, auteur de l’Inde anglaise en 1843 et 1844. Il ne sera pas inutile d’insister plus particulièrement, puisque l’occasion s’en présente, sur le témoignage de sir John Malcolm. Cet officier-général, dans un ouvrage publié vingt ans après l’enquête parlementaire de 1813 (Government of India, London 1833, in 8o), a développé son opinion sur le soldat hindou, et sur les Râdjpouts en particulier, dans des termes qui ne sauraient laisser aucun doute sur les éminentes qualités qui distinguent cette race, au point de vue militaire, même européen. On trouve dans les mémoires d’un autre officier général, dont le témoignage nous a été conservé par le journal militaire publié à Calcutta sous le titre de East-Indian united service Journal, etc. (numéro de juillet 1834), une appréciation tout à fait semblable du caractère militaire des Râdjpouts, et nous y lisons que ce vétéran de l’armée du Bengale estimait à plus d’un tiers, peut-être à moitié, il y a quarante ans, la proportion des Râdjpouts (ou des brahmanes enrôlés comme Râdjpouts) dans l’infanterie de cette armée.
  28. Depuis général et gouverneur de la présidence de Madras.
  29. « L’intérieur du harăm est gardé par des femmes ; les principales sont stationnées près de la porte de l’appartement impérial. Immédiatement en dehors de cette porte veillent les eunuques, et à quelque distance de là les Râdjpouts, plus loin les portiers de l’enceinte du harăm, et, en dehors de l’enceinte, les omrâhs, les adhiâns et autres troupes de la garde selon leur rang. » (Ayîn-Akbăry, vol. Ier, p. 47.)
  30. « Histoire des choses plus mémorables advenues tans en Indes Orientales que autres pays de la découverte des Portugais, etc., par le P. Pierre Du Jarric, Tolosain, de la même compagnie. À Bourdeaux, 1608, in-4o. » — Deuxième partie (ou deuxième vol.), portant le même titre que le précédent, Bordeaux, 1610. — Troisième partie, etc., depuis l’an 1600 jusqu’à 1610. Bordeaux 1614.
  31. The History of Nader Shâh, formerly called Thomas Kuli Khân, the present emperor of Persia. To which is prefixed a short History of the Moghol emperors, etc., by James Fraser. The second édition, London 1742, in-8o, p. 12-18.
  32. The Revolutions of Persia, etc., by Jonas Hanway, Merchant. — Vol. IIe, IVe vol. de l’ouvrage intitulé : An Historical Account of the British trade over the Caspian sea, etc.). London, 1753, in-4o, p. 217-219.
  33. Nous nous sommes également aidé des lumières de M. Alex. Chodzko, qui a bien voulu comparer, à notre demande, les textes de plusieurs manuscrits de la Bibliothèque nationale, à l’effet d’éclaircir surtout la question, plus d’une fois controversée, de savoir à quel personnage la lettre qui nous occupe a été réellement adressée. MM. Kazimirski et Chodzko sont convaincus, d’après un examen attentif du texte, qu’Akbăr s’adresse ici à un prince chrétien. Le titre de la lettre, en rouge, diffère selon les manuscrits. Celui que Fraser avait sous les yeux portait : Firmân revaï Farăng (souverain des Francs). Certaines expressions communes à tous les manuscrits ne laissent aucun doute sur la destination de cette lettre remarquable, attendu qu’elles ne peuvent s’appliquer qu’à un souverain.
  34. Les musulmans, non-seulement dans leurs lettres, mais dans la plupart de leurs écrits, consacrent les premières ligues à la louange de Dieu, puis à celle du prophète. Akbăr débute en effet par les louanges de l’Être suprême, mais il ne fait aucune mention de Mahomet ni au commencement de la lettre ni dans le paragraphe relatif aux catégories (comme il le dit) des prophètes et des apôtres ou envoyés.
  35. Les provinces conquises par les Portugais dans l’Hindoustan et occupées par eux à cette époque les rendaient voisins de l’empereur moghol.
  36. Non content de s’entretenir avec les ministres des diverses religions, Akbăr encourageait des conférences sur ce sujet et prenait part lui-même aux discussions théologiques. Nous avons vu qu’il avait donné une attention particulière à l’étude des croyances brahmaniques, et il existe des lettres d’Abdoullah-Khân, prince des Ouzbegs, à Akbăr, dans lesquelles ce khân lui reproche vivement sa froideur pour la religion mahométane et l’accueil favorable qu’il fait aux brahmanes.
  37. La traduction, commencée, selon le père Desvignes, au mois de mai 1740, selon Hanway à la fin de la même année, fut terminée en six mois. Les missionnaires ne purent obtenir une copie de leur travail
  38. Lettre du père Desvignes au père Royer, procureur des missions du Levant, datée de Julfa, en Perse, le 26 mai 1744. (Lettres édifiantes.)
  39. « Vingt-quatre mille manuscrits ou volumes écrits à la main, et si richement reliez, qu’on les a estimez six millions quatre cens soixante-trois mille et sept cent trente-un ropias, ou trois millions deux cens trente-un mille et huit cens soixante-cinq écus et demi. » (Voyages du sieur Jean Albert de Mandelslo, t. Ier, colonne 121.)
  40. L’armée était formée de douze divisions qui faisaient chacune une année de service à la capitale ou au quartier-général impérial ; — elle était aussi divisée en douze corps qui étaient de service pour un mois donné. Enfin la garde impériale était composée de sept divisions qui faisaient le service un jour de chaque semaine.
  41. Ils ont même affirmé qu’Akbăr ne savait pas lire ! Il est impossible d’admettre l’exactitude de cette assertion, quand on se rappelle qu’Akbăr était le petit-fils de Bàbăr, le fils de Houmayoûn (tous deux hommes lettrés), et qu’il avait eu pour précepteurs le moullah Pir Mohammâd et le hàdjy Mohammâd-Khan-Systany. Ferishta dit en propres termes : « Akbăr n’était pas fort lettré ; il écrivait cependant quelquefois des vers et était versé dans la lecture de l’histoire. » C’est là évidemment la vérité.
  42. Les Timourides étaient tous grands buveurs. Akbăr lui-même, dans sa jeunesse, était fort adonné, si nous en croyons le témoignage de son fils, aux plaisirs de la table.