La Société et les gouvernemens de l’Hindoustan au XVIe et XIXe siècle/01

La Société et les gouvernemens de l’Hindoustan au XVIe et XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 893-928).
II  ►


LA SOCIÉTÉ
ET LES
GOUVERNEMENS DE L’HINDOUSTAN
AU XVIe ET AU XIXe SIÈCLE


I.

LA VIE D’AKBAR ET LES RACES DE L’HINDOUSTAN.


I. Ayin Akbery or the Institutes of the emperor Akber, translated from the original Persian, by Francis Gladwin ; 2 vol. in-8o, Londres, 1800 — II. The History of India, by the honorable Elphinstone ; 2 vol. in-8o, Londres, 1841. — III. The History of British India, by James Mill, with notes and continuation, by H.-H. Wilson ; 9 vol. in-8o, Londres. 1841-1849. — IV. On the Aborigines of India, by B. H. Hodgson, dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1849 ; — V. Some Conjectures on the progress of the Brahminical conquerors of India, by H. Torrens, dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1850. — VI. Parliamentary Papers respecting India, 1851-1853, etc.


I. — L’HINDOUSTAN DEPUIS LA CONQUÊTE DE BABAR JUSQU’À LA MORT D’AKBAR.

L’histoire de l’Hindoustan au XVIe siècle éclaire d’une vive lumière la situation actuelle de ce grand pays. Institutions politiques, institutions religieuses, tout a son origine dans le mouvement qui agita les sociétés hindoues à cette époque, et dont l’empereur Akbar fut la glorieuse personnification. Interroger les annales de l’Hindoustan au XVIe siècle, c’est reprendre la plupart des questions qu’aujourd’hui encore les Anglais ne réussissent a résoudre qu’en s’inspirant des souvenirs du règne d’Akbar, en continuant la politique de conciliation — entre les races et les religions — inaugurée par ce grand homme.

À dater du XIe siècle de notre ère, la domination plus ou moins absolue d’une grande partie de l’Hindoustan avait passé, d’une dynastie de conquérans à l’autre, jusqu’à Bâbăr, cinquième descendant de Teimour, qui, envahissant ce malheureux pays pour la cinquième fois en 1525, détrôna la dynastie pathane ou afghane en la personne de soultan Ibrahim, défit en 1527 la confédération hindoue dont radja Sanga était le chef, et réussit enfin à se faire reconnaître souverain de la majeure partie de l’Inde centrale. Bâbăr lui-même, dans ses admirables mémoires, remarque que l’Inde avait été conquise deux fois avant lui par des princes musulmans, les Ghazhevides et les Ghôrides, mais à des époques où l’Inde était divisée en un grand nombre de petits états et avec des armées considérables, tandis qu’il avait à peine quinze mille hommes quand il envahit l’Hindoustan pour la première fois, et douze mille seulement quand il gagna la décisive bataille de Panipăt, en 1525. Il était déjà maître du Păndjâb, et depuis vingt-deux ans de Kaboul ; son autorité s’étendait dans le nord jusqu’à Balkh, quand il mourut à quarante-neuf ans, en 1530, laissant le tronc à son fils aîné, Houmâhoûn.

Bâbăr, homme de grand cœur, aux proportions héroïques, poète et guerrier, aussi généreux que brave, aussi habile qu’entreprenant, ne fut cependant que le plus admirable des aventuriers. Il avait conquis l’Hindoustan, mais le temps et le génie lui avaient manqué pour affermir sa domination. D’ailleurs, quoique plus éclairé et plus humain que les premiers conquérans musulmans, il n’avait pas cet esprit de tolérance religieuse sans lequel une domination étrangère ne pouvait se faire accepter d’une manière durable. Aussi, dans l’appréciation des actes du souverain et du caractère de l’homme, faut-il soigneusement tenir compte du milieu dans lequel se mouvait cette intelligence d’élite ; il faut avoir égard aux mœurs, aux habitudes, aux préjugés des deux races dont le choc ébranlait le monde asiatique il faut se représenter l’Inde comme désorganisée, non-seulement par la conquête, mais par les luttes sanglantes et continuelles des descendans des premiers envahisseurs, Tourks, Moghols, Afghans.

Au milieu de ces convulsions incessantes, deux systèmes sociaux se trouvaient chaque jour en présence : deux grandes croyances luttaient sans cesse, l’une pour se maintenir, l’autre pour s’imposer par la violence. Le chef-d’œuvre d’un bon gouvernement dans un semblable pays eût été manifestement de réunir et de consolider sous une administration sage, ferme et bienveillante, ces deux élémens en apparence antipathiques, de manière à en former une unité politique et sociale qui eût des chances de durée, Bâbăr n’y songea probablement jamais ; il voyait avant tout, dans le triomphe de ses armes, le triomphe de l’islamisme. Houmâyoûn, le fils de Bâbăr, n’était pas de force à entreprendre la réalisation d’une conception aussi hardie ; vaillant comme son père sur un champ de bataille, mais plus faible de caractère, moins bon, mais plus débonnaire, sachant bien moins juger les hommes et les choses, il laissa promptement se développer les germes de dissolution que le nouvel empire portail dans son sein. Dès son avènement, Houmâyoûn eut à lutter contre l’ambition de ses frères Kamrân. Hindâl et Mirza Askăry, contre la rivalité insidieuse de Bahâdour-Shâh, sultan de Goudjrât (Guizarate), et la rébellion des chefs afghans que Bâbăr avait soumis. Parmi ces derniers se révéla son plus redoutable ennemi, Shère-Khân (depuis Shère-Shâh), grand homme de guerre et grand politique, aussi dangereux comme négociateur que comme général, toujours prêt à violer ses promesses pendant la paix, toujours habile à profiter des moindres fautes de son antagoniste pendant la guerre, Houmâyoûn put réussir à tirer une vengeance éclatante de Bahâdour-Shâh ; mais son imprudent dédain de la mauvaise foi et des ressources de Shère-Khân, ressources toujours croissantes, ne tarda pas à lui coûter cher. Abandonné par ses frères ou mal servi par eux dans cette lutte inégale, il fut réduit à livrer deux fois bataille à Shère-Khân dans des circonstances défavorables, et fut battu.

Echappé miraculeusement à ces deux défaites désastreuses[1], il se vit contraint d’abandonner l’Hindoustan et de chercher un asile, d’abord dans le Pandjâb, puis dans le Sindh, où il espérait trouver l’occasion, soit de rallier à sa cause quelques-uns des petits princes dont les territoires bordent le bas Indus, soit de s’emparer de quelques points dont l’importance stratégique ou les ressources en vivres et en moyens de transport pourraient lui fournir une base d’opérations. Il erra pendant dix-huit mois dans ces contrées, tantôt négociant, tantôt assiégeant quelque bourgade fortifiée, ou assiégé lui-même dans son camp, tantôt enfin soutenant une guerre de partisans, rarement aidé par ses frères, plus souvent desservi ou trahi par eux, et cependant toujours prêt à leur pardonner. Ces agitations continuelles lui rendaient plus précieux encore les rares intervalles où il lui était permis de se reposer des émotions des camps, des intrigues politiques et des alarmes de l’ambition, dans les distractions de la vie privée et l’intimité de la famille. Pendant son séjour à Pât, dans la province de Sewestan, à vingt milles de l’Indus, localité de quelque importance à cette époque et qu’il avait fait occuper par son frère Hindâl, Dildâr-Bégam, mère de ce jeune prince, donna une fête à l’empereur dans ses appartemens particuliers. Là se trouvaient réunies toutes les dames de la cour exilée, et parmi elles Hamyd (ou Hamyda) Bânou[2], fille d’un sayed (descendant du prophète) qui avait élevé le prince Hindâl : elle était à peine âgée de quatorze ans. Houmâyoûn fut tellement frappé de la beauté de cette jeune personne et captivé par le charme de ses manières, qu’il prit immédiatement la résolution de l’épouser malgré la vive opposition du prince Hindâl, qui, plus jeune de onze ans que l’empereur (alors âgé de trente-trois ans), et probablement épris lui-même de la belle Hamyda, ne put cacher son extrême mortification. « J’avais cru, dit-il à Houmâyoûn, que vous étiez venu chez moi pour me faire honneur et non pour vous amouracher d’une jeune fille. Si vous faites ce mariage ridicule, je vous quitte. » Houmâyoûn, offensé de la conduite de son frère, se retira à bord de la barge impériale, où Dildâr-Bégam le suivit après avoir adressé de sévères remontrances à son fils, et d’où elle réussit à ramener l’empereur chez elle. Une réconciliation au moins apparente eut lieu entre les deux frères, et, sous les auspices de la Bégam, le mariage de l’empereur avec la sultane Hamyda fut célébré dès le jour suivant.

Houmâyoûn, après avoir échoué dans les négociations qu’il avait entamées avec Shâh-Houssein, prince du Sindh[3], se vit bientôt menacé d’une attaque que la défection de quelques-uns de ses principaux officiers rendait plus redoutable. Il battit en retraite sur Outch, ville située près du confluent du Tchénab et du Satledje, dans une plaine fertile, et qu’il avait traversée en venant du Pandjâb. Il y arriva après une marche longue et pénible dont les fatigues furent partagées par la nouvelle impératrice, alors enceinte de sept mois, Houmâyoûn avait espéré trouver à Outch un bon accueil et des vivres ; mais, après une halte de quelques jours et sur de vagues espérances d’un accueil plus hospitalier dans les états du radja Maldèo (de Marwâr), il se décida à s’enfoncer dans le désert qui sépare le pays des Daoudpouttras du Marwâr.

Ici commencent les rudes épreuves de cette troupe de fugitifs groupés par la destinée autour d’une jeune femme de quinze ans qui devait bientôt donner le jour au grand Akbar. Un passage des mémoires de Djouher suffira pour donner une idée de ce qu’ils eurent à souffrir dans cette mer de sable brûlant, «… Le jour suivant, nous nous mîmes en route à midi et marchâmes vingt-sept heures sans trouver d’eau. Pendant cette marche désastreuse, beaucoup de nos gens moururent, et tous souffrirent horriblement. Il ne restait plus que quatre heures de jour, quand enfin, par la grâce de Dieu, nous arrivâmes à un petit bouquet d’arbres où nous trouvâmes un puits, un ruisseau d’eau courante et un petit étang. Là, le roi descendit de cheval et, se prosternant la face contre terre, rendit grâces au Tout-Puissant de cet inexprimable bienfait, puis il donna l’ordre de remplir immédiatement tous les machaks (outres à eau), de les charger sur des chevaux et de les envoyer à la rencontre des malheureux qui étaient restés en arrière[4]. » En approchant de la capitale de Maldèo, Houmâyoûn expédia un firmân par lequel il mandait le prince radjpout auprès de sa personne. Le radja n’en tint aucun compte, et se montra beaucoup moins disposé à secourir l’empereur dans sa détresse qu’à le livrer à ses ennemis. Houmâyoûn dut se résigner à traverser de nouveau le désert, et, comme dernière ressource, il résolut d’aller chercher un refuge à Amarcote, résidence d’un petit prince radjpout, située dans l’ouest de Djodpour, à trois ou quatre milles de la branche est de l’Indus[5]. La marche de la malheureuse caravane fut plus pénible encore cette fois, marquée de plus de dangers et de fatigues. Arrivée à quelques lieues d’Amarcote, la colonne de marche se trouvait réduite à un petit nombre d’hommes et d’animaux, et la démoralisation était telle parmi les officiers de la suite de l’empereur, que l’un d’eux, voyant le cheval qu’il montait complètement épuisé, insista pour que la jeune impératrice lui rendit celui qu’il lui avait prêté. Houmâyoûn fit asseoir l’impératrice sur son propre cheval et continua la route, à pied, puis sur un chameau de charge, jusqu’à ce qu’un autre de ses officiers vînt lui offrir sa monture. Quelques heures après, l’empereur faisait son entrée à Amarcote, suivi de sept cavaliers seulement, et trouvait enfin dans ces murs hospitaliers une trêve momentanée aux maux endurés par lui et par les siens.

La noble femme qui avait partagé les dangers, les fatigues et les privations de toute espèce que son royal époux venait d’affronter, était alors dans un état de grossesse très avancée. L’empereur, la confiant aux soins de la famille de râna Parsad, reprit la campagne d’après les conseils et avec l’aide de ce chef, qui mettait à sa disposition un corps de six à sept mille hommes de ses propres troupes ou de celles de ses alliés. Houmâyoûn était campé avec sa petite armée à vingt-quatre milles d’Amarcote, prêt à se porter, selon les circonstances, sur Tatta ou sur Kandahâr, quand il apprit l’heureuse délivrance de l’impératrice Mariam-Makany[6] et la naissance d’un fils. Après s’être prosterné et avoir rendu grâces à la Providence, qui lui envoyait cette consolation au milieu de ses épreuves, Houmâyoûn reçut les félicitations des chefs qui lui étaient restés fidèles, et voulant, suivant l’usage, leur distribuer quelques présens dans cette mémorable occasion, il se trouva qu’il ne lui restait rien dont il pût disposer sans compromettre ses dernières ressources - qu’une poche de musc qu’il rompit en plusieurs morceaux. Il les distribua à ses amis en disant : « Voilà tout ce que je puis vous offrir à l’occasion de la naissance de mon fils. J’espère bien cependant que sa renommée remplira un jour le monde, comme le parfum de ce musc se répand aujourd’hui autour de nous. »

Ce fut dans ces circonstances que Bherâm-Khan, guerrier consommé, conseiller intègre autant qu’habile, échappé au désastre de Kanaodje, parvint à rejoindre Houmâyoûn, qui l’accueillit avec la joie la plus vive, l’investit plus que jamais de sa confiance, et le nomma gouverneur du prince impérial.

Akbar (Djallal-oud-dîn Mohammad) naquit le 14 octobre 1542[7]. Il faut s’arrêter un instant devant cette date. En examinant attentivement la marche de l’esprit humain vers cette époque, nous avons été frappé du concours des tendances progressives qui, d’un bout à l’autre du monde civilisé, semblaient entraîner les peuples à des modifications plus ou moins profondes de leur organisation. On y remarque les symptômes d’une transition critique indiquée sur tous les points par une lutte, déjà commencée ou imminente, entre des principes ennemis. On peut prévoir que cette lutte embrassera non-seulement les croyances religieuses, mais les théories politiques, le développement industriel, le mouvement scientifique, qu’elle affectera jusqu’aux mœurs et aux habitudes des nations les plus fanatiquement vouées au statu quo. Au moment où l’étoile d’Akbar se levait sur l’Orient, celle de Charles-Quint pâlissait dans l’Occident. La France allait se venger à Cérisoles de l’humiliation de Pavie, et se préparait à occuper sur la scène européenne le haut rang où devaient la porter Henri IV et Sully, ces amis du peuple. La plume satirique et mordante de Rabelais, protégeant par la vulgarité de la forme l’indépendance et la hardiesse de la pensée, immolait le passé aux instincts novateurs de la multitude. La société occidentale entrait manifestement et irrévocablement dans la phase révolutionnaire qui caractérise plus spécialement l’époque moderne. Rois, nobles, prêtres, les papes eux-mêmes, participaient instinctivement de ces tendances. Henri VIII se séparait de Rome avec éclat, mais Charles-Quint et François Ier s’en affranchissaient de fait comme lui. Les rois catholiques, sans s’arroger ouvertement une vaine suprématie spirituelle, étaient pour leurs clergés respectifs des maîtres non moins absolus, non moins indépendant du pouvoir papal que les princes protestans. Partout, en un mot, le pouvoir spirituel se subordonnait au pouvoir temporel ; mais, tout en subissant cette humiliation nécessaire, il s’efforçait de sauver sa dignité par une coalition intime avec la monarchie, et pour organiser ce nouveau mode d’action, cette résistance implicite à la destruction dont il se voyait déjà menacé, il fondait, en 1541, la compagnie de Jésus. Ainsi cette institution célèbre commençait avec Akbar, et elle devait, dans la dernière moitié du XVIe siècle, tenter à diverses reprises de conquérir à la foi catholique cette haute intelligence. À d’autres égards, les rapprochemens que nous indiquons ne sont pas moins significatifs. À l’extrémité de l’Occident européen, neuf années seulement avant qu’Akbar vit le jour, Elizabeth naissait (1533) auprès d’un trône qu’elle devait occuper avec tant de gloire, et où elle s’assit presque en même temps qu’Akbar montait sur celui de Delhy[8]. Du règne de cette virile princesse allaient dater la grandeur maritime de l’Angleterre et le nouvel essor des entreprises commerciales qui ont si puissamment contribué à changer la face du monde. Le règne d’Akbar allait créer l’unité politique de l’Hindoustan, et demander à la race hindoue, pour la première fois, son concours au développement d’une civilisation progressive. Enfin, par une coïncidence qui nous paraît merveilleuse, ces deux grandes existences, présidant à des peuples si différens de mœurs, de religion, de langage, séparés par deux continens et par l’immensité des mers, se trouvaient à leur insu liées par une chaîne mystérieuse aux destinées du même empire. Élizabeth, en signant, le 31 décembre 1600, cinq ans avant la mort d’Akbar, la charte de la compagnie des Indes orientales, livrait l’héritage de ce conquérant législateur et les destinées de cent millions d’hommes au génie de la Grande-Bretagne. Remarquons en outre qu’au grand mouvement intellectuel et scientifique qui commençait en Europe avec Copernic, Kepler, Napier, Bacon, Descartes[9], correspond, dans l’Inde gangétique, comme nous le prouverons bientôt, un mouvement analogue, une véritable renaissance, dus à la puissante initiative du fondateur de l’empire moghol. Le doute religieux, philosophique et politique caractérisa cette époque dans l’Hindoustan comme dans l’Occident européen. Les arts et les lettres eurent leur part dans cette double régénération. La Chine entre, à la même époque, dans cette phase de transition qui fera passer aux mains des princes mantchous le sceptre de cet immense empire. Le Japon s’ouvre pour la première fois aux Européens, et le christianisme va, sous la prédication puissante de saint François-Xavier, y chercher des conquêtes qu’il ne saura pas conserver[10]. Le monde entier est en pleine marche vers de nouvelles destinées.

Houmâyoûn, réduit, par la révolte de ses frères et par une série non interrompue de revers, à chercher un refuge momentané en Perse, y fut honorablement accueilli par shâh Tahmas (1544), qui lui donna les moyens de rentrer dans l’Afghanistan à la tête d’une année. Il ne tarda pas à s’emparer de Kaboul, où il eut le bonheur de retrouver son fils Akbar, à peine âgé de trois ans, et tombé, dix-huit mois auparavant, au pouvoir de son oncle Kamrân. Dans le cours de la lutte acharnée qui s’engageait alors entre les deux frères, Kaboul fut repris deux fois par Kamrân, et deux fois le jeune Akbar y fut encore son prisonnier (1546 et 1550). Que s’était-il passé dans l’Hindoustan pendant que les descendais de Teimour semblaient vouloir épuiser dans une lutte fratricide le sang qu’il leur avait transmis[11] ?

Du moment où Houmâyoûn avait été rejeté dans l’ouest de l’Hindoustan sans argent, sans troupes, sans alliances, il avait cessé d’être un objet d’appréhension sérieuse pour Shère-Shâh, qui ne s’occupa plus que de s’affermir sur le trône où il s’était assis. Il y réussit, malgré les guerres continuelles dans lesquelles il se trouva engagé, non-seulement parce que ses talens militaires et sa duplicité consommée lui donnaient un immense avantage sur tous ceux qui essayaient de lui tenir tête, mais parce qu’il était doué à un haut degré des qualités qui font le grand homme d’état et le sage administrateur. Une fois rangés, de gré ou de force, sous son autorité, les peuples se sentaient habilement et, jusqu’à un certain point, paternellement gouvernés ; mais ce bien relatif n’avait d’autre élément de durée que la vie d’un homme, et l’usurpateur mourut cinq ans après l’expulsion du souverain qu’il avait détrôné. Sélim-Shâh, fils et successeur de Shère-Shâh, ne continua qu’imparfaitement son père pendant un règne de neuf années. À sa mort, arrivée en 1553, la confusion et l’anarchie désolèrent de nouveau l’Hindoustan ; les ambitions rivales se disputèrent le sang et les sueurs des peuples opprimés, et l’empereur Houmâyoûn put entrevoir de son lointain exil que, de ce chaos politique, sortirait la restauration de sa race. Il faut lui rendre cette justice, qu’au milieu des plus rudes épreuves, pendant quinze années d’attente, de périls et de luttes, il ne désespéra jamais de l’avenir.

Après la soumission ou la mort de ses frères et libre désormais de diriger toutes ses forces contre les princes afghans, Houmâyoûn retourna des frontières du Pandjab à Kâboul, et l’année 1554 se passa en préparatifs pour l’invasion de L’Hindoustan. Au mois de janvier 1555, l’empereur se mit en marche avec son fidèle généralissime, Behrâm-Khan, à la tête de quinze mille hommes de cavalerie. C’était une bien petite armée pour une si grande entreprise ; mais quinze mille hommes de bonnes troupes valaient mieux entre les mains du fils de Bâbăr que les multitudes indisciplinées que l’empereur afghan allait, lui opposer. Comme il traversait l’Indus pour entrer dans le Pendjab, on aperçut la nouvelle lune, ce qui fut considéré comme un présage des plus favorables. À quelques marches de là, au coucher de la lune, Houmâyoûn fit venir son fils, le fit asseoir vis-à-vis de lui, lut à haute voix plusieurs versets du Koran, et, à la fin de chaque verset, souffla sur la figure d’Akbar, s’imaginant placer ainsi le jeune prince sous la protection immédiate de Dieu et de son prophète[12]. Akbar ne tarda pas à justifier la confiance superstitieuse de son père, car, s’il faut en croire plusieurs des historiens du temps, à la bataille de Sirhind, qui fut livrée vers le milieu de 1555 et où les Afghans furent entièrement défaits malgré l’immense supériorité du nombre, ce héros adolescent (il était dans sa treizième année) paya si bien de sa personne, que les Moghols, animés par son exemple, semblèrent, selon l’expression persane, « avoir oublié qu’ils étaient mortels ! » Houmâyoûn, à la tête de son armée victorieuse, s’avança sans retard au cœur de l’Hindoustan, et rentra enfin dans sa capitale de Dehly après seize ans d’exil. Il ne jouit pas longtemps de ce triomphe, acheté par de si longues et si cruelles épreuves : un peu moins de six mois après son retour, il lit une chute à laquelle il ne survécut que trois jours[13]. Il n’avait pas encore complété sa quarante-neuvième année ; il laissait le trône à un enfant, mais cet enfant était Akbar.

Akbar, envoyé dans le Pandjâb peu après la bataille de Sirhind avec son gouverneur, Behrâm-Khan, pour combattre les Afghans, qui s’étaient ralliés sous les ordres du prince Sicandar-Sour, y reçut la nouvelle de la mort de son père. Il prit possession du trône à Kallanour le 14 février 1556. Il était alors âgé de treize ans et quatre mois. Comme son grand-père Bâhăr, il entrait, à peine adolescent, dans la vie politique, au milieu des agitations d’une époque fertile en désordres et en excès de tout genre, et dans un moment où le grand nombre des ambitions en présence ne permettait plus de reconnaître d’autre droit, que la force. Des trois ou, pour mieux dire, des quatre ou cinq prétendans qui s’étaient disputé la succession de Shèro-Shâh ou de son fils Sélim (mort, en 1553), il ne restait plus que Sicandar-Sour et Mohammad-Adil-Shâh, plus connu sous le nom d’Adili Ce dernier prince, incapable par lui-même, avait abandonné l’exercice du pouvoir suprême à son ministre Hémou, Hindou de basse extraction et d’un extérieur peu favorable, mais doué des qualités qui font les hommes d’état et les grands généraux. Behrâm-Kban, que la force des circonstances et son génie plaçaient dans une situation analogue à l’égard d’Akbar encore enfant, trouvait dans Hémou un rival digne de lui. Le sort de l’Hindoustan dépendait désormais de l’issue de la lutte entre ces deux hommes. Agra et Dehly étaient tombées au pouvoir de Hémou, qui s’était fait donner le litre de radja-vikramaditya, et rêvait peut-être la restauration, en sa personne, du trône hindou de Dehly. Il se préparait à marcher sur Lahore, où il espérait écraser bientôt l’empire naissant d’Akbar et porter le dernier coup aux prétentions obstinées de Sicandar-Shâh, quand Behrâm-Khan, rejetant les timides conseils des autres chefs et confiant dans la fortune de son jeune empereur, envoya ses vétérans et la rencontre du radja, sous les ordres de Khan-Zamân, nommé sarrlashkar (capitaine général) à cette occasion. Celui-ci n’hésita pas à livrer bataille avec des forces très inférieures dans ces mêmes plaines de Pnipat où Bâbar avait, trente ans auparavant, conquis la couronne impériale. Les Afghans furent entièrement défaits (5 novembre 1556) malgré les efforts désespérés de leur intrépide général, qui, blessé d’une flèche dans l’œil, arrachait l’œil avec la flèche, et disputait encore la victoire. Hémou fut fait prisonnier, conduit à la tente d’Akbar et décapité en sa présence et malgré lui par Bherâm-Khan, qui redoutait la clémence du jeune empereur. La mort d’Hémou, celle du prince Adili, tué peu de temps après au Bengale, et une nouvelle défaite essuyée par Sicandar-Shâh, qu’Akbar contraignit à renoncer par capitulation à toute prétention au trône de l’Hindoustan, mirent fin à la guerre de succession.

À dater de ce temps, la restauration de la maison de Teimour put être considérée comme accomplie.

Behrâm-Khan, que ses talens militaires, sa haute intelligence et jusqu’à la sévérité despotique de son caractère avaient rendu l’instrument providentiel de celle restauration, conserva pendant trois ou quatre années l’influence illimitée qu’il avait acquise sur l’esprit de son pupille, mais il finit par en abuser, et ses prétentions exorbitantes lui aliénèrent l’affection de l’empereur, en même temps qu’elles soulevaient l’indignation générale. Akbar prit soudainement la résolution de s’affranchir d’une tutelle impérieuse, et, se rendant inopinément à Dehly, fit publier un édit qui enjoignait à tous les officiers du gouvernement de n’obéir qu’aux ordonnances émanées de son autorité (1560). Behrâm-Khan, après avoir vainement essayé de regagner la confiance de son maître, leva l’étendard de la révolte, fut battu par le jeune empereur, amené devant lui, implora et obtint le pardon de sa faute, avec l’autorisation d’entreprendre, aux frais de son indulgent souverain, le pèlerinage de la Mecque, et, au moment de s’embarquer, périt par le poignard d’un assassin. La fermeté, le jugement précoce, la force de volonté et les talens militaires déployés par Akbar dans ces circonstances difficiles le firent juger digne du pouvoir suprême : sa générosité envers un rebelle dont il ne voulut jamais oublier les anciens services lui gagna les cœurs. Le nouveau règne se leva sur l’Hindoustan avec tout l’éclat d’un jour radieux.

Akbar n’avait pas dix-huit ans quand il entreprit de gouverner seul et de faire face aux difficultés de toute espèce que rencontrait l’établissement de l’empire moghol. C’est une des anomalies les plus singulières de l’histoire que cette désignation appliquée à I’Hindoustan et aux pays voisins conquis par les Bâbérîdes. L’invasion de l’Inde par les Moghols, sous Tchinguiz-Khan, avait laissé des traces si profondes dans la mémoire des peuples, que, depuis cette époque ; l’épithète de Moghol fut appliquée par les Indiens à tous les musulmans du nord, les Afghans exceptés. Bâbar, grand-père d’Akbar, était d’origine tourke, mais descendait de Tchinguiz-Khan par les femmes. Bien qu’il détestât et méprisât les Moghols, l’empire conquis par lui, perdu et reconquis par son fils, définitivement établi et agrandi par son petit-fils, s’est appelé, en dépit de Bâbar et de ses descendans, « l’empire moghol. »

Akbar avait à faire reconnaître et respecter son autorité par les chefs militaires, compagnons d’armes de son père et de son tuteur, à recouvrer la plupart des domaines de la couronne, à rétablir dans ses états une administration régulière, dont les élémens avaient disparu au milieu de tant de révolutions. L’énergie et l’activité d’Akbar grandirent avec les exigences de cette situation. Les généraux qu’il employa d’abord montrèrent un esprit d’insubordination et des vues ambitieuses qui se manifestaient avec d’autant plus d’insolence, qu’ils avaient accompli avec des succès plus marqués la mission que leur confiait leur jeune souverain. Il étouffa ces prétentions naissantes tantôt par sa seule présence et l’autorité de sa conduite, tantôt par la force de ses armes, et lorsque des tentatives de rébellion prirent un caractère plus sérieux, un développement plus menaçant, il se montra si prompt et si habile à les combattre, si intrépide et si impétueux dans l’action, si clément après la victoire, que toute opposition de cette nature cessa de se produire au bout de quelques années. À vingt-cinq ans, il était maître chez lui, et put songer à étendre sa domination au dehors.

De 1561 à 1568, Akbar avait reconquis le Malwâ, chassé les Afghans d’Aoudh, réduit une partie du Marwâr, châtié ou ramené a l’obéissance les généraux réfractaires. Son attention se reporta bientôt sur le Radjpoutâna, dont l’importance politique et les ressources militaires étaient appréciées par sa haute intelligence. Bahâra Mall, radja d’Amber (aujourd’hui Djeypour), était déjà dévoué à ses intérêts et lui avait donné sa fille en mariage[14]. Le radja et son fils Bhagwân-Dass figuraient parmi les principaux généraux de l’armée impériale. Akbar résolut de placer également dans sa dépendance le puissant prince du Méwâr. La protection accordée par ce chef à l’ancien gouverneur de Malwa, Baz-Bahadour[15], et à un autre révolté fournit un prétexte plausible à l’attaque projetée. Les événemens vraiment héroïques de cette guerre, racontée en détail dans l’Akbar Nameh, d’Abou’l-Fazl, dans Férishta et dans les Annals of Râjast’han, de Tod, mirent en relief les traits distinctifs du noble caractère radjpout. Hommes, femmes, adolescens, combattirent avec la même ardeur pour la cause nationale, et lorsqu’il devint évident que l’antique capitale du Méwâr allait tomber au pouvoir d’Akbar, le fatal sacrifice du djouhar fut résolu au moment prévu de l’assaut[16]. Les guerriers revêtirent la robe jaune, symbole de leur détermination suprême de mourir pour la patrie ; les portes de la ville s’ouvrirent devant ses intrépides défenseurs, et presque tous se firent massacrer dans les rangs moghols, après des prodiges de valeur, tandis que leurs femmes et leurs enfans, livrés aux flammes, échappaient ainsi aux insultes et à la souillure de l’étranger. Nous nous rappelons que nous avons vu, il y a dix ans à peine, chez un autre peuple à l’extrémité de l’Asie, se renouveler ces scènes de destruction volontaire sous l’empire des mêmes préoccupations fatales. Lorsque les Anglais, dans la dernière campagne de Chine, s’emparèrent de Tchinkyang-fou, place forte qui défendait les approches de Nanking, une grande partie de la garnison tartare, après une vive, mais inutile résistance, eut recours au suicide pour ne pas tomber aux mains des Européens. Le général en chef tartare se fit brûler vif dans son propre palais. Des femmes, des enfans, des vieillards, se coupèrent la gorge, se noyèrent dans les canaux, ou périrent par les flammes, s’aidant l’un l’autre dans cette œuvre de désespoir[17]. Tchinkyang fut pillé par les troupes anglaises, et le spectacle que présentaient les rues de cette ville pendant les premières heures de l’occupation étrangère eût défié toute description. — Tels avaient été la prise et le pillage de Tchitore.

Irrité par une résistance, obstinée, entraîné par son ardeur belliqueuse et par l’exaltation farouche de ses troupes, Akbar eut la lâcheté d’ordonner ou de permettre le sac de cette malheureuse capitale (mars 1568). C’est une tache à cette vie illustrée par tant d’exploits, et ce n’est pas la seule ; mais Akbar, élevé dans les préjugés de la religion musulmane et les habitudes des conquérans ses ancêtres, mettait alors la gloire militaire et le carnage des infidèles au-dessus des triomphes pacifiques de l’intelligence. Il n’avait pas encore appris qu’il est de l’honneur et de l’intérêt d’un souverain de respecter l’infortune d’un peuple vaincu et de ménager le sentiment de sa nationalité. Il le comprit un peu plus tard, et s’efforça de cicatriser les profondes blessures infligées par son ambition à l’élite des races hindoues.

Akbar voulut éterniser le souvenir de la prise de Tchitore et de l’héroïque résistance de ses habitans. Il fit élever deux statues à la mémoire des jeunes princes, par nobile fratrum, qui périrent à la tête des braves Radjpouts dans cette occasion. On peut juger de l’impression que la vue de ces monumens devait produire du temps d’Akbar par le passage suivant d’une lettre de Bernier, écrite sur les lieux un siècle après le siège et la prise de Tchitore : « Je ne trouve rien de remarquable à l’entrée (de la forteresse d’Agra), si ce n’est deux grands éléphans de pierre qui sont des deux côtés d’une des portes. Sur l’une est la statue de Jémel (Djeimall), ce fameux raja de Chitor ; sur l’autre, celle de Potta (Patta), son frère. Ce sont deux braves qui, avec leur mère encore plus brave qu’eux, donnèrent tant d’affaires à Ekbar, et qui, dans les sièges des villes qu’ils soutinrent contre lui, donnèrent des preuves si extraordinaires de leur générosité, qu’ils aimèrent mieux enfin se faire tuer dans des sorties avec leur mère que de se soumettre, et c’est à cause de cette générosité extraordinaire que leurs ennemis mêmes les ont crus dignes qu’on leur érigeât ces statues. Ces deux grands éléphans avec ces deux braves qui sont dessus impriment d’abord, en entrant dans cette forteresse, je ne sais quoi de grand et je ne sais quelle respectueuse terreur. »

Cependant la prise de Tchitore et celle des forteresses de Komâlner et de Goganda, neuf ans après, ne suffirent pas pour réduire le Méwâr à l’obéissance. Les efforts héroïques, les talens et la persévérance du rana Partâb (fils et successeur d’Oudé-Sing, chassé de Tchitore par Akbar) maintinrent pendant de longues années l’indépendance de cet état, et ce ne fut que sous le règne de Djahân-Guîr, après une lutte honorable et à des conditions qui garantissaient au prince du Méwâr des prérogatives exceptionnelles parmi les tributaires de l’empire, que l’héritier du noble Partâb et de son digne fils Oumra-Sing fut autorisé par ce dernier à se reconnaître vassal de l’empereur. Oumra-Sing lui-même abdiqua pour ne pas humilier dans sa personne la fière indépendance de sa race. Ce fut pendant sa lutte prolongée avec le vainqueur de Tchitore que, Partâb fonda la nouvelle capitale du Méwâr, Oudejpour, occupée encore aujourd’hui par ses descendant. La maison royale de Méwâr fut la seule de toutes les familles suzeraines du Hadjpoutana qui ne consentit jamais à s’allier par mariage avec les descendons de Teimour ; elle se refusa même à toute alliance de cette nature avec les autres radjas, les regardant comme souillés par le mélange de leur sang avec celui d’une race étrangère. Akbar, loin de se laisser influencer par de semblables préjugés, encouragea au contraire, dans l’intérêt de sa politique, cette fusion intime des familles princières, destinées en apparence à être éternellement séparées par la différence des religions. Il eut deux impératrices radjpoutnies, l’une de la maison de Djeypour, l’autre de celle de Marwâr, et son fils aîné Sélim (depuis Djahân-Guîr) épousa également deux princesses des familles régnantes de Djeypour et Djodpour. L’historien d’Akbar et son ministre favori, Abou’l-Fazl, faisant allusion à ces alliances politiques, s’exprime ainsi[18] : « La polygamie a en général de grands inconvéniens ; mais sa majesté, dans sa sagesse et sa prévoyance infinies, a trouvé le moyen de la faire servir au bien de l’état, car, en contractant des mariages avec les filles des princes de l’Hindoustan et d’autres pays, il prévient les insurrections à l’intérieur et forme de puissantes alliances au dehors. »

La grandeur du caractère d’Akbar, la sagesse de son gouvernement, sa générosité et sa bonté naturelles, le tact admirable qu’il sut mettre dans l’exercice de la domination qu’il avait imposée à ses nouveaux tributaires, les convertirent, longtemps avant la fin de son règne, en alliés fidèles et dévoués. On en trouve la preuve dans la fameuse lettre adressée à Aurengzèbe par l’un des princes radjpouts au sujet djézia, capitation odieuse abolie par le grand Akbar au commencement de son règne, et que la bigoterie d’Aurengzèbe voulait imposer de nouveau à tous les Hindous. On y trouve le passage suivant, qui honore à la fois l’esprit d’indépendance qui l’a dicté et la mémoire d’Akbar : — « Votre royal ancêtre, Mohammad Djallal-oud-din-Akbar, dont le trône est maintenant au ciel, a conduit les affaires de cet empire, pendant plus de cinquante ans, avec fermeté, sûreté et justice. Veillant sur la tranquillité et le bonheur de toutes les classes de ses sujets, qu’ils fussent sectateurs de Jésus ou de Moïse, de David ou de Mohammed, qu’ils fussent de la croyance brahmanique, ou de celle qui nie l’éternité de la matière, ou de celle qui attribue l’existence du monde au hasard, tous jouirent au même degré de sa protection et de sa faveur, et de là est venu que ces peuples, dans leur reconnaissance pour cette protection paternelle, lui ont décerné le titre de tuteur de l’humanité [djaggat gourou.) »

Pour se faire une idée exacte des avantages qu’Akbar retira en effet de cette politique bienveillante à l’égard non-seulement des Radjpouts, mais des Hindous en général, il suffira de remarquer que dans le commandement de ses armées, dans le gouvernement de ses provinces, dans l’administration de ses finances, il employa constamment des Hindous, concurremment avec des musulmans, et qu’ils se montrèrent dignes de sa confiance. Mânn-Sing (d’Amber), neveu et successeur de Bahgwân-Dass, fut le plus brillant et le plus habile des lieutenans de l’empereur, dont il était beau-frère par l’alliance déjà mentionnée. Akbar lui dut la moitié de ses triomphes. Avec ses fidèles et invincibles Radjpouts, Mânn-Sing porta la terreur des armes impériales des montagnes du Kaboul jusqu’à l’est du golfe de Bengale. Par lui, Orissa fut subjugué, Assam réduit au rang des états tributaires, Kaboul maintenu dans l’obéissance. Il fut successivement gouverneur du Bengale et du Baharn du Dakkhan et du Kaboul. Radja Tadar-Mall, à la fois chef militaire du plus haut rang, ministre et financier, introduisit, sous la direction de l’empereur, le système d’impôt foncier qui porte encore aujourd’hui le nom de cet homme d’état, et dont l’Ayin-Akbary nous a transmis tout le détail. Plusieurs autres chefs hindous[19] coopérèrent à l’agrandissement de l’empire et à l’établissement des institutions qui devaient en assurer la durée.

À dater de la soumission de l’Hindoustan central et de la conquête du Goudjrât (en 1552), l’empereur fut libre de porter son attention sur les états du sud-ouest qui refusaient encore de reconnaître son autorité, et il dirigea ses forces de ce côté. Une fois maître du Bengale, il s’occupa de consolider sa puissance dans le nord. La conquête de Kachemyr, celle du Sindh[20], la soumission complète de l’Afghanistan l’y retinrent jusqu’en 1598. Ce fut à cette époque qu’il commença à mettre à exécution le plan qu’il avait conçu pour ranger de gré ou de force sous sa dépendance les états du Dakkhan, dont le voisinage et la condition politique compromettaient la sûreté de ses frontières dans le sud. Les souverains mahométans de ces états ayant rejeté les ouvertures qu’il leur avait fait faire (dès 1590) pour les déterminer à reconnaître sa suzeraineté, il résolut de marcher contre eux en personne, et quittant le Pandjâb à la fin de l’année 1598, après quatorze ans de séjour dans les contrées du nord et du nord-ouest, il rassembla une grande armée près d’Agra et envahit le Dakkhan en 1599. En 1601, il avait achevé de soumettre ses dangereux voisins, et à son retour à Futtehpour, en 1602, il prit par proclamation le titre d’empereur du Dakkhan. Ce fut l’apogée de sa gloire politique et militaire.

Akbar régnait alors sur une étendue de pays bornée au nord par l’Himalaya et l’Hindou-Kosh, à l’est par le bas Himalaya et le Brahmapouttra, à l’ouest par les monts Soleyman et la mer, au sud enfin par le Godavéry et le golfe de Bengale. Les principaux diamètres de cet immense quadrilatère n’avaient pas moins de trois cent soixante-quinze lieues du nord au sud, et de cinq cents lieues de l’est à l’ouest. Aurengzèbe étendit la domination moghole sur une partie du Dakkhan qui avait maintenu son indépendance du temps d’Akbar, et sur quelques autres pays dans l’est de l’Hindoustan ; mais l’intolérance religieuse de ce souverain, son égoïsme, qui lui aliénait les cœurs, et le défaut d’élévation de son caractère, qui rétrécissait ses vues politiques, ne lui permirent pas, malgré ses grands talens, sa persévérance, ses immenses ressources et la durée de son règne, de continuer, comme l’avait fait son père, l’œuvre d’Akbar et de maintenir les relations formées par ce grand prince avec les chefs hindous dans les conditions nécessaires à la consolidation de l’empire. Aussi le trône impérial était-il moins affermi à la mort d’Aurengzèhe qu’à l’accession de Djahân-Guîr. Les musulmans de l’Inde affectent de regarder Alamguîr (Aurengzèhe) comme le plus grand des empereurs moghols, et le savant et spirituel Jacquemont se range à leur avis ; mais Akbar et son petit-fils Shâh Djhân ont été les seuls empereurs de la race de Teimour vraiment populaires, et nous pouvons dire hardiment d’Akbar qu’il valait mieux qu’Aurengzèbe et comme homme et comme monarque. Son règne et ses conquêtes ont un caractère de grandeur que l’on ne trouve, avant lui, que dans la vie d’Alexandre ou celle de Trajan, après lui que dans les exploits de Napoléon, et ce n’est pas seulement la grandeur de la scène, la variété dramatique des incidens, qui donnent ici à l’histoire un intérêt supérieur à celui du roman : c’est la volonté qui sur ce vaste théâtre a présidé, pour ainsi dire, aux événemens, au lieu de se laisser dominer par eux ; c’est la réalisation d’une grande pensée au bout d’un demi-siècle de généreux efforts ; c’est la création d’un empire où, malgré la diversité des races et des religions, tant de millions d’hommes se rangeaient pour la première fois à la voix d’un seul pour constituer l’unité politique et sociale que son génie avait rêvée. C’est en un mot la conviction irrésistible d’une immense difficulté vaincue qui nous frappe d’admiration et nous révèle toute la supériorité de l’intelligence qui dirigeait et faisait vivre d’une vie commune tous les peuples de l’Hindoustan au commencement du XVIIe siècle.

Les difficultés et les complications inhérentes à toute fin de règne (surtout dans un empire aussi récent et aussi vaste que celui qu’avait fondé Akbar) occupèrent et attristèrent les dernières années de ce grand prince. Il fut d’ailleurs, comme homme, cruellement atteint dans ses plus chères affections. Il avait eu trois fils : les deux plus jeunes, soultân Mourâd et soultân Danial, moururent avant d’avoir atteint leur trentième année, victimes tous deux de leur intempérance. Le fils aîné, soultân Sélim-Shikôh, avait montré de bonne heure d’assez heureuses dispositions et une capacité supérieure à celle de ses frères ; mais, cédant comme eux à une passion excessive pour le vin et l’opium, son caractère s’était ressenti de ces ignobles orgies : il était devenu irritable et cruel, et ses excès avaient attiré plus d’une fois sur lui les reproches de son père. On parti considérable, à la tête duquel se trouvait Abou’l-Fazl, blâmait ouvertement sa conduite et contestait la légitimité morale de ses droits à la succession d’Akbar. Sélim résolut la perte du vertueux Abou’l-Fazl, qu’il regardait comme son plus redoutable ennemi et à l’influence duquel il affectait d’attribuer l’éloignement que l’empereur témoignait depuis longtemps pour la religion musulmane. Ce dernier motif, nous dit-il lui-même dans ses mémoires[21], le détermina à faire assassiner le digne ministre, l’ami de cœur de son illustre père. Abou’l-Fazl, chargé d’un commandement important dans le Dak-khân, avait reçu l’ordre de se rendre en toute hâte à la cour, où l’empereur voulait conférer avec lui sur les circonstances difficiles créées en grande partie par la conduite déloyale de Sélim. Ce misérable conçut alors le plan qui devait assurer sa vengeance, et trouva un complice pour l’exécuter. Un radja du Boundail-kand, l’infâme Narsing-Déo, attendit Abou’l-Fazl à son passage, sur la route d’Agra, à peu de distance de Goualiar, où ce grand homme, attaqué inopinément par des forces supérieures, périt avec sa faible escorte après une résistance héroïque. Sa tête fut envoyée à Sélim. Akbâr, en apprenant la mort d’Abou’l-Fazl, donna un libre cours à sa douleur : il passa deux jours et deux nuits à le pleurer, sans vouloir prendre aucune nourriture. Il envoya un corps de troupes à la poursuite de Narsing-Déo, avec ordre de se saisir de sa famille et de ravager son pays, mesures dont la violence, si étrangère à son caractère et à ses habitudes, témoignait assez de son indignation et de son désespoir[22]. Aucun des historiens de cette époque ne nous a appris quel avait été le résultat des ordres donnés par Akbar dans cette circonstance, mais il paraît certain qu’il ignora la part que son fils avait eue dans le meurtre de son Adèle Abou’l-Fazl. Plus désireux que jamais de ranimer dans l’âme de cet ingrat jeune homme les sentimens qui convenaient au bonheur de sa famille, à sa dignité, à son honneur et à la tranquillité de l’empire, il ne négligea rien pour le déterminer enfin à se confier sans réserve à l’indulgence et à la tendresse paternelles. Sélima-Soultana-Bégâm, qui avait adopté Sélim depuis la mort de sa mère, fut envoyée près de lui à Allahabâd, et cette mission conciliatrice fut couronnée d’un plein succès.

Reçu en grâce par son père, déclaré héritier du pouvoir suprême, Sélim trouva bientôt moyen d’éluder la promesse qu’il avait faite à l’empereur de marcher contre le râna de Méwâr et de le réduire à l’obéissance : il prétendit que les ressources mises à sa disposition pour cette expédition étaient insuffisantes, et demanda l’autorisation de retourner dans sa vice-royauté d’Allahabâd, d’où il s’engageait à entreprendre la campagne projetée à ses propres frais. Akbar y consentit de guerre lasse ; mais instruit, peu de temps après, que son fils était retombé dans ses désordres accoutumés, convaincu que sa présence seule pouvait ramener le prince au sentiment de ses devoirs, il résolut de se rendre en personne à Allahabâd. Il s’embarqua donc sur la Djâmna (1603), et rejoignit son équipage de camp, qu’il avait expédié en avant, à quelques marches d’Agra. Là, il reçut la nouvelle que sa mère, Mariam-Makany, était tombée dangereusement malade, et que l’on désespérait de sa vie. Il se hâta de revenir sur ses pas, mais la vénérable impératrice avait déjà perdu l’usage de la parole, quand l’empereur arriva pour demander sa bénédiction. Elle expira cinq jours après, dans sa soixante-dix-septième année.

Ce nouveau malheur ébranla la résignation d’Akbar aux décrets de la Providence. La mort du prince Danial, survenue à la fin de 1604 ou au commencement de 1605, acheva de briser cette grande âme, toujours avide d’affection. Celle qu’il avait vouée à Sélim malgré ses fautes était le seul point d’appui qui lui restât dans sa douleur. Sélim, à la nouvelle de la mort de sa grand’mère, avait hâté son retour à Agra, où il fut reçu par Akbar à bras ouverts, en présence de toute la cour ; mais une fois dans l’intérieur du palais, le souvenir des nombreuses offenses de Sélim l’emporta sur ce premier mouvement d’indulgence, et Sélim ne trouva plus dans Akbar qu’un père et un souverain justement irrités. L’empereur lui ordonna les arrêts les plus rigoureux, lui prescrivit de s’abstenir entièrement de boissons spiritueuses et d’opium, et mit son pardon à ce prix. Sélim obéit avec toutes les marques d’un repentir sincère, et, au bout de quelques jours, Akbar lui rendit la liberté, et le traita avec plus de tendresse que jamais. Cependant le coup était porté, la constitution de l’empereur ne put résister à ces chocs réitérés. Il ne fit que languir depuis cette époque, ne retrouvant qu’à de rares intervalles son énergie et son activité habituelles. Enfin, le 13 août 1605, Akbar fut saisi d’une fièvre violente qui le contraignit à garder le lit. Après avoir lutté deux mois contre la maladie, il expira le 13 octobre, âgé de soixante-trois ans. Les intrigues qu’on avait nouées depuis longtemps, dans l’espoir de le déterminer à désigner Khousroh comme son successeur au détriment du père de ce jeune prince, s’agitèrent encore autour du lit de mort de l’empereur, Elles échouèrent cependant devant le respect qu’inspirait jusqu’au dernier moment sa volonté. Les missionnaires portugais, qui se trouvaient alors à la cour, nous ont transmis un récit intéressant des principales circonstances qui se rattachent à ce grand événement, et comme ce récit est d’ailleurs conforme, dans son ensemble, au témoignage des historiens indigènes et peu connu, il convient d’en reproduire ici la substance.

« Ce grand et puissant monarque, dit le père Du Jarrie, mourut le 27 octobre de l’an 1605[23], tel qu’il avait vécu, car comme l’on n’avait su quelle loi il avait suivie pendant sa vie, aussi ne sut-on a sa mort dans quelle croyance il mourait. Les pères furent avertis de sa maladie et l’allèront voir un samedi, avec l’intention de lui dire ce qu’ils avaient résolu de longue main, pour le déterminer à faire une fin chrétienne (ayant recommandé au préalable l’affaire à Dieu) ; mais ils le trouvèrent parmi ses capitaines, si libre d’esprit et si peu malade en apparence, qu’ils ne jugèrent pas à propos de lui parler alors de la fin de cette vie et de l’acheminement à la vie éternelle, de façon qu’ils s’en retournèrent persuadés qu’on avait grandement exagéré le danger qu’il pouvait courir, comme cela arrive d’ordinaire quand un roi tombe malade. Mais le lundi suivant le bruit se répandit partout que le roi allait mourir, et que le poison qu’on lui avait donné commençait à opérer[24]. Les pères, en apprenant ces nouvelles, se rendirent au palais ; mais ils ne trouvèrent personne qui voulut se charger d’annoncer leur arrivée ou même parler d’eux à l’empereur, car les affaires étaient déjà plus entre les mains des seigneurs que de l’empereur même, ce qui fut cause qu’ils ne purent réussir à obtenir accès auprès de l’auguste malade. En ce temps-là, le prince Sélim n’osait paraître devant son père. Les uns disaient que c’était parce que l’empereur, soupçonnant Sélim de l’avoir fait empoisonner, se refusait à le voir ; les autres prétendaient que le prince ne voulait pas entrer dans le fort d’Agra, où Akbar se trouvait alors, dans la crainte que quelques-uns des omrâhs, ses ennemis, ne se saisissent de sa personne pour le priver de la couronne et la donner à son fils, que l’empereur affectionnait particulièrement. Ce qui parait certain, c’est que le parti hostile à Sélim ne se crut pas assez fort pour prononcer sa déchéance, et que l’un des principaux omrâhs fut député vers lui pour lui promettre d’appuyer ses prétentions, pourvu qu’il s’engageât solennellement de garder la loi de Mahomet, et de ne faire aucun mal ni déplaisir à son fils, ni à ceux qui auraient prétendu l’élever à l’empire. Sélim, ayant accepté ces conditions, se rendit auprès de son père agonisant. Akbar avait déjà perdu la parole, mais il eut encore assez de force et de présence d’esprit pour indiquer que l’on plaçât sur la tête de son fils son turban impérial, et faisant détacher son épée, qui était au chevet du lit, il ordonna par signes à son fils de la ceindre en présence des omrâhs. Cette investiture terminée, la prince se prosterna devant l’empereur, qui lui fit signe de la main qu’il pouvait se retirer, ce que fit Sélhn, qui s’en retourna à son logis, suivi de grandes acclamations. Cependant Akhar demeura là, agonisant, entouré de ses plus fidèles serviteurs, qui s’efforcèrent de lui rappeler qu’il devait recommander son âme à Mahomet, ce à quoi il ne parut nullement consentir : seulement on aperçut qu’il faisait quelquefois ce qu’il pouvait pour prononcer le nom de Dieu… Son fils et successeur se trouva présent lorsqu’il rendit l’âme[25]. Son corps fut porté dans une bière, sur les épaules du nouvel empereur et de ses fils, jusques en dehors des portes du fort, dont on abattit un pan de muraille à cet effet, selon l’usage. »

Du fort d’Agra à Sikandra, lieu désigné par Akbar lui-même pour sa sépulture, le cercueil fut porté par les fils de Sélim et les grands de l’empire alternativement. Huit jours après[26], le 22 octobre, au lever du soleil, Sélim prit solennellement possession de l’empire, sous les titres de Abou’l Mozaffer N’our-oud-dine Mohammed Dja-hân-Guîr (père de la victoire, lumière de la religion, Mohammed, conquérant du monde). Ce conquérant du monde se laissa gouverner despotiquement par une femme[27], et subit la loi d’un de ses généraux[28], dépendant l’impulsion puissante donnée par le génie d’Akbar survécut à ce grand homme, et put encore entraîner vers un avenir glorieux reine, ministres et généraux. Les brillantes qualités du fondateur de l’empire moghol devaient d’ailleurs revivre en partie dans Shâh Djahân, fils et successeur de Djâhân-Guîr. Ce qui importe à notre but actuel, c’est de montrer comment Akbar connut et pratiqua le grand art de gouverner, comment aussi à la dernière heure les Anglais, héritiers de la domination fondée par Akbar, ont cherché à profiter de l’exemple qu’il leur a donné, et jusqu’à quel point ils y ont réussi. Cette comparaison de deux pouvoirs d’origine si différente, s’exerçant sur une pareille agglomération de peuples, à plus de deux siècles d’intervalle, doit être fertile en enseignemens.


II. – LES RACES DE L’HINDOUSTAN AVANT LE REGNE D’AKBAR.

S’il est vrai que, jusqu’à nos jours, tout grand changement dans le monde politique se soit plus ou moins résumé et comme incarné dans un homme, cela a été vrai surtout pour l’orient. En même temps que la pensée collective de l’humanité s’y montre plus disposée qu’elle ne l’est en Europe à subir l’influence de l’imagination et le joug commode des habitudes héréditaires, elle s’incline devant le dogme de la fatalité. Il en résulte que la plupart des Orientaux, tout en admettant la nécessité de la concentration du pouvoir dans une seule main, s’inquiètent peu de la main qui l’exerce. Dans ce drame du despotisme où se jouent parfois leurs destinées, ils s’intéressent plus au rôle qu’à l’acteur ; en d’autres termes, ils respectent moins le souverain que le trône sur lequel il est assis. Qu’un prince y soit appelé par sa naissance, qu’il y soit porté par la révolution ou par la conquête, pour peu qu’il se montre digne du commandement, les peuples obéissent sans hésiter. Si à la sagesse ou à l’habileté de la conduite la Providence a permis qu’il joignît la merveilleuse initiative du génie, il entraîne avec lui dans des routes nouvelles les races accourues à sa voix.

L’avenir des peuples, en Asie surtout, est donc lié comme fatalement au sort de certains chefs éminens qui ont mérité leur admiration ou leur reconnaissance. Le regard s’arrête avec une curiosité mêlée de respect sur ces hommes qui ont marché à la tête de leur siècle, et l’histoire leur demande compte de la mission qui leur a été assignée ici-bas. On ne les connaît bien toutefois qu’à la condition d’examiner soigneusement le milieu dans lequel ils ont vécu. Or, à côté des causes extérieures imprévues, des accidens étranges ou de l’indifférence politique qui amènent et sanctionnent, pour ainsi dire, les révolutions en Orient, un examen attentif nous montre, comme en Europe, l’action continue de cet esprit de liberté et de progrès, de cet admirable instinct de conservation, qui guident les nations au milieu de leurs épreuves. Seulement ce phénomène, invariable au fond, revêt des apparences très-diverses, suivant le caractère des races et leurs habitudes, suivant les influences exercées par le climat et les circonstances locales. Il faut d’ailleurs juger les gouvernemens asiatiques d’un autre point de vue que celui où nous placent les tendances manifestes de l’Occident à discuter plus sérieusement de jour en jour le principe d’autorité. On se tromperait si l’on envisageait la soumission des Orientaux au pouvoir comme une soumission aveugle, excluant tout sentiment de dignité et toute revendication des libertés nationales. Les Hindous en particulier, qui nous ont été représentés comme voués depuis un temps immémorial à la vie contemplative, esclaves de leurs traditions superstitieuses et spectateurs presque impassibles du mouvement des autres peuples, sont loin de justifier la réputation d’insouciance et de servilité qu’on leur a faite. Les grands événemens qui se sont accomplis dans l’Hindoustan portent l’empreinte d’une nationalité vivace, peu disposée sans doute, à étendre son influence au dehors par la conquête, subissant avec résignation l’invasion étrangère, quand celle-ci réussissait, après une lutte meurtrière, à s’emparer du gouvernement, mais jalouse de ses libertés municipales et maintenant ses coutumes antiques et ses pratiques religieuses avec une fermeté et une persévérance inébranlables.

Parmi les conquérans qui ont envahi l’Hindoustan avec l’intention d’y fonder une domination durable, deux seulement ont pleinement compris à quelles conditions la conquête devait satisfaire pour se faire accepter des peuples qu’elle avait soumis : Alexandre et Akbar[29]. Un seul, Akbar, a réussi à fonder un grand empire qu’il a transmis à ses descendais, et quand cet empire dont leurs faibles mains ne pouvaient plus soutenir le poids s’est écroulé en ébranlant l’Asie entière, l’Angleterre en a recueilli les débris, que la France, déjà occupée de sa grande révolution, n’a pu lui disputer qu’un instant. L’Angleterre s’efforce aujourd’hui de reconstruire l’édifice impérial sur des bases puissantes ; en creusant le sol politique, elle retrouve celles que le génie d’Akbar avait posées, et reconnaît, après deux siècles d’hésitation, qu’elles sont les seules sur lesquelles puisse s’asseoir une domination étrangère. Ces deux faits, également remarquables, ont depuis longtemps appelé notre attention, et notre tâche, après avoir retracé les principaux événemens de la vie d’Akbar, doit être de ressaisir les anneaux de la chaîne qui unit l’Hindoustan du XVIe siècle, l’Hindoustan d’Akbar, à l’empire hindo-britannique du XIXe siècle.

Notre point de départ sera l’étude du milieu où se sont accomplis les grands événemens auxquels a présidé l’intelligence d’un homme au XVIe siècle, celle d’une nation au XVIIIe et au XIXe. Ce rapprochement aura-t-il pour résultat de constater que l’instinct gouvernemental des Anglais a été moins favorable aux intérêts des peuples de l’Inde que le génie du prince asiatique qui s’était assis sur le trône de Dehly ? Nous ne saurions l’affirmer ; mais ce que nous espérons établir par les faits, c’est que l’étude du pays et des races avait été pour Akbar, comme elle l’est aujourd’hui pour les Anglais, l’élément le plus important du pouvoir, le moyen le plus sûr de bien gouverner ces contrées destinées à subir le joug de la civilisation occidentale. Les ouvrages qui ont servi de base à nos recherches méritent plus particulièrement d’être consultés à ce point de vue ; ils présentent un ensemble de renseignemens qu’on peut considérer comme les véritables données du problème, et dont nous avons pu vérifier l’exactitude sur le théâtre des faits accomplis.

Ce n’est que dans ces derniers temps qu’on a compris en Europe l’importance des recherches ethnographiques appliquées à la politique. Les Anglais, les Allemands, les Hollandais, les Français, ont marché avec ardeur dans cette nouvelle carrière. Les Anglais surtout, auxquels le concours des circonstances les plus merveilleuses a livré le sort de cette immense agglomération de peuples qui compose l’Hindoustan, ont senti la nécessité d’étudier l’organisation physique, le caractère, les mœurs, les traditions, les langues, les monumens des races diverses dont le respect et la soumission confiante sont indispensables au maintien de leur domination. Il faut reconnaître que les orientalistes anglais ont noblement défendu, depuis William Joncs, la devise de leur adoption : Ex Oriente lux ; mais le règne d’Akbar leur avait légué le premier exemple de ces investigations philosophiques dans l’immortel ouvrage d’Abou’l-Fazl, l’Ayîn-Akbary, qui résumait, avec une supériorité incontestable les connaissances historiques et statistiques de ce siècle dans l’Orient, en même temps qu’il exposait un système de gouvernement dont les bases principales ont été adoptées par l’Angleterre, au XIXe siècle, pour l’administration de ses immenses possessions à l’est du cap de Bonne-Espérance.

La détermination précise des élémens dont se composait la population de l’Hindoustan lors des premières invasions des mahométans et celle des élémens additionnels introduits par la conquête ou par d’autres voies ne doit pas, remarquons-le bien, profiter seulement aux Anglais ; elle se rattache à la solution du problème général de la dispersion et de la subdivision des races primitives, problème qui intéresse l’humanité tout entière. C’est vers ce double but que la science s’est frayé des routes nouvelles en recherchant désormais dans l’histoire des rois et des dynasties bien moins l’enchaînement des faits biographiques que la détermination des causes qui ont amené le progrès ou le déclin des races. L’origine de ces races diverses, la marche des principales d’entre elles au travers du globe, leurs divergences d’un même point de départ, leurs rencontres, leurs luttes, leurs alliances, leur fusion plus ou moins intime dans de certaines circonstances, tels sont les points de recherche, d’analyse et de discussion qui se présentent à la nouvelle école historique. — Quand on a eu l’occasion d’observer de ses propres yeux les caractères que présentent certaines agglomérations humaines et d’en étudier le détail, on n’a pas tardé à se convaincre qu’il n’est point de question ethnographique véritablement isolée. L’étude de la plus humble race intéresse en fait l’histoire de quelque grande famille humaine, et par suite l’histoire de l’humanité. Ainsi l’étude des races hymalayiennes nous fait remonter à l’histoire de ces hordes guerrières qui ont planté leurs étendards sur les murs de Pékin, de Dehly, de Vienne et de Moscou ; ainsi nous sommes amenés à comprendre dans la grande famille mongolienne ou tourânienne (une des branches du grand tronc scythique) non-seulement les nomades de la haute Asie, Tourks, Mongols et Tangous, mais aussi (avec un grand degré de probabilité, si ce n’est avec une entière certitude) les Thibétains, les Chinois, les Indo-Chinois et les Tamouliens ou aborigènes de l’Hindoustan.

Les preuves de toute espèce qui ont servi à démontrer l’unité de la famille iranienne sont parfaitement applicables à la démonstration de l’unité de la famille tourânienne, et ici les difficultés, les contradictions apparentes sont beaucoup moindres que celles qui semblaient repousser le fait aujourd’hui admis, — que les Persans, les Hindous, les Germains, les Russes, les Anglais, les Irlandais, sont membres de la même famille, c’est-à-dire de la famille iranienne. Les premiers investigateurs ont beaucoup insisté sur les différences radicales des trois branches primitives du tronc scythique, tangouse, mongole et tourke ; mais les recherches modernes tendent à les concilier. Les rapports de langue sont encore liés contestables, mais les ressemblances physiques sont manifestes, et il est à remarquer que cet ensemble de traits caractéristiques se retrouve chez tous les aborigènes de l’Inde, en suite que l’on peut reconnaître un type quasi-scythique à toutes les peuplades tamouliennes, depuis le Cavèry et le Vaggarou dans le sud jusqu’au Cosi et au Bhagarati du nord, — physionomie décidément opposée à la figure caucasienne des Ariens de l’Inde ou Hindous. On peut donc regarder comme certain que les aborigènes de l’Inde sont tous venus du nord et du tronc scythique, mais comme de toute antiquité les passes connues depuis Attock sur l’Indus et la vallée du Kachemyr jusqu’au cours inférieur du Brahmapouttra ont été fréquentées, ce n’est qu’à l’aide des plus amples et des plus minutieuses recherches que l’on pourra déterminer si les aborigènes de l’Inde doivent leur physionomie scythique aux Tangous, aux Mongols ou aux Tourks. On aura à se demander en outre à quelles époques, par quels points l’immigration a eu lieu. — Et ce que nous disons des Tamouliens, il faut le répéter à l’égard des races thibétaine et chinoise. À laquelle des trois grandes branches bien connues de l’arbre scythique faudra-t-il rapporter leur origine ? Quand on réfléchit qu’on compte au moins cent passes dans l’Himalaya et ses prolongemens depuis Guilguit (entre Kondouz et le petit Thibet) jusqu’à Tchittagong sur la baie du Bengale, et qu’il a dû s’écouler bien des siècles avant qu’aucune légende ou chronique put nous aider à former une conjecture sur l’époque des première passages ; quand on pense à la complication du mélange des races primaires, iranienne et touranienne, et de leurs dérivées dans l’Hindoustan, on comprend la variété et la difficulté des problèmes qui se présentent aux recherches ethnographiques, lorsqu’on prend pourpoint de départ ce massif gigantesque de l’Himalaya d’où rayonnent tant de peuples, et qui est peut-être le berceau de l’espèce humaine.

Les questions que soulève l’étude comparée des races primaires intéressent non pas seulement le philosophe et le moraliste, mais aussi et au plus haut degré l’homme d’état, car il en est d’un gouvernement qui se méprend sur le caractère des populations qu’il régit comme d’un père qui a mal jugé la constitution et les dispositions, les qualités et les défauts de ses enfans. L’auteur d’une curieuse étude sur les Aborigènes de l’Inde, Hodgson, cite un exemple frappant et tout récent du danger des théories gouvernementales, quand elles reposent sur des données inexactes. L’honorable M. Elliot, secrétaire-général du gouvernement suprême des Indes anglaises, parlant du perfectionnement des Hindous par la voie de l’éducation, maintenait formellement l’impossibilité d’en faire des hommes vigoureux et de bons citoyens, par suite, de l’infériorité relative de la race à laquelle ils appartiennent, et il est indubitablement prouvé que la race hindoue et celle à laquelle appartient M. Elliot lui-même sont une seule et même race. Ce n’est là cependant qu’un des faits capitaux acquis à la science ethnographique, et les résultats déjà obtenus par cette méthode d’investigation patiente et scrupuleuse qui s’appuie sur l’étude des langues, des monumens et des usages, et sur les caractères physiques, ont une tendance manifeste à changer les idées reçues sur plusieurs grandes questions historiques. Ainsi, pour le dire en passant, Bunsen, dans ses savantes recherches sur l’Égypte[30], déclare en propres termes « que la connaissance de Dieu, aussi bien que la connaissance du langage, parmi les Égyptiens, a ses racines dans l’antique Asie et dans l’ancien territoire arméno-caucasien, » et il ajoute que « cette terre, partie de l’Aram des premiers âges, est liée au royaume primitif de Babel ; que les hiéroglyphes d’Égypte ne sont, dans l’histoire du monde, qu’une particularité encore existante du vieux temps de l’humanité aramite-arménienne, précisément comme l’Islande montre, encore existante, la Norvège du VIIIe siècle. » Les découvertes les plus récentes faites sur les bords du Tigre[31], dans ces couches gigantesques de ruines exhumées par les Botta, les Layard, les Rawlinson, paraissent confirmer ces vues hardies et rattacher les rameaux hindou et égyptien à une même souche ensevelie, pour ainsi dire, sous la poussière des siècles, mais que la critique monumentale éclairera bientôt d’un jour nouveau. Torrens, dans un intéressant mémoire sur la race brahmanique, se montre disposé (comme, avant lui, Vans Kennedy) à croire qu’il sera possible, en effet, de remonter à cette source antique et de prouver l’origine babylonienne du sanscrit et de la mythologie hindoue. Des inscriptions trouvées sur des dalles, sur des briques, sur des vases retirés de ces merveilleuses ruines, ont présenté des caractères ressemblant à ceux des Làt, et qui, déchiffrés pour la première fois par l’admirable sagacité de James Princep, semblent une forme ancienne du dewanagri. Guidé par ces indices et par les traditions et s’appuyant sur les recherches de bunsen, Torrens a essayé de montrer comment on pouvait expliquer, d’un côté, les analogies ou plutôt les identités frappantes, de l’autre les différences extraordinaires que présentent les Égyptiens et les Hindous ; de quelle nature ont été les relations qui sont indiquées entre ces deux grandes familles, originairement parties du même point ; à quelles époques il convient de les rapporter ; quelles routes ces familles ont suivies pour arriver, l’une en Égypte, d’où elle a rayonné, pour ainsi dire, sur le monde entier par la guerre, le commerce et les arts ; l’autre dans l’Inde gangétique, où l’attendaient d’autres destinées sous l’influence, d’un climat différent et d’une nature plus poétique. Il reconnaît dans cette branche de l’émigration primitive la race brahmanique envahissant l’Hindoustan par le nord-onest, après avoir fait, à Bamiân, une halte indiquée par les monumens[32], et traversant l’Indus pour s’établir d’abord dans la région comprise entre l’Himalaya et les monts Vindhya[33], puis occupant successivement tout le pays. Elle n’avait pas trouvé sa science et sa philosophie dans l’Inde ; elle en avait apporté au moins le germe, des régions trans-sindhiennes, etc. Telles sont les principales propositions qui, dans l’opinion de Torrens, découlent nécessairement des faits archéologiques aujourd’hui connus.

Serrant la question de plus près encore en ce qui touche à l’histoire de l’Hindoustan, Hodgson, dans les mémoires dont il a enrichi, comme Torrens, le Journal de la Société asiatique du Bengale, fait remarquer que la population idolâtre de l’Inde se divise en deux grandes classes : les Ariens ou immigrans, et les Tamouliens ou aborigènes, et que l’unité de la famille arienne, depuis le pays de Galles, dans l’extrême occident de l’Europe, jusqu’au pays d’Assam, extrême orient de l’Inde anglaise[34], a été démontrée par les recherches linguistiques. Divers détachemens de cette grande famille se sont établis dans tous les climats compris entre l’équateur et le cercle arctique. Démêler l’affiliation de ces diverses races par l’étude critique des langues, malgré les altérations produites par la marche variée des civilisations, malgré les altérations non moins remarquables résultant inévitablement de l’influence des climats sur la constitution physique, telle était la tâche herculéenne qu’il s’agissait de mener à bien. Quant à la race tamoulienne, bornée à l’Inde, elle semblait offrir un sujet d’étude moins intéressant et moins utile, cette étude embrasse néanmoins des questions de la plus haute importance. La plupart des Tamouliens sont aujourd’hui sujets britanniques : on les compte par millions. Ils s’étendent depuis le cap Comorin, au sud, jusqu’à la région des neiges éternelles ; dans chaque contrée boisée ou montagneuse du vaste continent de l’Inde, il existe des centaines de milliers de ces créatures humaines qui, depuis trois mille ans au moins, suivant Hodgson, y vivent dans un état peu différent de celui dans lequel se trouvaient les Germains au temps de Tacite. Ils paraissent, à quelque point de leur habitat sporadique qu’on les observe, aussi supérieurs aux Hindous ariens par leur exemption de tous préjugés enracinés qu’ils leur sont inférieurs en éducation et en savoir. « Que celui donc, dit Hodgson, qui étudie sérieusement les progrès de la société, qui veut remonter aux élémens des destinées humaines, au lieu de méditer laborieusement sur le passé, ou plutôt sur ce qui n’en est qu’une imparfaite esquisse, se donne pour tâche de tracer un portrait fidèle de ce qu’il a devant les yeux ! » Les travaux de l’homme d’étude et de science profitent ici, nous le répétons, à l’homme d’état, car les enfans de ces races primitives furent les anciens possesseurs du sol, les premiers cultivateurs des parties les plus riches, les plus ouvertes, les plus fertiles de l’Hindoustan ; ils en ont été violemment expulsés par l’usurpation de la race brahmanique. Un des grands objets de cette recherche est de déterminer quand et dans quelles circonstances la dispersion de ces premiers propriétaires du sol a eu lieu, et de recomposer, à l’aide des dialectes soigneusement comparés, des caractères physiques non moins soigneusement rapprochés, des croyances et des mœurs analysées dans la même intention, — de reconstruire, disons-nous, l’unité de la race tamovlienne. Il est à remarquer que ces races aborigènes vivent toutes dans les contrées sujettes à la mal’aria et y prospèrent. Pour toute autre race européenne ou native, le climat de ces contrées est mortel. Hodgson voit dans ce fait la preuve que les Taniouliens occupent les localités que nous indiquons depuis des milliers d’années.

Quels que soient, au point de rue ethnographique et philosophique, les résultats de ce nouvel ordre, de recherches, il suffira à notre but actuel de constater que les races aborigènes de l’Inde, refoulées par l’invasion des races himalayennes ou caucasiennes dans les montagnes ou les forêts de l’intérieur, s’y sont maintenues de tout temps, qu’elles n’ont jamais été qu’imparfaitement soumises, et que les gouvernemens qui se sont succédé dans l’Hindoustan ont dû tenir compte de leur présence et de leur action politique. Cependant les causes perturbatrices et en même temps les élémens d’une vie nouvelle devaient venir du dehors, et ce fut encore par le nord-ouest, et à dater de la conversion de l’Asie centrale au mahométisme, que cette impulsion puissante atteignit l’Hindoustan.

À l’époque des premières conquêtes des Arabes et de l’annexion de la Perse à leur empire, les montagnes du Mékrân étaient habitées par les Béloutchîs ; la chaîne des monts Soleimân et celle de Ghôr étaient dans la dépendance des Afghans ; les plaines entre les montagnes et l’Indus étaient occupées par les Indiens. La première invasion de ces contrées remonte à l’an 44 de l’hégire, 664 de notre ère ; d’autres expéditions eurent lieu, dans la suite, avec des succès divers, mais les Afghans, bien que convertis de bonne heure au mahométisme, ne furent soumis qu’au temps du sultan Mahmoud ; encore ne dut-on regarder cette soumission que comme partielle. Nommés Afghans par les Persans, ils se désignent eux-mêmes par le nom de Poushtâneh ou Pousktawuh (parlant le poushtou), d’où les Hindoustânis ont fait le mot pathân, sous lequel les Afghans sont connus depuis des siècles dans l’Hinoustan. Cette race, plus remarquable par la vigueur de sa constitution physique que par son intelligence, a cependant donné des souverains à la Perse, à Balkh et à Dehly.

On ne sait rien des premières croyances religieuses des Afghans ; mais leur voisinage de Balkh et leurs antiques relations avec la Perse doivent faire présumer qu’ils étaient adorateurs du feu. Ils avaient envahi le territoire de L’Hindoustan, du côté du Pandjâb, dès l’an 63 de l’hégire ; mais, par suite d’un arrangement avec le radja de Lahore, ils renoncèrent à leurs entreprises dans cette direction, et bornèrent leurs excursions pendant longtemps à la vallée du bas Indus. Les Arabes cependant, en même temps qu’ils dirigeaient une première expédition contre Kaboul, avaient poussé une forte reconnaissance jusqu’à Moultân, d’où ils ramenèrent beaucoup de prisonniers. Une expédition plus importante, et qui eut des résultats plus durables, les rendit maîtres du Sindh en 711, après quoi Moultân tomba entre leurs mains. Ils pensèrent probablement à étendre leurs conquêtes dans le centre de l’Hindoustan ; mais ils rencontrèrent dans l’organisation, à la fois militaire et religieuse, du peuple hindou des obstacles plus sérieux que ceux qu’avait pu leur opposer la Perse, où la religion et le gouvernement ne se prêtaient aucun appui, Les prêtres des adorateurs du feu étaient sans influence sur le peuple et aussi méprisés des masses que les ministres du culte brahmanique étaient respectés de toutes les classes et intimement liés au gouvernement de leur pays. Aussi les musulmans, après une occupation de moins de quarante ans, furent-ils chassés des provinces qu’ils avaient conquises sur le bas Indus par la tribu radjpout de Souméra, et les Hindous s’y maintinrent pendant près de cinq siècles à dater de cette époque.

Les entreprises des Arabes sur un autre point eurent des conséquences d’une tout autre importance. Cinquante-cinq ans après la conquête de la Perse, ils traversèrent pour la première fois l’Oxus, et pénétrèrent dans le pays que l’histoire a désigné sous le nom de Transoxiane, et qu’ils nommèrent Mâwar oul Nahr (littéralement : au-delà de la rivière). Ils occupèrent d’abord Hissar, vis-à-vis de Balkh ; six ans après, ils étaient maîtres de Samarkand, de Bokhara et du royaume de Kharizm (aujourd’hui Khiva). Enfin, au bout de huit années et après une lutte souvent indécise avec les Tourks, ils avaient étendu leurs conquêtes sur le royaume de Ferghana (aujourd’hui le Kokan) et au-delà du Sirr [Iaxartès des anciens), jusqu’au pied de l’Imaüs. Le mahométisme se propageait, par le glaive et par les efforts d’une prédication ardente, jusqu’au centre de l’Asie. La Transoxiane était occupée, à cette époque, par une partie des peuples que nous désignons en Europe sous le nom général de Tartares, et qui se composaient des trois grandes nations ou familles que nous avons déjà mentionnées : Tourks, Mongols et Tangous ; mais il est peut-être impossible de déterminer d’une manière précise à laquelle de ces races les Arabes eurent affaire en réalité. Aujourd’hui les Mantchous (ou Tangous) sont à l’est ; les Mongols ou Moghols au centre, les Tourks à l’Orient ; mais la position relative des deux derniers a varié dans les temps historiques, et nous ne pouvons dire ce qu’elle a été dans l’antiquité. Toutes ces nations se rapprochaient par la plupart de leurs caractères physiques, par leur amour de l’indépendance et de la vie nomade, par leurs institutions patriarcales, par le culte qu’elles professaient pour les grands pouvoirs de la nature, et leur adoration du soleil, des astres, du feu. Formées en grandes monarchies et cependant sans cesse en mouvement dans leurs immenses territoires, ces hordes nomades étaient partagées en tribus qui se disputaient la prééminence. Telle de ces tribus est campée aujourd’hui sur les bords du Volga, que l’histoire retrouve peu de temps après sous la grande muraille de Chine ; telle autre qui naguère occupait à peine une vallée dans les monts Altaï s’est accrue, dans quelques années, au point que la Tartarie tout entière est devenue trop petite pour elle ! Ce que l’on peut affirmer, c’est que les Ousbegs, qui possèdent de nos jours la Transoxiane, les Tourkomans des bords de l’Oxus et de l’Asie-Mineure, les tribus errantes du nord de la Perse et les Ottomans ou Turcs de Constantinople, sont tous d’origine tourke. Ce qui est non moins certain, c’est que la tribu dont Tchinghiz-Khan était le chef immédiat était moghole, ainsi que la majeure partie de son armée. Enfin l’armée d’invasion de Temiourleng (Tamerlan) se composait presque entièrement de Tourks. Il est très probable qu’à l’époque de l’invasion arabe, la masse de la population de la Transoxiane appartenait à cette dernière race.

Bien que convertis à l’islamisme, dont ils devinrent à leur tour les plus zélés propagateurs, ces peuples supportaient impatiemment le joug étranger : les révoltes y prirent un caractère d’obstination et de durée qui accéléra la chute de l’empire arabe. Moins d’un demi-siècle après la mort d’Hâroun-al-Rashid, le Khorasân et la Transoxiane avaient cessé, pour toujours, de reconnaître l’autorité du commandeur des croyans. Les Arabes ne figurent désormais dans ces contrées que comme des colons ou des aventuriers, et on ne les rencontre dans l’Inde gangétique ou dans le Dakkhan que comme navigateurs commerçant sur les côtes, comme marchands, ou bien comme soldats mercenaires au service des princes du pays.

À dater de l’année 860 de notre ère, ces agglomérations de tribus pastorales et guerrières qui s’agitent entre le laxartès et l’Indus, malgré la redoutable barrière du Caucase indien, passent sous la domination successive de chefs appartenant aux races principales qui viennent d’être signalées. Pendant des siècles, l’Afghanistan est le grand chemin et le point de rencontre hostile des nations que le flux et le reflux de ces races turbulentes forme, détruit, modifie sans relâche. Depuis Hérodote jusqu’à nos jours, l’histoire entend le bruit lointain de ce bouillonnement des peuples asiatiques, et recueille le récit étrange de leurs chocs réitérés ; mais, si l’on en excepte la merveilleuse expédition d’Alexandre, aucune époque historique, dans l’extrême Orient, n’est aussi riche en événemens propres à affecter les destinées de l’espèce humaine que celle qui commence à Mahomet et se termine avec la vie d’Akbar. Nous ferons remarquer que le lieu où se déroule l’exposition de ce drame immense qui a duré dix siècles est le même que les exploits d’Alexandre avaient immortalisé. De ce point critique (dont nous avons déjà signalé toute l’importance)[35], Alexandre rêvait à trente ans, et avec ses quelques milliers de vieux soldats européens, la conquête qu’accomplirent en cinq siècles les générations envahissantes que les Tourks, les Afghans, les Moghols, envoyèrent tour à tour dans l’Hindoustan ! — C’est un grand spectacle sans doute et bien digne d’être étudié et médité, que celui que présentent les cultes, les alliances, les fusions partielles, les transformations graduelles de tant de peuples et la marche de l’humanité, résultante mystérieuse de ces forces convergeant à leur insu vers un but providentiel. Les altérations subies par chacun de ces peuples aux différentes phases de sa vie guerrière et politique, altérations qui ont atteint plus ou moins profondément non-seulement ses mœurs et ses croyances, mais jusqu’à ses caractères physiques, ont été en partie constatées par les historiens mahométans, et sont, aujourd’hui l’un des sujets les plus intéressans des recherches de l’ethnographie philosophique. Les tribus tartares qui se sont mêlées aux peuples plus occidentaux ont perdu le rude aspect et la physionomie repoussante de leurs aïeux. La population des villes a plus changé que celle des campagnes. Les premiers musulmans qui s’établirent dans l’Hindoustan étaient des hommes athlétiques au teint animé, vêtus d’une courte tunique de gros drap, et chaussés de fortes bottes. Au temps d’Akbar, ils étaient déjà d’une taille plus svelte, d’un teint beaucoup plus foncé, portaient de longues robes blanches plissées, de la plus fine mousseline, des pantoufles brodées, et les jambes nues. Sous Aurengzèbe, les différences entre les musulmans de l’Hindoustan et ceux de l’autre côté de l’Indus était telles sous tous les rapports, qu"Aurengzèbe lui-même ne parle des Persans, autrefois le modèle par excellence aux yeux des Hindoustanis pour les mœurs, les usages et le savoir-vivre, que comme d’un peuple de barbares.

À ces races il faut ajouter les élémens secondaires fournis par l’Europe ou l’Asie à la population de l’Hindoustan dès le temps où Bâbar se préparait à enlever à la dynastie patane le sceptre de cet empire. Outre les mahométans, trois autres espèces de religionnaires avaient trouvé asile dans l’Inde du sud, et y avaient formé des établissemens dès les temps reculés : ce sont les guèbres, les Juifs, et les chrétiens connus sous le nom de chrétiens de saint Thomas, chrétiens syriaques ou souryanis. L’histoire de ces derniers remonte très certainement aux premiers siècles de notre ère, et offre des détails d’un haut intérêt ; ils ont vécu sur la cote de Coromandel et sur celle de Malabar, protégés en général par les princes hindous, persécutés quelquefois par les brahmanes, et plus tard par les Portugais, qui les considéraient comme schismatiques nestoriens et les traitaient comme tels, mais ignorés des premiers souverains mahométans de l’Inde. Les Juifs qui étaient venus chercher un refuge dans cette partie de l’Orient avaient obtenu, vers la fin du Ve siècle, l’autorisation du roi hindou de Kranganor (Malabar) de s’établir sous sa protection, eux, leurs femmes et leurs lévites, avec garantie de leur propre juridiction patriarcale et des privilèges pour leurs chefs. Ces chrétiens et ces Juifs formaient des colonies assez nombreuses[36]. Ils ont, à diverses époques, fourni de bons soldats aux armées indiennes, et encore aujourd’hui les Juifs envoient d’excellentes recrues à l’armée de la présidence de Bombay. Quant aux guèbres, connus depuis longtemps plus particulièrement sous le nom de parsis, poursuivis par le glaive des Arabes comme adorateurs du feu et sectateurs de Zerdhust (Zoroastre), ils avaient cherché leur salut, vers 641, en partie dans la Perse orientale, difficilement accessible, dans le Kermân et dans lierai, en partie dans Ormouz (Ormus, Harmozia), sur le golfe Persique ; mais la vengeance de Teimour, qui avait hérité de la haine des Arabes contre les guèbres[37], les atteignit partout où ils s’étaient réfugiés et les poursuivit jusqu’au-delà de l’indus. Ceux d’Ormus ne purent y séjourner que quinze ans, mais ils avaient appris dans ce grand entrepôt du commerce de l’Orient l’art de construire et de diriger les vaisseaux, et ils transportèrent cette noble industrie à Diu, dans le Goudjrât, et de là à Urdwara, sur la côte de Bombay[38], où ils résidèrent pendant des centaines d’années. Plus tard, ils s’étendirent à Cambay, Sourât et Bombay, où ils prospèrent aujourd’hui au nombre de plus de cent cinquante mille familles, surtout comme constructeurs et négociant. Anquetil, L’immortel analyste du Zendavesta, nous a tracé un tableau de maître des mœurs et des opinions des parsis modernes. Quoiqu’ils aient beaucoup emprunté à l’asile qui les sauva des persécutions des mahométans, ils ont cependant conservé leur ancienne religion, et Urdwara, où leur feu sacré éternel, apporté de Fars, se conserve religieusement, est toujours la résidence des principaux ministres de leur culte. Par eux, le zend et le pehlvi sont devenus accessibles à la science dans leur sens, leur écriture et leur littérature, et les livres sauvés au moyen des relations secrètes entretenues par ces courageux exilés avec leur mère-patrie forment, depuis Anquetil, l’un des sujets les plus intéressans et les plus importans des recherches de nos orientalistes.

À côté des Juifs, des chrétiens, des mahométans et des parsis, les Chinois, les Malais, les Arméniens et les abyssiniens s’étaient aussi établis sur différens points des côtes, mais plutôt en colonies éphémères ou en ramifications isolées. Les Malais s’étaient mêlés à plusieurs peuples de la côte de Commandel, les Chinois s’y montraient ou s’y établissaient temporairement, comme sur d’autres points de l’extrême Orient, pour les besoins de leur commerce ou de leur industrie ; ils s’étaient installés à China-Patnam (Madras). Les Arméniens pénétrèrent dans le Dakkhan, comme commerçans, par suite de leurs anciennes relations avec les Juifs et les chrétiens syriaques. Les Abyssiniens, venus d’abord avec les Arabes, soit comme esclaves, soit à leur solde, s’introduisirent aux cours des sultans mahométans sur l’indus et le Gange, et y jouirent d’une faveur qui les éleva parfois aux plus hautes dignités ; mais ce fut surtout dans le Dakkhan que les dynasties guerrières mahométanes, cherchant à augmenter leurs ressources militaires par l’enrôlement de troupes étrangères, employèrent ces aventuriers abyssiniens. Les conquérans tartares en introduisirent aussi dans l’Inde et en firent leurs gardes du corps. Les Abyssiniens s’y rendirent redoutables par leur bravoure et leur sauvagerie. Ils devinrent mahométans, s’allièrent à des femmes indiennes, formèrent un peuple métis, différent par la couleur et le caractère des Arabes et des Hindous, dont ils se firent également détester. Quelques-uns d’entre eux devinrent chefs militaires, gouverneurs de provinces et même chefs de petites dynasties indépendantes, avec les titres de sidy, (seigneur) en arabe, et de nawab[39].

Enfin, en même temps que le sultan Bâbar, par ses premiers exploits sur les frontières nord-ouest du Pandjâb, se préparait à la conquête de l’Hindoustan central, des métamorphoses nouvelles, inattendues, s’annonçaient sur le bord méridional de la côte de Malabar par l’arrivée des Portugais. Ainsi les destinées du peuple hindou devaient se modifier à la fois par l’action des races de l’Asie septentrionale et de l’Europe occidentale. Le premier débarquement de Vasco de Gama avait lieu le 20 mai 1498. En 1510, Albuquerque prit la ville forte de Goa et en fit la capitale de la vice-royauté de la couronne portugaise dans l’Inde. Ici, les Portugais se mêlèrent à la population indigène et prirent à leur solde des Malabares, des Canarais et d’autres tribus du Dakkhân ; ici, comme élément de leur gouvernement colonial, ils introduisirent l’inquisition, cet épouvantail du catholicisme, qui, selon l’expression de Schlegel, semblable à un spectre noir, accompagne invariablement les deux nations de la péninsule pyrénéenne dans toutes les parties du monde. C’est de ce point remarquable et sous l’influence de ce tribunal redouté, interprète suprême à cette époque de la religion du Christ, que devaient partir les missionnaires jésuites, chargés, à trois reprises différentes, de tenter la conversion du grand Akbar.

Tel était, au point de vue ethnographique, l’état de l’Hindoustan au moment où ce pays allait passer sous le sceptre des Bâbéridès.


A.-D. DE JANCIGNY.

  1. Dans la première de ces batailles, l’empereur, sur le point d’être fait prisonnier, se jette à cheval dans le Gange ; mais, avant qu’il ait pu atteindre la rive opposée, le pauvre animal, épuisé par les fatigues de la journée, enfonce, et l’empereur se fût noyé avec lui, s’il n’entêté secouru par un porteur d’eau qui traversait lui-même le fleuve sur son machăh (outre) enflé d’air, et qui y donna place au prince fugitif. Houmâyoûn, dans le premier élan de sa reconnaissance, promit au porteur d’eau, son sauveur, qu’il le ferait asseoir, pendant deux heures, sur son trône, à Agra, qu’il pourrait, pendant ces deux heures, demander tout ce qu’il lui plairait, et que ses désirs seraient immédiatement exaucés. Le fidèle Djouher, l’échanson et l’historien de Houmâyoûn (*), assure dans ses mémoires que porteur d’eau se présenta au palais aussitôt qu’il sut que l’empereur était heureusement arrivé à Agra, et que l’empereur tint parole. Il eût été curieux de savoir ce que le pauvre homme demanda pendant son intronisation de deux heures, mais Djouher n’en dit rien. — À la déroute de Kanaodje, le cheval de l’empereur avait été blessé ; Houmâyoûn, obligé de fuir et de mettre de nouveau, s’il le pouvait, le Gange entre son ennemi et lui, monta sur un éléphant qu’il rencontra au bord du fleuve, mais dont le conducteur paraissait plus disposé à trahir le prince qu’a le servir. Houmâyoûn assena au mahavat un coup de sabre qui le précipita dans l’eau. Un eunuque dévoué, qui se trouvait derrière l’empereur, remplaça le mahavat sur le cou de l’animal et le guida au travers du fleuve ; mais quand on atteignit la rive opposée, cette rive se trouva tellement escarpée, que l’empereur n’eût pu réussir à la gravir, si un hasard providentiel n’eût amené sur ce point quelques soldats de son parti qui, liant leurs turbans ensemble, en firent une longue écharpe à l’aide de laquelle ils parvinrent à le hisser sain et sauf sur la berge.
    (*)The Tezkereh al Vakiat, or private Memoirs of the Moghul emperor Huayun, written in the persian language, by Jouher, a confidential domestic of his majesty, translated by Major Charles tewat. London, 1832, in-4o.
  2. Nom propre qui se décompose ainsi : Hamyd (louable, glorieux), Bânou (noble dame).
  3. Shâh-Houssein soultân, de la famille d’Arghoum ou Arghoun, était l’un des descendans de Teimour. Son père, Mirza-Shâh-Arghoun, avait été quelque temps maître de Kaboul quand Bâbar s’en empara en 1504. Le Sindh était considéré comme une dépendance de Kaboul, et Houssein conséquemment comme l’un des vassaux de l’empire.
  4. Houmâyoûn alla lui-même au-devant des traînards, et rencontrant un marchand moghol, auquel il avait emprunté des sommes considérables, gisant sur la route et sur le point de périr de fatigue et de soif entra les bras de son fils, qui n’avait pas voulu l’abandonner, il eut l’odieuse et incroyable présence d’esprit d’exiger de ce malheureux quittance de sa dette en présence de témoins, avant de consentir à lui faire donner de l’eau pour se désaltérer.
  5. Amarcote, Amercote, Oumercote, etc. (Amarakota, « ville des immortels, ») immortalisée en effet par la noble conduite de râna Parsad, qui, seul parmi les vassaux de la couronne impériale, offrait l’hospitalité au souverain fugitif, et par la naissance d’Akbar. Amercote est aujourd’hui une place du peu d’importance, défendue par un petit fort en briques et qui a été en partie submergée lors du tremblement de terre et de la grande inondation de 1824. [Voyages de Burnes, vol. Ier, p. 314.)
  6. Ce titre de Mariam-Makany, « une seconde Marie ou celle qui tient sur la terre la place de Marie, » parait avoir été donné par l’empereur à Hamyd-Banou-Bégam à l’occasion de la naissance d’Akbar. Djouher la désigne cependant sous ce titre dès l’époque de son mariage avec Houmâyoûn. Elle le conserva sous le règne de son fils, car Abou’l-Fazl ne la nomme pas autrement.
  7. Dhouher fait naître Akbar environ un mois plus tard, et lui fait donner par son père le prénom de Bouddr-oud-Din (pleine lune de la religion), au lieu de Djallal-oud-Din (gloire de la religion), qui est le prénom adopté par les autres historiens. Quoi qu’il en soit, Akbar, par l’indépendance de ses opinions religieuses, fut loin de mériter ces titres aux yeux des bons musulmans.
  8. Akbar montait sur le trône en 1556, Elizabeth en 1558. Elizabeth mourait en 1603, Akbar en 1605.
  9. Copernic exposait le vrai système du monde en 1543. Napier naissait en 1550, Bacon en 1551, Kepler en 1571, Descartes en 1596. Akbar eut aussi pour contemporains Montaigne, Giordano Bruno, Campanella, ces hardis penseurs.
  10. Les Portugais pénétraient au Japon en 1543. Saint François-Xavier y prêchait l’Évangile six ans après.
  11. Mirza Askary était auprès de l’empereur depuis la prise de Kandahar, tantôt prisonnier, tantôt surveillé de près. L’histoire le perd de vue à dater d’une réconciliation passagère des quatre frères, racontée par Djouher, et l’histoire fait bien. Hindâl, resté fidèle à Houmâyoûn, depuis qu’il l’avait rejoint sur la route de Kaboul, fut tué, dans une attaque de nuit, par les Afghans, en 1553. Kamrân, tombé au pouvoir de l’empereur peu de temps après, eut les yeux crevés et mourut à la Mecque, où il avait eu la permission de se retirer.
  12. Encore aujourd’hui, cette pratique superstitieuse est en grand honneur parmi les musulmans, Dans uns possessions de l’Algérie, les descendans de Fatma, fille de Mahomet, ont la réputation de guérir plusieurs maladies en priant, soufflant sur le front et touchant le visage.
  13. Houmâyoûn mourut le 21 janvier 1556.
  14. Bahâra Mall parait avoir été le premier prince radjpout qui ait reconnu la suzeraineté des empereurs moghols. Il avait épousé les intérêts de Bâbar et accepté de Houmâyoûn le titre de mansabdar (commandant) de cinq mille chevaux. Il est difficile de déterminer, avec quelque degré de précision, ce qui se rapporte aux alliances matrimoniales contractées par Akbar et son fils Sélim (depuis Djahân-Guir). Tod assure (Annals of Rajast’ han, vol. II, p. 353) que la fille de Bhagwan Dass fut la première princesse radjpoutnie donnée en mariage à un prince musulman (Sélim), mais il avait dit auparavant (vol. Ier, p. 323) que l’empereur Akbar avait épousé une fille de Bahara Mall. Cette alliance est mentionnée par Férishta (traduction de Briggs), mais les noms du prince radjpout ne sont pas les mêmes. Il n’est pas douteux toutefois que Férishta ne fasse allusion aux princes d’Amber.
  15. Rebelle qui fit plus tard sa soumission, et auquel Akbar accorda un généreux pardon.
  16. Djouhar, — sacrifice des femmes et des enfans par le fer et par la flamme, dernière ressource du désespoir et du fanatisme de l’indépendance parmi les Hindous, pour soustraire leurs familles au joug de la servitude et l’honneur conjugal ou paternel à la flétrissure du viol.
  17. On peut livre les détails les plus émouvans sur la prise de Tchinkyang-fou dans l’ouvrage du capitaine Grandville G. Loch (de la marine royale) intitulé : Closing Events of the campaign in China, etc. Londres, 1843.
  18. Ayin-Akbary, vol. I, p. 45, édit. In-8°, London 1800.
  19. Dans la liste des mansabdârs qui nous a été transmise par Abou’l-Kazl, nous ne comptons pas moins du dix-neuf seigneurs hindous élevés par Akbur à des mansabs de 1,000, 1,250, 1,500, 2,000, 2,500, 4,000 et 5,000 chevaux, sans compter les rangs inférieurs. Les princes du sang impérial avaient seuls des mansabs au-dessus de 5,000 chevaux. (Ayin-Akbary édit. citée, vol. Ier, p. 198 et suiv.)
  20. La mémoire d’Akbar est en grand honneur dans le Sindh, et Burnes nous apprend qu’en remontant l’Indus, les bateliers belouchis s’encourageaient à la manœuvre en chantant un chœur dont le refrain rappelait le nom et la gloire de ce conquérant. [Travels, etc., new édition. London 1839, vol. 1er, p. 46 et 47.)
  21. Nous avons consulté Les Memoirs of the emperor Jahanguîr, written by himself, traduits du persan en anglais par le major David Price, l’Histoire de Jehângir de Francis Gladwin, Elphinstone, etc, et nous pensons qu’il est, en effet, impossible de douter que Djahan-Guîr ait commis cette détestable action ; mais ce n’est pas dans l’autobiographie du meurtrier d’Abou’l-Fazl, telle qu’elle a été acceptée et traduite par Price, que nous puisons les élémens de notre conviction. Ces mémoires prétendus fourmillent d’inexactitudes, de contradictions, de mensonges palpables et d’absurdités telles que nous nous refusons absolument à croire que le manuscrit sur lequel Price a travaillé soit autre chose qu’un ramassis de notes extraites peut-être des vrais mémoires, mais mal copiées et cousues par la main la plus inhabile. Gladwin avait eu évidemment accès à des documens plus authentiques. Elphinstone a résumé avec sa supériorité ordinaire les travaux de ces orientalistes et les témoignages des historiens indigènes en ce qui concerne les règnes d’Akbar et de Djahan-Guîr.
  22. Le Mulakhas ul Tavarikh (abrégé d’histoire), publié à Calcutta, en 1828, par le comité d’instruction publique, dit que l’empereur, en apprenant la mort d’Abou’l-Fazl, envoya un de ses meilleurs généraux avec trois mille hommes de troupes, accompagnés par le fils d’Abou’l-Fazl, à la poursuite du meurtrier, leur enjoignant « de ne pas revenir sans la tête de ce mécréant, quelque méprisable qu’elle fût, comparée à un seul cheveu d’Abou’l-Fazl. »
  23. L’Histoire des Choses plus remarquables, etc., du père Du Jarrie, se trompe sûrement en assignant cette date à la mort d’Akbar.
  24. Ces bruits d’empoisonnement ne paraissent avoir aucun fondement solide. On peut encore moins admettre la version de Manucci et autres (voyez l’Histoire du Mogol, du père Catrou, et les Annals of Rajast’hân, de Tod), d’après lesquelles Aibar aurait avalé, par méprise, des pilules empoisonnées destinées par lui à radja Mann-Sing. La royauté et la noblesse du caractère d’Akbar repoussent cette odieuse imputation. Elphinstone n’a pas même daigné faire mention de ces bruits de mort violente.
  25. Les Mémoires de Djahln-Guîr contiennent un récit détaillé, mais évidemment inexact des derniers momens d’Akbar. Les recommandations que Djahân-Guîr place dans la bouche de son père mourant sont cependant touchantes et en harmonie avec la bonté et l’élévation d’âme, qui distinguent éminemment ce grand caractère.
  26. Il est difficile de concilier entre elles les dates fournies par l’autobiographie, ou de les mettre d’accord avec celles qu’ont adoptées les divers historiens ; mais il nous parait probable que Djahân-Guîr date son avènement du jour ou son père l’investit du pouvoir en présence des omrâhs, c’est-à-dire du 10 au 12 octobre 1605. il prit possession solennelle du trône impérial le 22 du même mois.
  27. Nour Mahal (lumière du palais), depuis Nour Jahan Bégam (princesse lumière du monde).
  28. Mohabet-Khân. — S’il faut en croire Tod, Mohamet-Khân aurait été l’un des fils du radja Sagra, prince du Méwar, et converti au mahométisme. Les historiens musulmans et l’auteur du Dabistân assurent néanmoins, ainsi que les Mémoires de Djahan-Guîr, que ce grand général et ce politique consommé était fils de Ghôr-Bég, natif de Kaboul. C’est un point qu’il serait curieux d’éclaircir. Tod s’appuie du témoignage des Radjpouts dont Mohabet était certainement l’idole. [Voir Annals of Rajast’hân, vol. Ier, p. 331 et 355.)
  29. D’après la prononciation persane, il faudrait écrire Ekber, mais dans l’Hindoustan, siège de la domination de ce prince, son nom est universellement prononcé comme nous l’écrivons : Akbăr, avec le second a très bref. Au moins est-ce, dans notre conviction, l’approximation la plus grande qu’il soit possible d’atteindre en employant les lettres de notre alphabet.
  30. Égyptens Stelle in der Wellgeschichis, etc. [Place da l’Égypte dans l’Histoire du Monde), 3 vol. in-8o, Hambourg, 1845-46.
  31. « Le Tigre, dit notre savant ami F. Hoefer (*), est comme une ligne de démarcation entre les nations indo-persanes et les nations sémitiques araméennes. De ces deux grandes souches de peuples qui les premiers entreprirent la civilisation du monde, l’une étend ses ramifications au nord-ouest, l’autre au sud-ouest. Aux peuples indo-persans se rattachent, par leurs langues et leurs institutions, les populations de l’Europe. Les nations sémitiques se partagent l’Assyrie, la Syrie, l’Arabie, la Palestine, la Phénicie, et envahissent l’Afrique. Tel est le point de vue élevé qui domine l’histoire. »
    (*) Second Mémoire sur les Ruines de Ninive, p. 7 et 8. Paris, Firmin Didot, 1830, in-8o.
  32. ) Voyez la description de ces monumens donnée dans l’Ayin-Akbary, et celle de Burnes (p. 156 à 163 du IIe volume de l’édition in-12), écrites à trois siècles de distance.
  33. Voyez Lois de Manou, liv. II, sl. 17 à 24, traduction de Loiseleur-Deslongchamps. Paris 1833, in-8o.
  34. Sur une zone de 90 degrés de longitude, ou de plus de deux mille lieues d’étendue.
  35. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 mars 1840.
  36. Leurs chartes d’établissement ; avec le détail des immunités et privilèges qui leur furent accordés, gravées sur l’airain (ou sur une composition métallique analogue) en diverses langues, ont été copiées et envoyées en Europe par Claude Buchanan, qui visita ces curieuses colonies en 1807, mais elles n’ont pas encore été, que nous sachions, déchiffrées. La plus ancienne de ces plaques métalliques offre en regard une écriture cunéiforme semblable à celle de Persépolis ou de Babylone, et une écriture indienne d’un caractère inconnu comme celui des autres planches.
  37. Les musulmans les appellent gueler’s, gaber’s et kâfer’s, c’est-à-dire mécréans, quelquefois aussi măgh (μαγοι des Grecs, magi des Latins) ou mages.
  38. Par 20 degrés de latitude nord.
  39. La grande confédération hindo-britannique compte même aujourd’hui plusieurs princes d’origine abyssinienne, le nawab de Sutchin, le sidy de Djindjira, etc.