La Semaine de Mai/Chapitre 62

Maurice Dreyfous (p. 378-383).


LXII

LE COMPTE DES MORTS
(suite)

C’est surtout pour le cimetière du Nord (Montmartre) que le chiffre de M. Maxime Ducamp est dérisoire. L’auteur des Convulsions de Paris indique 783 corps. D’après les renseignements que j’ai recueillis, les registres mentionneraient 1,248 morts inconnus et sans bière. Mais ce chiffre lui-même serait à peine le tiers du véritable. Une fosse énorme, de cent mètres de long sur cinq de large, dit-on, reçut les corps, couchés sur le côté, sur trois rangs en hauteur. Cela supposerait dans la fosse plus de 3,000 cadavres. On m’en indique en tout 4,000.

Ce chiffre ne semblera pas exagéré, si l’on songe que l’on apportait, même du parc Monceau, les corps au cimetière du Nord. J’ai parlé de l’abattoir du parc Monceau ; j’ai prouvé que des exécutions de groupes nombreux de prisonniers s’y étaient faites depuis le lundi 22 jusqu’à la fin de la bataille : c’est-à-dire pendant une semaine tout entière. C’était un terrible surcroît aux morts qu’il était naturel de porter là, comme au cimetière le plus proche.

On m’a donné, sur la fosse commune des morts de Montmartre, un détail caractéristique. Une pauvre femme, soit par pitié envers les morts inconnus, soit qu’elle eût là quelqu’un des siens, voulut venir planter quelques fleurs sur la terre fraîchement remuée ; on la repoussa brutalement.

Il y a un autre cimetière sur le versant nord de butte, c’est le cimetière Saint-Vincent. Je crois savoir positivement qu’il y eut là 1,500 morts, et que ce chiffre est inscrit sur des feuilles volantes, où se trouvent indiqués, çà et là, quelques noms propres. M. Maxime Ducamp en compte 185.

Dans le troisième cimetière de Montmartre, le petit cimetière Marcadet, M. Ducamp compte 6 morts.

Un lecteur de la Justice, qui habitait alors rue Marcadet, m’écrit qu’il a vu, presque pendant trois jours sous ses fenêtres, des voitures pleines de cadavres. Il y aurait donc eu, là aussi, des ensevelissements très nombreux.

Cela fait un total de 6,000 au moins pour Montmartre, total qui paraîtra modéré si l’on se rappelle les effroyables exécutions qui eurent lieu dans le XVIIIe arrondissement, et si l’on songe que les cadavres d’endroits assez éloignés, comme le parc Monceau, vinrent s’ajouter à ceux de Montmartre.

Je passe rapidement sur les autres cimetières de la rive droite.

Aux Batignolles, M. Maxime Ducamp compte 14 morts : chiffre dérisoire. Mes renseignements indiquent qu’on en aurait apporté 83 en un seul jour, et qu’en dernier lieu 23 cadavres, exhumés des fortifications, seraient venus s’ajouter à ce que le cimetière comptait déjà. M. Maxime Ducamp mentionne 17 corps exhumés boulevard Malesherbes, au bastion 48, rue Ampère, porte de Clichy, apportés là le 30 juin et les 8, 9 et 10 août.

M. Ducamp omet le cimetière de Clichy. — On m’indique 16 corps ensevelis au cimetière de la rue des Cailloux ; 10, aux fortifications.

À Passy, M. Ducamp compte 350 morts ; on m’en indique environ 800. Je sais, d’autre part, qu’on y enterra au moins 675 corps de fusillés.

À Auteuil, M. Ducamp compte 68 corps ; on m’en indique 41 de plus.

Au cimetière du Sud (Montparnasse), M. Maxime Ducamp avoue 1,634 morts inconnus. Le chiffre qu’on m’indique (1,900) diffère moins de celui de l’académicien que les chiffres des cimetières qui précèdent.

Le cimetière du Sud n’a pas reçu en une seule fois ses fournées de cadavres. Dès le jeudi, lors de la prise de Montrouge, comme je l’ai raconté d’après la Patrie, les morts des endroits où le premier massacre avait été le plus cruel furent immédiatement conduits au cimetière.

La Patrie et le Petit Moniteur du 29 s’accordent à dire qu’une brèche fut faite à l’angle du champ d’Asile et de la chaussée du Maine, et que par cette brèche on jeta les morts dans une vaste fosse[1].

Le Petit Moniteur ajoute que « trois cents fédérés, cernés et fusillés dans le cimetière de Montrouge », furent portés là.

J’ai dit, d’autre part, que la barricade de l’église de Montrouge avait fourni un effroyable contingent. Ces premières « fournées » furent donc déjà assez considérables.

Plus tard, quand, après la prise de Paris, on confia l’enlèvement des cadavres à un entrepreneur, beaucoup de voitures de toutes sortes, des omnibus, que nous avons vus se remplir de cadavres, se rendirent au cimetière Montparnasse. Le Siècle et le Temps nous apprennent qu’alors on creusa des fosses de dix mètres de long, sur deux de profondeur, où l’on couchait les cadavres vingt par vingt.

Pour Vaugirard, M. Ducamp donne 141 morts, que mes informations porteraient à 250 ; mais ici elles sont très peu sûres.

Pour Grenelle, le chiffre qu’on m’indique est celui de M. Ducamp : 30.

J’ai lieu de croire que M. Ducamp a commis pour Ivry une de ses plus fortes erreurs. Il ne compte là que six cent cinquante morts ; c’est à plusieurs milliers (à 5,000, me dit-on)[2], que s’élèverait le chiffre des morts inhumés soit au cimetière commun, soit à celui des condamnés à mort. On a enterré là, d’après mes renseignements, pendant dix jours ; les morts arrivaient par tombereaux, un jour, on en aurait enterré huit cents. C’est là, en effet, qu’il était naturel de

porter les victimes du massacre affreux qui se fit dans les Ve et XIIIe arrondissements. J’ai décrit l’encombrement des cadavres autour du Panthéon, près du Collège de France, au théâtre de Cluny, aux Gobelins, etc. Si l’on consulte les témoins oculaires de ces horreurs, en comprendra que ces régions aient pu fournir des milliers de cadavres au cimetière d’Ivry et aux tranchées creusées dans la plaine aux environs. Ajoutez que la longueur de la période pendant laquelle on enterra là semble indiquer qu’on y porta les corps quand on avait cessé d’inhumer partout ailleurs, soit qu’il n’y eût plus de place, soit qu’on voulût éviter à Paris l’odeur pestilentielle des morts.

Le total des chiffres recueillis, pour les divers cimetières de Paris et de la banlieue, donnerait, non pas 5,300 corps environ comme ceux de M. Ducamp, mais plus de 47,000. Je suppose maintenant, pour faire la part très large aux objections, que ces chiffres soient exagérés pour quelques cimetière. Quand on les réduirait au delà de toute vraisemblance, — il resterait encore 13 à 14,000 corps ensevelis dans les vastes fosses communes des divers cimetières. Mais les cimetières n’ont reçu qu’une partie des cadavres. Il reste à voir ce que sont devenus les autres.

  1. J’ai reçu à ce sujet d’un lecteur qui habitait alors rue du Maine les détails suivants :

    Il a été fait deux brèches, l’une à l’angle de la chaussée du Maine ; l’autre, vingt mètres plus loin. On les pratiqua pour braquer des mitrailleuses sur les fédérés qui s’étaient retranchés dans le cimetière après la prise de la barricade située à la mairie du XIVe arrondissement. Il y aurait eu douze cents fédérés (?) cernés au cimetière.

    On fusilla aussi à la taillerie de diamants, boulevard des Fourneaux, derrière l’ancien bâtiment de l’octroi. (J’ai eu d’ailleurs, et j’ai notamment trouvé dans les notes du docteur Robinet, des détails sur les exécutions du boulevard des Fourneaux, qui furent affreuses.)

    « Quand j’ai visité le cimetière, ajoute mon correspondant, j’ai remarqué que des tranchées immenses avaient été faites dans les contre-allées du cimetière : les tranchées comblées formaient une espèce de dos d’âne, ce qui suppose un grand nombre de corps. »

  2. J’ai reçu de M. B. Raspail, le ferme député de l’arrondissement de Sceaux, la lettre suivante, qui prouve tout au moins qu’on attribuait un chiffre très fort aux ensevelissements d’Ivry :

    « Mon cher ami,

    » On aura beau faire pour établir le chiffre des morts pendant la tuerie qui a suivi la répression de la Commune, on n’arrivera jamais à en savoir le nombre.

    » D’après votre article paru samedi dans la Justice, vous dites qu’il faut évaluer à plus de 3,500, les corps enterrés au cimetière d’Ivry.

    » Je puis vous garantir que vous êtes singulièrement loin du compte. En effet, rien que dans l’immense fosse creusée dans ce qu’on appelle le premier cimetière parisien d’Ivry, il y fut enfoui plus de 15,000 corps. En outre, on fit plusieurs autres fosses et l’on estimait qu’elles contenaient 6,000 autres cadavres, soit en tout 23,000.

    » À l’époque, je ne tardai pas à être bien renseigné et les agents de la police qui, pendant plusieurs années, firent le service pour empêcher les parents et les amis de placer la moindre marque de souvenir sur cette immense fosse, ont toujours dit le premier chiffre lorsqu’on les interrogeait. Je puis même ajouter que certains d’entre eux ne cachaient pas combien l’exécution de leur consigne vis-à-vis des parents, leur était pénible.

    » Le chiffre de 15,000 dans la grande fosse, n’a jamais été mis en doute. Dans Une première campagne contre l’administration de l’Assistance publique, brochure que je publiai en 1875 et dont je vous envoie un exemplaire par ce courrier, je citai ce chiffre (voir page 29). Or, vous savez combien l’ordre moral guettait, pour les étouffer et les poursuivre, les moindres révélations sur l’époque sanglante. Eh bien, il n’osa élever aucune contestation.

    » Non, on ne saura jamais le nombre des tués pendant et après la lutte, et celui bien autrement énorme des personnes qui, n’ayant pris aucune part à la Commune, furent fusillées, égorgées.

    » Un détail encore peu connu : pendant plus de six semaines, chaque matin, de quatre à six heures, on exécuta au fort de Bicêtre.

    » Dans les derniers jours, les fournées étaient encore d’une trentaine de victimes.

    » Sur beaucoup de points de la banlieue les tranchées qui avaient été établies contre les Prussiens, servirent à enfouir des monceaux de fusillés.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    » Après toutes les révélations enregistrées depuis quelques semaines par la presse, après les imprudentes paroles dites par M. Le Royer : « il ne faut pas oublier ; nous ne voulons pas qu’on oublie ! » Eh bien, oui ! je suis de cet avis. Il faut que la justice, que l’humanité et la civilisation noyées à cette époque dans des torrents de sang, reprennent leurs droits. La véritable enquête n’a pu être faite tant la terreur était grande. Maintenant, elle peut l’être.

    » Le premier point à établir, c’est que dans tous ces lieux d’exécution, on a exécuté sans forme de jugements, sans dresser le moindre procès-verbal. Dès lors, ce sont, après le combat, après la lutte, de véritables assassinats, et on connaît maintenant assez de ces assassins pour frapper quelques grands exemples.

    » Je vous serre la main.

    « BENJAMIN RASPAIL,
    » Député et conseiller général de la Seine.

    « Cachan (Seine), 20 avril 1880. »