La Semaine de Mai/Chapitre 63

Maurice Dreyfous (p. 384-389).


LXIII

LE COMPTE DES MORTS

(suite)

On sait qu’une fois le combat fini, l’administration fit enlever tous les cadavres restés sur la voie publique ou dans les maisons ; on porta des fourgons pleins de morts à tous les lieux d’ensevelissement. C’est à ce moment que les cimetières reçurent leur plus fort contingent, bien qu’on y eût déjà apporté beaucoup de morts, soit aussitôt après une victoire locale, soit à mesure que les exécutions se faisaient dans quelque abattoir.

Mais ces morts qu’on trouva de tous côtés, quand, à la fin de la semaine, on déblaya Paris reconquis, ou ceux que l’on frappait par centaines dans les abattoirs, furent-ils ensevelis seulement dans les cimetières ? Les journaux du temps nous apprennent que non, et il est facile de comprendre pourquoi. D’abord, depuis longtemps, les cimetières de Paris sont très encombrés ; ensuite, la crainte d’une épidémie a conduit à porter plus de morts possible hors de la ville.

C’est ainsi qu’il y eut un grand nombre de lieux d’ensevelissement que M. Maxime Ducamp passe purement et simplement sous silence. Il est facile de diminuer le chiffre des morts par un procédé aussi simple.

La plupart de ces lieux d’ensevelissement furent hors des fortifications. Je disais, à propos des chiffres de M. Ducamp pour le Père-Lachaise et les environs, qu’on ne voyait pas où étaient passés les morts innombrables de Belleville. Même avec les chiffres plus forts que j’ai donnés, on ne le conçoit pas bien. On arrive seulement à 2 ou 3,000 ; 1,800 pour le Père-Lachaise. Or la cour martiale de la Roquette, à elle seule, paraît avoir fait ce nombre de victimes. Où allaient ces tombereaux sur lesquels des prisonniers racontent avoir chargé, l’un dix-neuf cents, l’autre treize cents corps ? — Le Gaulois du 1er juin nous l’apprend ; il dit dans une lettre de Paris :

« Dans plusieurs quartiers, à Belleville, à Popincourt, près de la Roquette, on enlève les cadavres que l’on ensevelit entre une double couche de chaux et de terre dans les tranchées creusées à Charonne et à Bagnolet. »

On faisait de même sur la rive gauche. À Ivry, notamment, les cimetières ne reçurent pas tout ce qu’on apportait de corps. On les enterra dans toute la plaine de Villejuif. Suivant les renseignements très approximatifs qu’on m’a donnés, il y en aurait eu là environ 2,000. Un grand nombre de morts furent portés aussi à côté d’Issy. Le fort était entouré de tranchées, restes des deux sièges, et qui avaient été vigoureusement disputées, prises et reprises, lors de la guerre entre la Commune et l’armée. C’étaient là des fosses toutes creusées et d’une grande étendue. On y apporta notamment des victimes de l’abattoir de l’École militaire, qui fonctionna pendant toute la semaine, on le sait, du lundi 22 au lundi 29, et dont un journal disait : « Ce ne sont que détonations. »

Le Français du 29 mai, dit :

« On ensevelit chaque jour, près du fort d’Issy, un grand nombre de cadavres d’insurgés dans les tranchées qu’on avait creusées lors du siège et utilisées pour ce lugubre office : on les remplit de cadavres. Les fourgons se succèdent là sans cesse, chargés de leur fardeau repoussant ; d’autres fourgons pleins de chaux les suivent, et les tranchées se remplissent peu à peu de cadavres et de chaux. »

Un de mes amis a vu à Montsouris, le long du chemin de fer de ceinture, des tranchées où l’on porta aussi un grand nombre de corps.

Plusieurs journaux mentionnent des tranchées creusées au Champ-de-Mars. « Le bruit courait hier à Saint-Germain, dit notamment la Liberté du 30, que des tranchées profondes avaient été creusées au milieu du Champ-de-Mars. Tous les cadavres des insurgés y auraient été apportés des différents quartiers de Paris. On aurait ensuite répandu sur cet amas de cadavres toutes les barriques de pétrole qui se trouvaient encore dans les entrepôts.

» C’est de ce brasier, disait-on, que s’élevait l’immense colonne de fumée qui régnait sur Paris encore hier soir. »

Le Petit Moniteur du 30 mai confirme ce témoignage. Cette idée de la crémation s’était présentée alors à tout le monde, tant on craignait l’infection de l’immense charnier qu’était alors Paris.

Le 28 mai, le Soir publiait un article signé Bertall, intitulé la Crémation :

« Ceux qui ont assisté au triste et douloureux spectacle de Paris ensanglanté, et qui ont vu les cadavres jonchant le sol et envahissant les maisons, théâtres des luttes acharnées de ces deux jours, sont tous d’accord pour dire que la terre va manquer dans les cimetières…

» Évidemment, ajoute l’auteur, si tous ces corps sont enterrés ou dans Paris même ou aux environs, il va se créer un foyer d’infection capable de devenir l’origine de quelque redoutable épidémie. » Et il conclut à la crémation.

La Liberté du 31 réclame la même mesure. Elle ajoute :

« Il est bien entendu que, suivant nous, cette mesure ne devrait s’appliquer qu’aux cadavres des insurgés dont le nombre immense la justifie pleinement.

» Les dépouilles mortelles de nos braves soldats tombés sous les coups de l’insurrection doivent recevoir une sépulture d’honneur. »

Les autorités médicales auraient réclamé la même mesure de précaution. Il ne paraît pas douteux qu’elle ait été appliquée.

Je trouve dans le Figaro du 8 juin et dans la Vérité, les détails suivants :

« Aux casemates, on incinère les corps à cause du nombre considérablement plus grand qui y ont été rassemblés (sic), et qu’on n’exhumerait pas sans danger…

» Les amas copieux de cadavres tout le long des fortifications donnèrent l’idée d’utiliser, pour en soustraire aux passants l’aspect sinistre, les innombrables casemates organisées tout le long du chemin de fer de ronde.

» Une considérable quantité de cadavres de la banlieue fut adjointe à ce premier rassemblement. Quand une casemate était encombrée, on la murait avec des pierres, des sacs pleins de terre, des gabions, et l’on passait à la suivante.

» Ainsi s’expliquent toutes les fermetures des casemates aux bastions, et l’odeur nauséabonde qui, malgré des précautions hâtives et insuffisantes, prouvent l’existence de ce charnier. Les passants intrigués ont voulu s’approcher. On a laissé ignorer l’existence de ces cimetières provisoires pour ne pas effrayer la population, et on a placé à côté des sentinelles avec des consignes très rigoureuses.

« Depuis aujourd’hui l’incinération de ces charniers est commencée. Voici comment on opère : on dégage, aux deux extrémités basses, des issues, et à la partie supérieure on crée des orifices qui servent de cheminées. La ventilation ainsi mise en activité, on répand des matières incendiaires et désinfectantes, comme le goudron, on met le feu, et l’incinération marche très rapidement. Le chlore et l’acide phénique sont répandus ensuite. Ce sont les soldats qui surveillent la manœuvre et qui éloignent les curieux. »

On inhuma aussi :

1o Près des anciennes carrières d’Amérique. Je sais de bonne source qu’on jeta 885 corps dans une partie, et 87 dans l’autre ;

2o Aux carrières même, comme le prouve l’extrait suivant d’une séance du conseil municipal de Paris, du lundi 29 janvier :

« M. Allain-Targé fait connaître au conseil un fait regrettable. Au mois de mai dernier, plusieurs centaines de fédérés ont été fusillés dans les carrières d’Amérique, où leurs cadavres ont été enterrés à la hâte. Dès le mois de juin, la chaleur avait développé sur ce point des émanations insalubres.

» Depuis lors, les terres ont été emportées par les pluies, et les cadavres paraissent à la surface du sol. Ce fait a été signalé au préfet de police, mais la direction des travaux ne l’a pas encore fait cesser. Il en résulte que beaucoup de curieux se portent sur ce point, ce qui donne lieu à une agitation fâcheuse dans le XIXe arrondissement.

» Le préfet de la Seine répond qu’il a donné des ordres et que les travaux nécessaires sont commencés. »

M. Maxime Ducamp parle, il est vrai, de 754 corps exhumés sur la voie publique et portés aux carrières d’Amérique.

Je ne crois pas que ce soient les premiers. Ici les chiffres sont exacts de part et d’autre ; M. Ducamp cite une pièce tout à fait certaine. Or, la différence de ces chiffres indique qu’il ne s’agit pas du même fait.

Il me paraît certain, d’autre part, que les plaintes de M. Allain-Targé sont relatives à des inhumations non moins distinctes de celles que signale M. Maxime Ducamp.

En effet, M. Targé parle de gens fusillés aux carrières mêmes ; et alors même qu’il se tromperait sur ce point, les inhumations de corps déjà exhumés, faites à loisir, longtemps après, par les mains de la police, ne peuvent être les inhumations hâtives, si superficielles que les pluies mettent les cadavres à nu.