La Semaine de Mai/Chapitre 61

Maurice Dreyfous (p. 372-377).

LXI

LE COMPTE DES MORTS

Il ne me reste plus qu’à chercher le nombre des victimes du massacre. Il sera probablement toujours impossible de l’indiquer avec précision.

Les évaluations produites jusqu’ici sont très conjecturales. Certains écrivains communalistes aventurent des chiffres de quarante ou cinquante mille victimes. L’autorité militaire en a à peu près accusé dix-sept mille. C’est le chiffre qu’un des membres de la commission d’enquête indiquait comme lui étant donné par un officier supérieur ; c’est, je crois, le chiffre que les rapports des chefs de corps fixaient. On peut donc le considérer comme un minimum. Car, évidemment, les chefs étaient portés à diminuer, beaucoup plutôt qu’à augmenter, des exécutions injustifiables et sur lesquelles le silence a été organisé.

Cela n’a pas empêché M. Maxime Ducamp d’affirmer, à un cadavre près, le nombre de morts de la semaine. Il n’a jamais fait preuve d’une plus audacieuse fantaisie. Le lecteur se rappelle la boucherie que nous avons racontée, la façon dont tous les témoins, même versaillais, parlent des rues et des maisons encombrées de cadavres. Savez-vous quel fut, d’après M. Ducamp, le chiffre total et des fusillés et des hommes tués des deux parts pendant le combat ? — Six mille six cent soixante-sept en tout. — Pas un de plus, pas un de moins.

M. Maxime Ducamp procède ainsi :

Il a demandé à l’administration le chiffre des enterrements dans les divers cimetières de Paris pendant la semaine de Mai. L’administration s’est empressée de lui donner les chiffres suivants :

Cimetière de l’Est (Père-Lachaise), 878 ; — du Nord (Montmartre), 783 ; — du Sud (Montparnasse), 1,634 ; — Auteuil, 68 ; — Batignolles, 14 ; Belleville, 11 ; — Bercy, 425 ; — Charonne, 134 ; — Ivry, 650 ; — Grenelle, 30 ; — Marcadet, 185 ; — Saint-Vincent, 6 ; — La Villette, 13 ; — Passy, 350 ; — Vaugirard, 141. — La Morgue, en outre, a envoyé 47 corps au Champs-des-Navets. — Soit, 5,339 morts.

D’autres cadavres avaient été enterrés sur place dans les rues ; les quatre-vingts commissaires de police, les vingt officiers de paix ont fait une enquête sur ces ensevelissements et ont découvert ainsi 4,328 corps répartis entre 48 emplacements ; 764 ont été portés dans les carrières d’Amérique, 574 dans les cimetières les plus proches.

Total : 6,667.

Quant aux officiers supérieurs qui évaluaient le massacre à dix-sept mille morts, ce sont sans doute des fédérés déguisés qui se sont glissés dans les hauts grades de l’armée.

À première vue, ces chiffres sont d’une absurdité manifeste. J’ai décrit, d’après tous les témoins de tous les partis, d’après les journaux français et étrangers, l’effroyable massacre des XIe, XIIe, et XXe arrondissements. Par quoi ce massacre aurait-il été représenté dans les chiffres de M. Maxime Ducamp ? Par les chiffres suivants :

Cimetière de l’Est 878
de Belleville 11
de Charonne 134
de la Villette 13
de Bercy 423
Cadavres exhumés dans le quartier de Bercy   991

2452
Maintenant, examinons la rive gauche :
Cimetière du Sud 1634
d’Ivry 630
de Grenelle 30
de Vaugirard 141
Cadavres exhumés à diverses places 55

2510

Ainsi, 2,452 morts, voilà, d’après M. Maxime Ducamp, le total des morts des XIe, XIIe, XIXe et XXe arrondissements.

Il faut en retrancher les 425 morts du cimetière de Bercy, qui viennent exclusivement de Mazas. Restent 2,027 morts pour le reste.

Où sont, parmi ceux-là, les 1,300 cadavres tués en un seul jour à la Roquette, et qu’un témoin affirme avoir chargés sur des tapissières ?

Les a-t-on portés au Père-Lachaise ? M. Ducamp n’y compte que 878 cadavres.

Les a-t-on répandus dans le quartier ? Cela est peu vraisemblable, et, d’ailleurs, M. Ducamp ne compte que 998 corps exhumés sur les points les plus divers.

La vérité, c’est que la Roquette seule rendit plus de cadavres que M. Ducamp n’en compte pour les quatre arrondissements les plus éprouvés.

Ces quatre arrondissements étaient très peuplés. Et c’est là que la boucherie atteignit ses plus vastes proportions. Certains quartiers étaient déserts ! — Sur les six arrondissements de la rive gauche, trois furent relativement peu éprouvés (VIe, VIIe XVe). — Les deux derniers furent pris des premiers ; le VIe et le VIIe étaient, en outre, conservateurs. Trois autres furent couverts de cadavres, il est vrai ; mais ils ont relativement peu d’importance pour leur population (surtout les XIIIe et XIVe). Eh bien ! M. Ducamp trouve là 2,510 morts, plus que dans le quartier précédent ; beaucoup plus que le tiers du total ; en sorte que, proportionnellement, la rive gauche aurait été beaucoup plus rigoureusement traitée que la rive droite, avec les Batignolles, Montmartre, Belleville, le faubourg Saint-Antoine, etc.

Cela suffirait à prouver que les chiffres de M. Maxime Ducamp n’ont aucun caractère sérieux. Cherchons le chiffre réel des morts, d’après des renseignements moins fantaisistes et avec une critique plus sévère. Voyons d’abord ce qu’il est entré de cadavres dans les cimetières.

Nous n’avons pas été chercher nos renseignements à l’administration centrale. D’abord, nous n’avons pas l’ambition démesurée d’avoir les mêmes privilèges que M. Maxime Ducamp. Et puis, tout le monde sait que l’administration a fait de tout temps les plus grands efforts pour tenir secrètes les horreurs de Mai. Enfin, les registres peuvent-ils être complets pour des journées où l’on apportait des corps inconnus par tombereaux, — où, à Montparnasse, les morts ne passaient pas tous par la porte (on en a vidé un certain nombre des chariots dans la fosse par une brèche pratiquée au mur), — où, au Père-Lachaise, des groupes de prisonniers entraient vivants pour être fusillés et enterrés dans le cimetière ?

Nous avons pris nos informations à la fois aux cimetières mêmes et aux environs, parmi les hommes qui, par profession, savent les chroniques du champ des morts. C’est une enquête qu’il serait sans doute difficile de recommencer, aujourd’hui. Mais avant la publication de la Semaine de Mai, un curieux pouvait sans peine s’informer de l’endroit où les cadavres avaient été inhumés, l’aller voir, connaître leur chiffre approximatif.

Cimetière de l’Est (Père-Lachaise). — M. Maxime Ducamp avoue 878 morts. — Ce chiffre est à peine moitié de la vérité. On en a enterré là au moins 1,800 à 2,000. On en aurait enterré 1,700 en une nuit. Or, il faut ajouter à cela les victimes des exécutions qui eurent lieu dans les deux premières semaines de juin.

Il faut dire comment l’on procédait : on creusait d’immenses fosses où l’on rangeait les cadavres côte à côte, quelquefois on en mettait trois rangs en hauteur. On jetait sur les corps soit de la chaux, soit des huiles minérales, pour les brûler. Un journal de Versailles (cité par la Nation française du 1er juin 1871) dit à ce sujet : « On jette maintenant les cadavres dans de grandes fosses, où l’on emploie à les brûler le pétrole qui avait été dans leurs mains un instrument de dévastation. » D’après les notes que me communique M. Robinet, un témoin oculaire lui a dit avoir vu employer ce moyen au Père-Lachaise.

En résumé, on peut évaluer les morts du Père-Lachaise à un minimum de 1,800, et plus probablement à 2,000 et plus.

À la Villette, M. Ducamp donne le chiffre de 13 ; je crois tenir de très bonne source et pouvoir affirmer le chiffre de 584, qui doit être porté sur les registres.

À Belleville, M. Maxime Ducamp en donne 11 ; je crois savoir qu’il y en a 15 ; l’erreur est peu de chose.

Pour l’ancien cimetière de Bercy (rouvert pour les victimes de Mazas), M. Dumas a déclaré, au conseil municipal, avoir donné des permis d’inhumer pour plus de 400 corps. Admettons le chiffre de M. Ducamp de 425.

Voici la différence pour ce premier groupe de cimetières :

M. Ducamp : Chiffres probables :
Est 878         2,000 (1,800 au moins)
Belleville 11 85
La Villette 13 584
Bercy 425 425


1,327 3,094

Je n’ai pas eu de renseignements pour le cimetière de Charonne.