La Semaine de Mai/Chapitre 57

Maurice Dreyfous (p. 351-356).


LVII

LA PRESSE

J’ai terminé le récit de cet épouvantable massacre : on sait maintenant ce qui s’est passé à Paris en plein dix-neuvième siècle. Et à côté de ces torrents de sang de ces montagnes de cadavres, de ces abattoirs d’hommes, de ces femmes, de ces enfants, de ces vieillards tués à coup de fusil, à coups de mitrailleuse, à coups de baïonnette, à coups de sabre, à coups de crosse, la tribune française était debout : elle est restée muette. — Et la presse ? — Elle encourageait les massacreurs, elle dénonçait les victimes.

Si l’on veut avoir une idée de la folie furieuse qui s’était alors emparée de la société française, il faut lire les journaux du temps ; quand on les parcourt, l’armée semble humaine, indulgente ; et l’on ne peut s’empêcher de se dire : Comment des soldats, pris dans le terrible entraînement du massacre, ont-ils épargné, je ne dis pas un seul fédéré, mais un seul Parisien, quand des écrivains, tranquillement assis dans leur cabinet, étaient en proie au sanguinaire délire dont, malheureusement pour eux, leurs journaux portent témoignage ?

Reportez-vous par la pensée, au lundi 29 mai 1871 : Paris est un vaste charnier ; on fusille à la caserne Lobau, à Mazas, à la Roquette ; le parc Monceau, l’École militaire, sont empestés par la mort ; il y a des cadavres dans les rues, sur les quais, sur les places, dans les maisons ; on a tellement tué que les soldats écœurés refusent de fusiller encore et que l’on craint une épidémie… Eh bien ! c’est ce jour-là qu’un écrivain de tempérament calme, plutôt lourd, grand éplucheur de vaudevilles, grand admirateur des couplets de Scribe, après avoir vu la foule se ruer sur les prisonniers sur les boulevards de Versailles, après avoir entendu la détonation sinistre des mitrailleuses de Satory, rentre chez lui et compose dans son cabinet l’article intitulé le Droit de punir, qui a paru le 30 au matin, dans le Gaulois daté du 31.

Cet écrivain, quelques jours avant, avait présenté les fédérés, les incendiaires, les exécuteurs des otages comme étant sous l’influence d’une véritable maladie mentale, et quelques-uns de ses lecteurs lui avaient écrit : Prenez garde, vous représentez les insurgés comme des aliénés, on en conclura qu’ils ne sont pas responsables, qu’on ne doit pas les punir ; vous allez énerver la répression. L’écrivain se hâte de se défendre d’une si injuste accusation. Énerver la répression, même après la semaine de Mai !… Il n’en a garde. Et alors il écrit une véritable philosophie de la boucherie, qu’il intitule « le Droit de punir » et qui devrait s’appeler « le Droit de massacrer ».

On dirait le pédant de la comédie italienne suivant le capitan pour lui faire, en langue scolastique, la théorie du sang versé, et mettre un syllogisme au pommeau de sa rapière.

« Les personnes qui parlent ainsi, dit-il (il s’agit des correspondants qui lui avaient reproché d’énerver la répression), vivent sur une vieille erreur qu’il est urgent de combattre… La société n’a pas à s’enquérir des culpabilités plus ou moins grandes ni à les châtier. Son œuvre est plus modeste : elle retranche de son sein les éléments dangereux ou les réduit à l’impossibilité de nuire…

» Il ne s’agit ici pour elle ni d’équité ni de morale…

» La mort n’est point un châtiment. Qui pourrait s’arroger le droit d’ôter la vie à son semblable ? C’est une précaution.

» Voilà des milliers d’hommes en proie à un accès d’épouvantable démence. Ils volent, ils assassinent, ils brûlent.

» C’est de l’aliénation mentale, je le veux bien.

» Mais des aliénés de cette espèce et en si grand nombre, et s’entendant tous ensemble, constituent pour la société à laquelle ils appartiennent un si épouvantable danger qu’il n’y a plus d’autre pénalité possible qu’une suppression radicale. »

Le Figaro n’y mettait pas tant de métaphysique. Les hommes de plaisir qui le rédigeaient n’avaient pu encore étancher leur soif de sang : les exécutions de Mai ne leurs suffisaient pas.

Le journal boulevardier dirigé par M. de Villemessant, publiait le 8 juin l’article intitulé : « Entreprise générale de balayage parisien » d’où j’extrais ce qui suit :

« L’armée est entrée par la brèche au milieu des barricades et des ruines fumantes : donc les Parisiens doivent subir les lois de la guerre, si terribles qu’elles puissent paraître… Aujourd’hui la clémence serait de la démence… Tout en espérant le prochain rétablissement de la légalité, il est à désirer que Paris reste sous le régime militaire jusqu’à ce qu’il soit complètement épuré.

» Voici, à mon avis, par quels moyens on arrivera à ce résultat :

» Les membres de la Commune, les chefs de l’insurrection, les membres des comités, cours martiales et tribunaux révolutionnaires, les généraux et officiers étrangers, les déserteurs, les assassins de Montmartre, de la Roquette et Mazas, les pétroleurs et pétroleuses, les repris de justice, doivent être passés par les armes.

» La loi martiale devra s’appliquer dans toute sa rigueur aux journalistes qui ont mis la torche et le chassepot aux mains de fanatiques imbéciles… Tout individu ayant subi des condamnations, tous les gardes nationaux convaincus d’avoir joué un rôle actif dans l’insurrection, seront déportés dans une colonie pénitentiaire…

» Et tout ouvrier n’ayant pas deux ans de domicile et ne justifiant pas d’un travail régulier (c’est-à-dire chez un patron répondant de lui), sera renvoyé dans son département. »

C’est après le massacre de Mai que le Figaro demandait ce nouveau massacre des membres de la Commune, des membres des comités, des journalistes, etc.

Encore du sang !… C’était ce dont Paris avait besoin. Et puis il fallait encore autre chose que le Figaro indiquait dans le même numéro : c’était un moyen de relever Paris après les incendies. « Ce moyen n’est autre chose, dit le vertueux journal, que le rétablissement des jeux, comme il y en a en Allemagne, et des loteries, comme il y en a dans tous les pays. »

Abattoir et tripot !… Brescia et Monaco à la fois ! M. Bénazet se glissant derrière M. de Gallifet… C’est complet, n’est-ce pas ? Et l’on reconnaît bien le journal aux presses bénites, à cette idée de refaire Paris par le massacre et la roulette.

On ne se bornait pas à ces généralités. L’extension du massacre, qui s’accrut de jour en jour, ne s’expliquerait pas sans les huées qui accompagnaient les fusillades, sans les calomnies meurtrières répandues sur la population de Paris, sans l’étrange perversion d’idées qui fit considérer comme des bêtes sauvages, qu’on pouvait tuer indifféremment et utilement, ainsi que des loups et des tigres, des Français, non seulement les fédérés, mais tous les habitants de la capitale.

Eh bien ! ces huées, la presse en donnait l’exemple ; ces calomnies, elle les propageait ; cette idée sauvage, elle la répandait partout.

Qui donc, au milieu même du massacre, crée, répand la légende de pétroleurs et de pétroleuses ? La presse : c’est une émulation d’inventions absurdes des reporters qui veulent se signaler. On donne des pendants (mais dans un autre genre) au fameux serpent de mer du Constitutionnel. L’un imagine et décrit un engin spécial pour lancer le pétrole, l’autre raconte l’histoire de l’incendiaire ayant sur lui cent quarante mètres de mèches soufrées. Je ne reproduis pas ces citations ; elles seraient innombrables ; et j’en ai donné des échantillons à propos des pétroleuses. Et ces inventions absurdes, lues à Versailles, lues à Paris, renouvellent la fureur des officiers qui fusillent, des foules qui insultent et maltraitent.

Ajoutez toutes les fausses pièces, dont l’ordre à Millière et à d’autres de se mettre à la tête des fuséens, et le fameux « Flambez finances » sont les plus connues. On ne les défend plus aujourd’hui. M. Maxime Ducamp lui-même avoue qu’elles sont apocryphes. Mais tout le monde y croyait alors, et chacune d’elles était grosse d’exécutions.

Et puis, on arrête des milliers d’innocents. (Les trois quarts des prisonniers survivants ont eu des ordonnances de non-lieu.) On fait des razzias dans tous les quartiers, on entraîne à Versailles, non pas seulement les fédérés, les partisans de la Commune, mais des milliers d’habitants paisibles, pris chez eux sur une dénonciation, des femmes, des enfants : il semblait qu’on prît des bêtes sauvages ; c’est ainsi que la presse les représentait.

Le Soir de M. Pessard, parlait en termes inqualifiables de ces brigands, ces femelles aux mamelles pendantes. Le Paris-Journal s’exprime dans un style plus violent encore : il s’agit d’un convoi de femmes :

« La bêtise, le vice et le crime étaient peints en traits sanglants et brûlants encore sur tous ces visages… quelques-unes essayaient un rire bestial : d’autres s’efforçaient de tirer une larme absente de leurs yeux rougis par la débauche et l’orgie. Toutes d’ailleurs joignaient à la laideur de l’âme la laideur du visage et la difformité du corps. »

La Patrie du 31 mai parle en ces termes des malheureux qui allaient passer devant la cruelle cour martiale du Châtelet, et que la foule regardait, comme je l’ai dit, attendre leur sort sur la terrasse du foyer :

« Un public nombreux stationne pour regarder ces misérables, absolument comme devant les cages des animaux féroces au Jardin des Plantes. Seulement, ceux-ci on les plaint d’être enfermés, tandis qu’on n’entend contre les premiers que des souhaits de vengeance ou plutôt de punition. »

Plus de pitié pour les tigres que pour les Parisiens, comme les blessés des Quinze-Vingts, comme tous les malheureux, absolument étrangers à la Commune, que nous avons vus passer devant la cour martiale !… Il est difficile d’aller plus loin. Et qu’on ne croie pas que de telles phrases soient des exceptions : c’est le style ordinaire des journaux.