La Semaine de Mai/Chapitre 56

Maurice Dreyfous (p. 343-351).


LVI

APRÈS

À la fin de mai, Paris était plein de cadavres : il y en avait partout, dans les rues, sur les places, dans les maisons, dans les appartements : il y en avait une longue file sur toute la longueur des berges de la Seine ; il y en avait qui suivaient la Seine au fil de l’eau. Le reporter d’un journal, qui prit la peine de les compter pendant quelques minutes, appelait cet exercice : « la pêche aux fédérés ». Des fosses où, provisoirement, on jetait les corps, restaient béantes çà et là.

Il fallut nettoyer ce charnier. Tout ce qu’on trouva de charrettes, de voitures, y fut employé. « Sur le boulevard Saint-Michel, dit la Liberté, les omnibus descendaient, s’arrêtaient à chaque barricade, et s’emplissaient peu à peu comme d’une marée de cadavres… L’aspect des voitures à travers lesquelles passaient des pieds et des bras était terrible. »

Il était temps ; une puanteur horrible remplissait l’atmosphère, et l’on craignait la peste.

On creusa à la hâte de vastes fosses dans les cimetières, au Champ-de-Mars, etc., on y jeta les corps avec une couche de chaux. Dans les casemates des fortifications, on brûlait les cadavres. La place manquait encore pour ensevelir tout. On en porta beaucoup aux portes de Paris, dans les tranchées d’Issy notamment. Beaucoup restèrent et sont encore, sous les pavés ou dans les terrains vagues de Paris. Les exhumations qu’on fit à ce moment ont été très incomplètes. Quand, des années plus tard, on fit, devant le parc Monceau, des travaux pour poser les rails des tramways, on trouva des ossements de fusillés.

Paris, pacifié, n’en resta pas moins ville conquise. La terreur militaire et policière se continua. Pendant de longs mois, les patrouilles de cavalerie, le sabre au poing, ou le mousquet sur la cuisse, sillonnèrent les rues paisibles. Le Bien public, journal officieux, raconte dans son numéro du 15 juin, un incident qui montre à quel point Paris était traité militairement. Un attroupement s’était formé au coin de la rue de la Chaussée d’Antin, à cause d’une querelle avec un cocher qui refusait de marcher. Une patrouille qui passait, accourt le sabre haut, disperse brutalement l’attroupement, et menace de faire fermer les cafés.

Chaque quartier avait à sa tête un militaire. La circulation fut défendue les premiers jours. Une note affichée du général Laveaucoupet qui commandait dans les huitième, neuvième, dixième arrondissements, donne l’idée du régime auquel Paris était soumis. J’en détache ces deux articles :

« 1o Les officiers et employés militaires ont seuls, en uniforme, la libre circulation et aucun laissez-passer ne sera délivré aux civils.

» 2o Les troupes feront des perquisitions dans toutes les maisons des arrondissements sus-désignés, afin de procéder à l’enlèvement des armes de toute nature, et à l’arrestation des individus suspects.

» Fait au quartier général, gare du Nord.

» 29 mai 1871. »

Les portes des fortifications étaient gardées et interdites. Des rondes de mouchards surveillaient les soldats qui les gardaient.

Des colonnes de prisonniers partaient encore au mois d’août. Toute la différence, c’est qu’elles prenaient le chemin de fer. Certaines régions de Paris étaient complètement désertes. « À Belleville, dit le Bien public du 15 juin, toutes les maisons entre les rues Pradier et Fessard, et de la rue de Puebla à la rue de Belleville, sont absolument inhabitées. » Tous ceux qui ont traversé ce côté de Paris à cette époque parlent du grand silence au milieu duquel on marchait. On eût cru voir une ville morte.

Une grande partie de la population ouvrière était fusillée, emprisonnée ou en fuite. Il y eut un moment, tout le monde s’en souvient, où il était devenu impossible de faire faire les travaux les plus simples. Le boutiquier qui voulait faire réparer sa boutique, ne trouvait plus de menuisiers dans Paris.

En revanche, le « Paris élégant » était revenu. Le monde viveur menait grand tapage. Il se sentait vainqueur. Ce monde, pendant la semaine de Mai, allait souper aux restaurants de la terrasse de Saint-Germain, d’où l’on voyait, la nuit, Paris en feu. Un bruit de chansons, de rires, partait des cabinets particuliers où la haute gomme et les plus fameuses impures du second empire jouissaient du spectacle. La foule, un jour, faillit leur faire un mauvais parti. La police dut les chasser et fermer les maisons de plaisir où ils insultaient au deuil public.

Cela se continua après la victoire dans Paris même. On voyait ces Parisiens et ces Parisiennes d’antan, ces Versaillais et ces Versaillaises d’hier, remplacer le tour du lac par la visite aux ruines calcinées de la guerre civile. Le Paris sombre et sévère des deux sièges était surpris de revoir ces figures oubliées. On s’amusait à grand bruit. Le lecteur sait comment le Figaro rêvait déjà d’installer les jeux de Monaco sur les ruines de l’Hôtel-de-Ville. Un journal, pourtant fort conservateur, le Journal de Paris de M. Hervé, flétrit en des termes énergiques le tapage du monde viveur, et rappelle à ce sujet un passage de Tacite ; c’est qu’en effet, c’était, derrière l’armée, le Bas-Empire qui rentrait.

Le 2 juin, le Gaulois faisait cette réflexion naïve :

« Aux premières heures de l’entrée des troupes dans Paris, nous avons assisté, de la part des habitants, à une sorte d’explosion de joie… Mais, nous sommes obligés de le constater, ce mouvement n’a pas continué… Paris, qui a été si longtemps soldat, s’indigne d’être traité en révolté ; il lui semble que la répression aurait dû s’arrêter au jour où l’insurrection était vaincue ; et il n’a pas pour ceux qui viennent de l’arracher au plus honteux des esclavages, la reconnaissance que la France serait en droit d’attendre de lui. »

Comme le remarque judicieusement le Gaulois, Paris manquait de reconnaissance et ne se trouvait pas délivré. Assurément, dans la dernière période, la Commune avait perdu des partisans.

Beaucoup de gens lui en voulaient notamment de ses perquisitions ; on en était délivré, pour subir d’autres perquisitions, reproduites deux fois, à la prise du quartier, et en juin, — et ce n’étaient plus des perquisitions isolées, rares, — on fouillait méthodiquement toutes les maisons.

On en voulait aussi à la Commune, avant l’entrée des troupes, de ses arrestations vexatoires, qui firent un certain nombre de prisonniers. On en était délivré, pour avoir d’autres arrestations qui firent quarante mille captifs.

On avait trouvé insupportable sous la Commune l’obligation de ne pouvoir sortir de Paris qu’avec un laissez-passer. Et pour avoir ce laissez-passer, il fallait faire queue de longues heures à la préfecture de police ; encore était-il souvent refusé sur un soupçon. Maintenant, c’était bien différent. Il fallait encore un laissez-passer, mais on le demandait à l’autorité militaire, au palais Bourbon ; on faisait queue des journées entières (voir le Siècle du 1er juin).

Sous la Commune, des officiers de fédérés, brutalement, dans les kiosques, saisirent des paquets de journaux opposés à l’Hôtel-de-Ville, les déchirèrent. H. Rochefort flétrit énergiquement cette violence dans le Mot d’Ordre. En juin, tout était changé. Tel officier de l’armée, lecteur du Figaro (où M. Saint-Genest dénonçait assidûment ses confrères du Siècle), s’indignait de voir dans les kiosques des numéros du Siècle, les confisquait et les lacérait, mais sans les payer, bien entendu. (Nation française du 7 juin.)

La Commune par un décret vexatoire qui ne fut jamais exécuté, exigeait que tout citoyen eût une carte de civisme. Le Figaro recommande l’imitation de ce moyen au gouvernement. Le gouvernement n’en avait pas besoin. Il avait mieux : les dénonciations, les chassepots, les perquisitions partout.

Et puis la police veillait. Un de nos amis se trouvait à une table d’un café, boulevard Saint-Michel, avec un de ses camarades. Celui-ci lisait le Figaro, et, irrité par les dénonciations dont l’honnête feuille était remplie, froissa, rejeta le journal avec colère… Un agent s’approcha, voulut arrêter le lecteur coupable d’indignation vis-à-vis du Figaro : celui-ci dut prétendre qu’il n’avait nul mauvais sentiment pour le journal de M. de Villemessant.

On massacrait non seulement à Satory mais encore dans Paris même ou à côté, au moins sur trois points.

On exécutait à la prison militaire du Cherche-Midi, de nuit et dans les caves. (J’ai cité le fait à propos des abattoirs.)

On exécutait au bois de Boulogne. Au moins tous les journaux l’affirmèrent. L’Officiel, il est vrai, inséra ce démenti comminatoire le 13 juin :

« On lit dans un journal… C’est au bois de Boulogne que se font les exécutions… Toutes les fois que le nombre des condamnés dépasse dix hommes…, on se sert d’une mitrailleuse. Nous croyons devoir déclarer que tout journal qui reproduirait cette odieuse et absurde calomnie serait immédiatement déféré à la justice. »

Ce démenti ne convaincra personne.

D’abord, il est vague. Que dément-il ? Les exécutions ou l’emploi de la mitrailleuse ?

Pourquoi feindre tant d’indignation à l’idée d’exécution au bois de Boulogne, alors que dans le même temps on en faisait notoirement, incontestablement ailleurs ? Puis, qui propageait ces « absurdes et infâmes calomnies » ? Les journaux les plus conservateurs, les plus amis des exécutions.

Ce démenti obtint si peu de crédit, qu’un journal absolument dévoué à M. Thiers et au gouvernement, la Cloche, remarquait que la note de l’Officiel était « tardive », et « étrange ». Tardive, car la nouvelle avait déjà fait le tour de la presse depuis plusieurs jours ; et étrange, car il était difficile de poursuivre la reproduction d’un article qui n’était pas poursuivi.

Enfin, on exécutait encore, avec des mitrailleuses, au Père-Lachaise.

M. L***, négociant, retraité militaire, écrit à ce sujet à M. Clémenceau :

« Mon père habitait depuis 1866, 17, rue d’Eupatoria, à Belleville-Ménilmontant, et prit part à la défense de Paris (contre les Prussiens), comme lieutenant de la garde nationale… Au mois de décembre, son état rhumatismal l’obligeait de quitter tout service… Le 29 mai, une lettre d’un cousin, son voisin, m’apprenait (en province) que mon père était à toute extrémité. Je pus entrer dans Paris le 1er juin au soir, après des démarches et formalités que vous devinez : mon père était mort. — Je le fis enterrer civilement le 4 juin, et je restai à Paris jusqu’au 7.

» Le matin du 2 juin, vers quatre heures, j’entendis un bruit de toile déchirée ressemblant à un feu de peloton mal fait. — Mais ce sont les moulins à café du Père-Lachaise. Oh ! esprit parisien ! C’est ainsi que les habitants désignaient les mitrailleuses qui remplaçaient les pelotons d’exécution…

» Je me rendis dans le chemin de Charonne : une brèche était pratiquée au mur : c’est par là qu’on introduisait sans doute les gens que l’on massacrait : on y ajoutait les malheureux qui s’étaient cachés dans les tombeaux, et qui, la faim aiguillonnant, sortaient de leurs cachettes…

» J’affirme de la façon la plus formelle et sur mon honneur que, jusqu’au 7 juin, jour où j’ai quitté Paris, chaque matin, de quatre heures à quatre heures et demie, ces exécutions avaient lieu au moyen de mitrailleuses, pendant une demi-heure. Il m’a été assuré par une famille habitant ce quartier que ces massacres se sont continués jusqu’au 12. »

Le lecteur, après ses détails, jugera ce que vaut le démenti indigné de l’Officiel au sujet du bois de Boulogne.

Ce qui était infâme à l’ouest de Paris ne l’était donc plus à l’est ?

Un honorable industriel parisien m’a révélé par écrit et de vive voix, des détails plus hideux encore, qu’il a vus de ses yeux, dans la première moitié de juin 1871.

On sait qu’il existe, dans la plaine d’Issy et de Vanves, des catacombes extra-muros, de profondes excavations, des galeries souterraines, depuis longtemps utilisées pour la culture des champignons, et dont les puits de descente, tous munis d’une échelle, sont très voisins les uns des autres.

Beaucoup de fédérés s’y sont réfugiés. Une partie de la garnison des forts essaya de s’échapper par là, les journaux du temps en font foi. D’autres encore durent s’y cacher. Il y en eut qui y moururent de faim. Le témoin qui m’a rapporté ce qui suit, se promenait ce jour-là, avec un ami, entre les forts d’Issy et de Vanves, quand il remarqua avec surprise des soldats qui semblaient faire sentinelle. Les deux hommes s’informèrent, se dirigèrent vers un des soldats. Il était posté derrière un tas de pierre, à quelques mètres d’un des puits de descente. Il leur donna toutes les explications nécessaires. Les fédérés, chassés par la faim, se risquaient un à un hors des puits. Blêmes, décharnés, défaillants, n’ayant plus forme humaine, éblouis par la lumière qu’ils n’avaient pas revue depuis de longues journées, tâtonnant et trébuchant comme des aveugles, ils faisaient péniblement sept ou huit pas… le soldat embusqué les tirait, les couchait à terre.

Les promeneurs s’approchèrent de plus de dix-huit puits, et virent partout la même chose.

C’était une chasse l’affût, véritable partie de plaisir, où le soldat se divertissait des grimaces des malheureux sortant des ténèbres : il les décrivait fort plaisamment au témoin. Puis, s’interrompant dans ses explications : « Ne faites plus de bruit, parlez bas, disait soudain le chasseur aux promeneurs : j’en entends monter un. »

On ne portait pas le gibier bien loin : tout près de là, des tas de terre recouvraient tant bien que mal les cadavres des victimes déjà frappées.