La Semaine de Mai/Chapitre 58

Maurice Dreyfous (p. 357-362).


LVIII

LA PRESSE

(suite)

J’ai commencé à montrer quel fut le rôle de la presse pendant et après la semaine de Mai. Je dois dire qu’il y eut d’honorables exceptions. Non seulement les journaux tels que le Siècle, tels que le Temps, mais encore des feuilles aussi conservatrices que les Débats s’abstinrent de ces sanglantes excitations, cherchèrent même à réagir, demandèrent la fin de cet aveugle massacre, flétrirent les dénonciations et relevèrent quelques-unes des sinistres erreurs de la répression.

Les pires furent les feuilles « boulevardières ». J’ai eu l’occasion, dans une polémique récente, de montrer à l’œuvre le journal de M. Pessard. D’autres le laissèrent loin derrière eux, comme la Liberté, le Gaulois et le Figaro. La palme resta au Journal de Paris.

Dans les violences que j’ai citées jusqu’ici, il n’y a pas de désignation de personnes ; les journaux d’alors faisaient mieux que des phrases générales : ils nommaient, ils signalaient les gens, ils indiquaient les victimes. Ils ne se contentaient pas des communalistes. Ceux-là étaient dénoncés d’avance. Bien entendu, on ne se gênait pas avec eux. Le Figaro publiait en feuilleton un roman donné pour historique, dialogué à la façon de Ponson du Terrail, où les hommes de la Commune prisonniers, ceux qu’on cherchait, disaient et faisaient une foule d’horreurs. C’était signé «  Marforio et intitulé : l’Hôtel-de-Ville les 22, 23 et 24 mai.

Voici un échantillon de cette production. L’auteur entend des coups de fusil à la porte de l’Hôtel-de-Ville. Il demande à Regnault, secrétaire de Jules Vallès : « C’est quelque maladroit ? » — « Non, dit Regnault, d’un air doux, c’est un mauvais citoyen qu’on fusille. »

De temps à autre, un des personnages prend une pendule et l’emporte.

C’était si odieux que le Figaro lui-même dut y renoncer. Le journal interrompit la publication de cette infamie en disant qu’il avait été trompé, qu’il avait cru avoir un récit exact, qu’il découvrait que c’était une œuvre de pure imagination, et qu’il ne donnait pas la fin.

Mais il s’agissait bien des hommes engagés dans la Commune ! C’étaient les autres qu’on visait. Déjà, avant l’entrée dans Paris, le Gaulois avait publié une fausse correspondance entre M. Floquet et Raoul Rigault. Il fut condamné pour ce fait. Les efforts qu’on faisait pour dénoncer M. Gambetta sont extraordinaires. Mais M. Gambetta était en Espagne. On se rabattait sur les autres.

Le Moniteur universel écrivait dans son numéro du 24 mai :

« Voici, par ordre alphabétique, la liste des cent six personnes qui ont fait partie de l’odieux gouvernement qui s’intitule la Commune de Paris.

« Il nous a semblé utile de les publier pour les clouer au pilori de l’histoire. »

Au pilori de l’histoire ?… ou à l’un des murs où l’on fusillait avec tant de verve ?

Or, dans ces cent six personnes figuraient tous ceux qui étaient sortis de la Commune, soit après quelques jours comme MM. Ranc et Parent, soit même dès le début, comme MM. Tirard, Méline, Chéron, etc.

Ne croyez pas qu’il y eût là une simple méprise : d’autres journaux reproduisirent cette liste, notamment le Paris-Journal ; et voici comment il dénonçait nommément MM. Ranc et Ulysse Parent (celui-ci étant arrêté).

« On se souvient que ce prudent patriote (M. Parent) a donné sa démission de membre de la Commune en même temps que son ami Ranc : mais ces deux hommes n’en ont pas moins joué un rôle très actif, paraît-il, dans l’épouvantable tragédie à laquelle nous venons d’assister. »

Mais ce n’est pas assez : M. Chéron, républicain modéré, nommé avec MM. Méline et Tirard, comme eux ayant refusé de siéger dès la première minute, réclame contre la façon dont la liste mêle son nom à celui des membres de la Commune. Paris-Journal répond à sa lettre de réclamation :

« Aujourd’hui ils maudissent la Commune comme tout le monde ; parbleu ! mais il ne fallait pas commencer par la bercer sur vos genoux municipaux. »

Je n’en finirais pas si je citais toutes les dénonciations. Le Soir, de M. Pessard, signalait notamment, comme complices de la Commune, des délégués envoyés par les républicains de Toulon à Paris, et arrivés au moment de l’entrée des troupes. L’Opinion nationale citait les numéros des bataillons qui avaient, d’après elle, mis le feu à l’Hôtel-de-Ville (187e, 57e, 156e, 178e, 184e) ; et cela au moment où, dans Paris, sur le plus léger soupçon, un homme était accusé d’incendie et fusillé : un numéro sur un képi devenait une condamnation à mort. Mais c’était surtout contre leurs confrères de la presse que les dénonciateurs étaient féroces.

Un rédacteur du Paris-Journal voit passer M. Charles Quentin, le directeur actuel de l’Assistance publique, dans une colonne de prisonniers : il se hâte d’ajouter : « Charles Quentin, l’âme damnée de Delescluze. »

Le Rappel fut particulièrement gâté.

J’ai eu l’occasion de rappeler que le Soir, journal de M. Pessard, disant qu’on avait arrêté la rédaction de ce journal, ajoutait qu’il « ne regrettait pas » cette arrestation, et accusait quelques jours après le Rappel d’ « impudente et criminelle complicité avec la Commune. »

Le Gaulois, la Liberté faisaient chorus.

Paris-Journal faisait mieux. Il publiait, avec persistance, des sortes d’invites à l’exécution de MM. Vacquerie et Meurice. Je dois dire qu’à ce moment, Paris-Journal n’était pas dirigé par M. de Pène, encore mal remis de sa blessure de la place Vendôme.

Ici, il faut citer. Voici ce que dit le Paris-Journal du 28 mai (édition de Versailles) ; il s’agit de Vallès et de Ferré (un faux Vallès et un faux Ferré) :

« Extraits immédiatement, ils furent à sept heures et demie, conduits enchaînés vers le Palais-Royal. Nous les avons vus. Ils passaient rue Jean-Jacques Rousseau. Vallès, l’œil plus égaré que jamais, Ferré, avec son air d’apôtre grotesque. Où sont-ils maintenant ? À Versailles sans doute. Peut-être fusillés,

» De MM. Paul Meurice et Vacquerie, pas de nouvelles. »

Ce « de MM. Paul Meurice et Vacquerie, pas de nouvelles », revient comme un refrain, non pas à propos de bottes, mais à propos d’exécutions. Paris-Journal craignait qu’on ne les oubliât. Le no des 28, 29 (édition de Paris) continue cette aimable plaisanterie :

« On annonce que Salvador ayant voulu résister a été passé par les armes. — On annonce l’exécution de la maîtresse de Vermesch surnommée la mère Duchêne.

» On nous demande de tous côtés des nouvelles de MM. Paul Meurice et Vacquerie.

» Nous continuons à ignorer ce qu’est devenu M. Auguste Vacquerie ; mais nous pouvons rassurer les amis de M. Paul Meurice, s’il en a encore… »

Et Paris-Journal annonce qu’il est arrêté.

Cette feuille honnête poussait si loin le goût de la délation qu’elle signalait aussi M. Portalis… Celui-ci priait le Paris-Journal d’annoncer qu’on interdisait la réapparition de son journal. (Il sut peu après se tirer d’affaire). Quelle est la réponse du Paris-Journal ? Une dénonciation :

« Nous croirions vraiment trahir la cause des honnêtes gens en acceptant de défendre celle du journal qui, depuis deux mois, n’a pas eu assez de tendresses pour la Commune, assez d’injures pour les Versaillais, etc. »

Le Gaulois dénonçait Blanqui, pour les crimes qu’il aurait commis s’il n’avait été en prison. Apprenant qu’on l’avait fait voyager en wagon de première classe, il disait :

« Pourquoi donc tant de ménagement à l’égard d’un pareil homme ? La voiture cellulaire ou un compartiment de 3e classe nous aurait paru plus convenable pour ce citoyen qui n’a dû qu’à son arrestation de ne pouvoir prendre part aux atrocités de ses frères et amis. »

Le Figaro ne se bornait pas à pratiquer la délation, il la prêchait. Il publiait dans son numéro du 1er juin une lettre signée « Un de vos lecteurs », d’où j’extrais cette phrase :

« Chacun de nous doit faire la police de son quartier et signaler d’une manière implacable tout individu ayant pris une part active à cette déshonorante insurrection. »

Est-il nécessaire de rappeler la bordée d’injures que Victor Hugo s’attira pour avoir intrépidement rappelé le droit d’asile et empêché les puissances étrangères de livrer les proscrits aux mitrailleuses de Satory ?

Des coquins bruxellois vinrent, on le sait, assiéger sa maison à coups de pierres. Les journalistes de Versailles semblaient regretter de n’avoir pas pu les lancer. J’ai cité la bordée d’insultes ignobles que publiait le journal de M. Pessard. J’aurai la miséricorde de ne pas nommer l’écrivain qui a écrit la phrase : « Les vérités que les Bruxellois lui ont dites à coups de pierres… » On se rappelle qu’un nommé X. de Montépin se couvrit de gloire en demandant à la société des auteurs dramatiques d’exclure Victor Hugo de son sein. La société vota sur cette proposition qui réunit une trentaine de voix.

Je n’ai pas placé sous les yeux des lecteurs la millième partie des phrases de folie furieuse qui se publièrent alors. Il faudrait citer les journaux entiers. Que penser d’un temps où, devant les boucheries que le lecteur connaît, la Liberté disait (no  du 26 mai) :

« Nous n’avons pas dissimulé à nos lecteurs qu’à plusieurs reprises nous nous sommes émus de bruits ou de documents qui prêtaient au gouvernement le dessein de pousser à l’extrême l’indulgence et l’oubli. »

Et où la Patrie racontant l’arrestation d’un fédéré qui avait tiré sur des soldats, ajoutait :

« Je me suis demandé pourquoi on ne l’avait pas fusillé de suite. »