La Semaine de Mai/Chapitre 43

Maurice Dreyfous (p. 269-276).


XLIII

LE MARQUIS DE GALLIFET

J’arrive au personnage le plus fameux de la semaine de Mai. Dans l’histoire des exécutions, nous avons rencontré, dès le début M. de Gallifet ; nous le rencontrerons encore. On est à son aise pour mettre son rôle en relief ; il ne cherche pas à se faire oublier, au contraire. Arrêtons-nous un instant sur cette figure, aujourd’hui historique.

M. le marquis eût fait fortune dans l’Italie du quatorzième siècle. Comme les capitaines qui se mettaient tour à tour au service de villes ou de factions diverses, il a passé dans les partis les plus opposés ; je ne sais s’il a des convictions méconnues, mais malgré son attitude républicaine d’aujourd’hui, les royalistes et les bonapartistes croient également pouvoir, à l’occasion, compter sur lui. C’est aussi, comme les condottieri qu’admirait Machiavel, un homme d’une rare énergie, un soldat sans peur sur le champ de bataille, un soldat sans pitié après la victoire. On le dit sceptique, ambitieux et homme de plaisir. Il s’est montré cruel de sang-froid, avec quelque chose de railleur et de théâtral à la fois. On croirait qu’il se sent en scène quand il commande une exécution.

Rien ne le peint mieux que ses lettres écrites du Mexique, que Napoléon III avait dans son cabinet comme pièces politiques à consulter et qui furent publiées dans les papiers impériaux. M. de Gallifet, officier de cour, cavalier fort élégant aux bals des Tuileries, se trouva succéder là-bas au trop fameux colonel Dupin dans les contre-guerillas. Il se donne lui-même, en souriant, pour un chef de « brigands », et raconte qu’il a surtout des pendaisons à faire. Cela est dit sur un ton badin et mêlé à des réminiscences de la Belle-Hélène. On croirait, à le lire, qu’il pendait sur un refrain d’Offenbach. En 1870, il conduisit avec un courage aveugle une charge glorieuse et absurde à Sedan. En 1871, il commença la guerre civile par les exécutions mexicaines de Chatou. Nous l’avons vu là, tel qu’il a été depuis : imposant froidement à ses soldats interdits la fonction d’exécuteurs ; puis faisant tambouriner l’exécution par le crieur public avec une proclamation retentissante.

On dit que, lors de l’entrée des troupes, M. Thiers lui-même craignit de le lâcher sur Paris ; on le retint derrière le combat : c’était une précaution bien vaine. M. de Gallifet ne put s’exercer que sur les colonnes de prisonniers ; mais cela n’arrêta pas ses exploits.

Dès le mercredi, nous l’avons vu se promenant le long des remparts, et faisant tirer de la foule des prisonniers des malheureux qu’on fusillait aussitôt par ses ordres. Dans les jours suivants, c’est à la Muette qu’il opéra ; plus d’une colonne, au passage, dut lui payer la dîme du sang.

Tous les renseignements des témoins oculaires ou des journaux sur les épisodes où il figura, concordent sur le caractère de ces fusillades. La manière de M. de Gallifet se distingue par une affectation d’originalité dans la cruauté. Il semble jouir de l’épouvante qu’il inspire, il ordonne l’exécution avec des mots d’auteur ; toute la scène est savamment composée. Tout d’abord, en arrivant, il se nomme ; il dit bien haut : « Je suis Gallifet. » Il sait comment sonne son nom à l’oreille des prisonniers. Puis il passe lentement le long de la colonne, et dévisage à loisir les figures bouleversées qu’il a devant lui. Alors, il choisit ses victimes, et il semble chercher une singularité à effet dans les raisons qui le guident : il fait du paradoxe à coups de chassepot. Un jour, par exemple, comme on va le voir plus loin, il prit dans la colonne les vieillards, en donnant ce motif : « Vous, vous avez déjà vu une révolution, vous êtes plus coupables que les autres… » Et les vieillards furent fusillés à côté. L’exécution était toujours faite assez vite pour que la colonne qui avait repris sa marche l’entendît.

Les prouesses de M. de Gallifet ont été racontées avec tous les détails dans la presse française et étrangère. Jamais, que je sache, il n’a adressé à ce sujet la moindre rectification. On peut donc tenir les faits pour constants. Je vais pourtant mettre sous les yeux des lecteurs les témoignages individuels ou les récits des journaux relatifs à ces exécutions.

Le Times du 31 mai recevait la dépêche suivante, datée de Paris, 30 mai, soir :

« On manifeste un grand mécontentement vis-à-vis du marquis de Gallifet, qui, dit-on, a fait périr beaucoup d’individus innocents à l’Arc-de-Triomphe et au Champ-de-Mars. »

Un leading article du même numéro donne plus de détails et apprécie plus sévèrement les actes commis :

« Les troupes de Versailles paraissent vouloir dépasser les communistes dans leur prodigalité du sang humain. Le marquis de Gallifet escorte une colonne de prisonniers de Paris à Satory. Il en choisit 82 et les fusille à l’Arc-de-Triomphe. Ensuite vient un lot de 60 pompiers, puis une douzaine de femmes, l’une âgée de 70 ans. »

Un des officiers les plus éminents de la marine anglaise, l’amiral Maxse, écrivait au Morning Post, sur les atrocités et la répression, une lettre qui provoquait les protestations de l’Officiel français. M. Maxse répondait, le 19 juin, une seconde lettre, où il disait :

« Je n’ai nul doute que le Journal officiel n’écrive de bonne foi et n’ait oublié les atrocités que l’on déclare avoir été commises par les troupes de Versailles à leur entrée dans Paris… Mais il y a eu de nombreux correspondants anglais qui ont fait ce récit, et c’est par eux que nous avons appris de quels sauvages excès sont capables les amis de l’ordre…

» J’ajoute que le fait que le marquis de Gallifet se serait arrêté et aurait fait fusiller, de propos délibéré, 80 de ces prisonniers, n’a jamais été contredit. Pour un récit circonstancié de ce fait, voir la correspondance parisienne du Daily News, du 8 juin… »

Je n’ai pas la correspondance du Daily News à laquelle fait allusion l’amiral. Mais, j’ai sous les yeux le récit d’un Anglais qui se trouva parmi les prisonniers. Ce récit a été publié dans le Macmillan’s Magazine d’octobre 1871. Il était précédé de cette note :

« L’auteur du récit que nous publions est un jeune Anglais de bonne famille. Son nom, que nous avons supprimé pour des raisons faciles à concevoir, est connu de l’éditeur qui a toute raison de croire à la véracité de l’écrivain. »

La colonne dont faisait partie le jeune Anglais suivit le boulevard, passa rue Royale, remonta les Champs-Élysées, au milieu des insultes.

« Nous éprouvâmes une véritable joie lorsque, dans l’avenue de l’Impératrice, l’ordre de faire halte fut donné.

» Là, fatigués, les pieds ensanglantés, beaucoup tombaient sur le sol, attendant la mort qui, nous en étions convaincus, devait être proche…

» Je passai plus d’une heure en proie à mes réflexions découragées, jusqu’à ce qu’un « levez-vous tous » vînt rompre le cours de mes tristes méditations.

» Nous nous levâmes et reprîmes nos rangs.

» À ce moment, le général marquis de Gallifet passait lentement devant nous, escorté par plusieurs officiers. Il s’arrêtait ici et là, faisant un choix parmi nous, prenant de préférence les vieillards et les blessés ; il ordonna de les faire sortir de nos rangs.

» — Sors des rangs, toi, vieux coquin ! Et toi, par ici, tu es blessé ; eh bien ! nous te soignerons, disait-il vivement et d’un ton décisif. (Les paroles de M. de Gallifet sont en français dans le texte anglais.)

» Un jeune homme de la file voisine qui agitait un papier, appela le général. « Mon général je suis Américain, voilà mon passeport ; je suis innocent. »

» — Tais-toi, nous avons bien assez d’étrangers et de canailles ici ; il faut nous en débarrasser, dit le général en continuant sa route.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Nous nous remîmes en marche dans le même ordre, excepté que nous fûmes obligés de marcher bras dessus, bras dessous, jusqu’au bois de Boulogne où on nous arrêta de nouveau.

» Nous ne tardâmes pas à être éclairés sur le sort de ceux qui avaient été extraits de nos rangs par le général de Gallifet à notre dernière halte. Ils furent tous fusillés sous nos yeux, les vieillards et les blessés ensemble, au nombre de plus de quatre-vingts, je crois. »

Un témoin décrit la même scène, le même jour ;

« Le dimanche suivant, je descendais l’avenue Malakoff pour arriver à l’avenue du Bois-de-Boulogne. Elle était garnie de troupes sur les deux côtés. Le milieu de l’avenue était occupé par de longues colonnes de prisonniers. Le brillant Gallifet, en bottes molles, entouré de ses officiers, parcourait les rangs des prisonniers, un carnet à la main, carnet sur lequel étaient sans doute inscrites les listes d’exécution. Tous les malheureux portés sur ledit carnet étaient dirigés vers le bois de Boulogne, par bandes de trente à quarante, et y étaient passés par les armes. Tout cela se faisait à froid, tout simplement, comme s’il se fût agi de désigner des conscrits pour tel ou tel régiment. »

Passons maintenant aux journaux français.

Voici ce que dit l’Opinion nationale du 30 mai :

« À la porte Dauphine il y a un arrêt général, un triage préalable avant de passer le rempart.

» Quatre-vingts prisonniers de toute espèce, principalement soldats de toutes armes, lignards, artilleurs, zouaves, sont mis à part. On dit qu’ils vont être fusillés. On les emmène à la droite du rempart. Vingt soldats de la ligne sont invités à remettre leur capote à l’endroit. Ils s’en vont aux applaudissements de la foule.

» Le reste du convoi continue sa route sur Versailles. »

Il paraissait à ce moment, à Versailles, un journal appelé le Tricolore, fondé pour poser la candidature du duc d’Aumale à la présidence de la République. Voici comment il raconte la scène :

» Dimanche matin, sur plus de 2,000 fédérés, cent onze d’entre eux (sic) ont été fusillés dans les fossés de Passy, et ce, dans des circonstances qui démontrent que la victoire était entrée dans toute la maturité de la situation :

» — Que ceux qui ont des cheveux blancs sortent des rangs, dit le général de Gallifet, qui présidait à l’exécution : et le nombre des fédérés à tête blanche monta à cent onze.

» Pour eux, la circonstance aggravante était d’être contemporains de 1848. »

La Constitution disait, de son côté :

« Un de nos reporters a vu fusiller dimanche, dans les fossés de Passy, cent onze fédérés. C’est le général de Gallifet qui présidait à ces exécutions. Ils étaient plus de deux mille insurgés. Le général fit sortir des rangs tous ceux qui avaient des cheveux blancs : ce sont ces derniers qui ont été passés par les armes. « Vous, leur disait-il, vous avez vu les journées de juin 1848, et vous êtes plus coupables que les autres. »

Le Standard publiait le 1er juin, la dépêche suivante de l’agence Reuter :

31 mai, 10 heures 5 minutes du matin.

« Cent cinquante prisonniers ont été fusillés hier à la porte Maillot »

Je termine par un extrait d’une déclaration signée par des habitants de Passy et publiée depuis[1].

« Nous nous sommes arrêtés au château de la Muette, où le général de Gallifet, après être descendu de cheval, est passé dans nos rangs, et là, faisant un choix et désignant à la troupe quatre-vingt-trois hommes et femmes, ils furent amenés le long des talus et fusillés devant nous. Après cet exploit, le général nous dit : « Je me nomme Gallifet. Vos journaux de Paris m’ont assez raillé, je prends ma revanche. »

Tels sont les divers récits qui n’ont jamais provoqué, de la part du général, la moindre rectification.

  1. J’ai vu l’original et les signatures de cette déclaration, publiée souvent depuis.