La Semaine de Mai/Chapitre 44

Maurice Dreyfous (p. 276-282).


XLIV

DE PARIS À VERSAILLES

Ce serait toujours un long voyage pour des vieillards et des femmes ; c’était un effort surhumain pour tous, dans ces terribles circonstances. Songez que la peur et le désespoir avaient déjà brisé les forces des captifs ; que la plupart n’avaient pas mangé ; que beaucoup, au milieu des émotions de la semaine, n’avaient pas dormi, en sorte que la veille et le jeûne achevaient l’œuvre des souffrances. D’étranges accidents cérébraux se produisaient. Beaucoup, hébétés, ne sachant plus où ils étaient, marchaient machinalement ; d’autres avaient eu de véritables visions. L’un d’eux (c’était sa troisième nuit de prisonnier) raconte, dans sa relation que j’ai sous les yeux, qu’il voyait, la nuit, à la gare de la Muette, les soldats faire lever ses compagnons pour les fusiller, qu’il entendait les râles des dormeurs qu’on égorgeait. Terrifié, il secoue son voisin, lui dit ; « Mais regardez donc… écoutez donc… on nous massacre. » L’autre écoute et regarde : il n’y avait rien, rien qu’un rêve d’homme éveillé, une affreuse hallucination.

C’étaient ces malheureux qui devaient faire la route de Versailles, à pied, et avec quelle torture ! Il fallait rester nu-tête. D’ailleurs, la plupart, décoiffés d’un coup de poing, avaient laissé de force leur chapeau ou képi sur le pavé de Paris. Le soleil de mai leur brûlait le crâne. Ils mouraient de soif. Les cordes qui les liaient leur déchiraient les poignets. Ils en souffraient à s’évanouir ; attachés de trop près, ils se piétinaient les uns les autres sur les talons. Il y avait là des malades, des blessés, des vieillards, des femmes, des femmes enceintes ! Leur escorte de cavalerie les faisait marcher à coups de plat de sabre et souvent à coups de pointe. Beaucoup étaient en sang. Les plus faibles, à moitié évanouis, se laissaient traîner. Comme tous étaient liés ensemble, leur poids inerte tirait la corde commune, le lien serrait autour des poignets enflés qui entrait dans la chair… Et il y avait sur toute la route un seul repos, à Saint-Cloud.

Ceux qui subissaient cette torture étaient les bienheureux qui n’avaient pas été fusillés. — Et plus de quarante mille Parisiens, chiffre officiel, firent ainsi la route ! et sur ces quarante mille, même pour la justice militaire, il y avait trente mille innocents !

J’ai sous les yeux cinq récits de ce sinistre voyage : les uns écrits par les prisonniers ; les autres écrits par moi sous leur dictée. Presque tous ces récits me sont faits par des hommes complètement étrangers à la Commune, arrêtés par hasard, relâchés sans même avoir passé en jugement. L’un est d’un médecin arrêté dans son ambulance ; l’autre est d’un honorable industriel pris parce qu’il se trouvait dans la maison du Rappel. Je vais résumer les plus intéressants de ces récits. Ils donneront l’idée de ce qu’était le voyage.

J’ai déjà parlé de M. L***. Nos lecteurs l’ont vu arrêté à l’ambulance des Batignolles, conduit au parc Monceau, lié de cordes, qui lui serraient cruellement les poignets. Avant que la colonne partît, un gendarme passa dans les rangs et jeta à coups de poing les coiffures par terre. Puis on se mit en route. Il y avait là une femme, avec un enfant sur les bras. Un officier prit l’enfant sur son cheval. Il est mort de convulsions pendant la route.

Cette colonne, une des premières (elle faisait le voyage le mardi 23, au matin), avait été cordée avec une brutalité particulière. Les liens coupaient les poignets et se tachaient de sang. En passant près des fortifications, les prisonniers entendirent exécuter un homme qui, disait-on, ne pouvait plus marcher. Cette mort apparut comme une délivrance à un des malheureux auquel son bracelet de cordes causait une intolérable souffrance. Il se mit à injurier l’escorte pour se faire fusiller aussi.

On s’arrêta à Longchamp : il fallut bien se décider à détacher les liens ; sans cela, on aurait été réduit à abattre sur place toute la colonne. Pour la plupart, on ne put pas dénouer les cordes : il fallut les couper. À Boulogne, des habitants charitables offrirent de l’eau aux prisonniers. Le soleil était terrible. M. L*** se trouva mal ; ses compagnons ne pouvaient plus le porter : il eut une attaque d’apoplexie. On commanda de serrer la colonne, mais ni les coups de crosse, ni les coups de baïonnette ne purent faire marcher les prisonniers sur le corps de leur compagnon. On disait : « le chirurgien s’est empoisonné. » M. L***, qui n’avait pas complètement perdu connaissance, revint à lui. Une de ces cantinières irrégulières, qui sont à la suite des troupes, passait avec sa carriole ; elle accepta de transporter le malade.

À Versailles, la cantinière fut insultée pour avoir prêté sa carriole à ce « scélérat ». Elle eut beau dire qu’elle avait été requise, la foule était impitoyable. Elle déposa son malade ; deux lanciers s’en chargèrent. Ils lui dirent : accrochez-vous au pommeau de la selle. Il fit ainsi quelques pas, puis, au tournant du château, reçut un coup terrible sur la tête. — Il n’a jamais su de qui. M. L*** en porte encore la cicatrice. Le sang jaillit, cela le sauva peut-être.

On le jeta sur une charrette, où il fut bourré de coups de pied et de coups de poing. C’est ainsi qu’il arriva à Satory.

Notez que cela se passait avant les incendies.

La colonne où se trouvaient les prisonniers arrêtés dans la maison du Rappel fit le même chemin deux jours après. Les arrestations avaient été faites de grand matin, à une heure où les bureaux de journaux du matin sont vides. On avait arrêté seulement l’imprimeur, des locataires de la maison, l’administrateur-gérant, les compositeurs de l’imprimerie, un rentier, actionnaire du Rappel, qui se chargeait au journal d’un certain nombre de petits soins matériels ; le reporter chargé des nouvelles de la guerre représentait seul la rédaction. En route, la colonne s’adjoignit le frère de notre confrère Depasse, du Siècle, parce qu’il protestait courageusement contre les insultes de la foule.

La colonne, organisée place Vendôme, comptait environ huit cents personnes. Il y avait des femmes dans le nombre. On n’attacha pas les prisonniers ; on leur commanda de se prendre par le bras, quatre par quatre, et de marcher chapeaux bas. On fit charger les armes de l’escorte sous leurs yeux, et on les avertit que toute tentative d’évasion, toute parole à voix haute, serait punie de mort. À la Muette, un escadron de chasseurs à cheval remplaça l’escorte de cavalerie.

Il faisait une chaleur étouffante : on s’arrêta seulement à Ville-d’Avray pour boire. Un prisonnier était resté en arrière. On l’a dit fusillé. Était-ce vrai ? On l’ignora. Mais ce qui est certain, c’est qu’un malheureux, qui avait une hernie, arriva avec la poitrine labourée de coups de sabre. Suivant la règle des convois, ses deux compagnons de droite et de gauche devaient le traîner. En arrivant, ils tombèrent d’insolation tous deux.

Après Ville-d’Avray, les soldats devinrent plaisants ; ils adressèrent aux prisonniers toutes sortes d’agréables railleries. — « En voilà un qui a une belle paire de bottines ! Elle nous reviendra avant peu ! » (Tous les cadavres des fusillés étant rapidement déchaussés). — « Oh ! tout à l’heure vous n’aurez plus si chaud ! vous n’aurez plus besoin de rien ! » — « Eh ! l’homme aux lunettes, vois-tu bien loin devant toi ? »

C’est ainsi qu’on arriva à Versailles. Comme on allait passer la grille, l’officier fit arrêter la colonne, et lui adressa une allocution sur la ville du grand Roi où elle allait entrer. La conclusion de cette allocution était un ordre aux prisonniers de s’agenouiller devant l’entrée de cette ville monarchique, en façon d’amende honorable faite par Paris à Versailles, par les « communeux » supposés au souvenir de Louis XIV. Et la colonne dut obéir.

Suivons un troisième convoi.

C’est celui que, dans un précédent article, le lecteur a vu partir de la mairie de Montmartre. Celui-là était étroitement cordé. Il avait, dans ses rangs, une femme à la dernière période de la grossesse, et qui craignait d’accoucher en route. Cette femme racontait à ses compagnons qu’ayant envoyé son petit garçon en commission, et ne le voyant pas revenir, elle était sortie à sa recherche ; que, dans la rue, au milieu du sifflement des balles, elle était tombée évanouie ; que les soldats l’avaient trouvée là et arrêtée comme ayant fait le coup de feu.

Le convoi lié à Montmartre, conduit à la Muette par l’infanterie, reçut là une escorte de chasseurs à cheval. Le maréchal-des-logis qui la commandait bégayait comme Brid’Oison. Il répétait sans cesse : « Sa-abrez, sa-abrez. » On eut l’occasion de suivre cet ordre. Le convoi contenait des vieillards qui, ne pouvant marcher, se faisaient traîner par le lien commun. Sitôt que la marche se ralentissait, les chasseurs se jetaient sur les prisonniers ; beaucoup furent piqués de la pointe, d’autres reçurent des coups de sabre. Il y avait surtout un vieillard qui ne pouvait plus avancer. Le maréchal-des-logis le fit tirer de la colonne et attacher à la queue de son cheval. Mais le cheval était obligé de le traîner et n’avançait plus. Le malheureux fut mis dans un fossé de la route. Par bonheur, le chemin de Versailles à Paris était alors sillonné de voitures de toutes sortes. Un cabriolet qui passait se chargea du vieillard, qu’il amena à Versailles sous la garde d’un chasseur.

À Sèvres, selon l’habitude, des gens compatissants apportèrent des seaux d’eau, des cruches, des tasses pour boire. Tous les convois qui passaient se jetaient avec une véritable fureur sur l’eau qu’on leur offrait, lapant à même le seau comme des bestiaux. Mais ce convoi-là ne but pas. Le maréchal-des-logis fit renverser les seaux et casser les cruches à coups de sabre.

Au moment où on arrivait à Versailles, la femme enceinte se trouva libre : probablement on l’avait liée moins étroitement ; d’ailleurs, le va-et-vient de la colonne avait relâché les cordes. Un chasseur s’en aperçut et lui assena successivement deux coups de sabre sur la tête. Elle tomba pour ne plus se relever.

Ces trois convois, dont j’ai raconté le voyage parce que j’avais sur eux des détails circonstanciés, furent relativement épargnés. D’autres eurent à subir de plus rudes traitements.

Je tiens de la source la plus sûre et la plus autorisée les deux faits suivants :

À Versailles, au café de la place Hoche, un officier racontait à des camarades qu’il venait d’amener un convoi ; qu’au pont de Sèvres, il y avait eu des traînards ; qu’on les avait fusillés l’un après l’autre ; et qu’il y en avait eu neuf d’exécuté de la sorte.

À Asnières, d’après le récit d’un gendarme, aurait eu lieu une hideuse exécution.

Il faisait partie de l’escorte conduisant un convoi : l’escorte reçoit en route l’ordre de rentrer à Paris. Que faire des prisonniers ? Impossible de les relâcher ; ils étaient signalés spécialement… on les a tous fusillés et jetés dans la tranchée qui sépare les deux voies à la gare.

Il est certain que le fait a été raconté, peu après, dans un wagon de première, par un gendarme qu’on avait fait monter là, faute de place dans le reste du train, et à la station même où le massacre se serait produit.