La Semaine de Mai/Chapitre 42

Maurice Dreyfous (p. 263-269).


XLII

LES VOYAGEURS POUR SATORY

Dans la semaine de Mai, sauf de rares exceptions, on ne relâchait personne : ce qu’on ne fusillait pas, on l’envoyait aux prisons de Versailles. L’effroyable chiffre officiel de plus de quarante mille prisonniers dit assez de quoi étaient composés les convois, où le rédacteur du Soir ne voyait que des brigands et des femelles. Ce n’étaient plus des fédérés, c’étaient des Parisiens, des Parisiennes qu’on arrêtait au hasard.

Le lecteur a déjà, par nos articles précédents, quelques idées de ce qu’on trouvait dans ces convois. Un médecin arrêté à son ambulance, le docteur L*** (voir le chapitre sur le parc Monceau) y avait pour voisin un de ses confrères arrêté comme il allait faire ses visites ; un vieux professeur arrêté chez lui, comme il se faisait la barbe, pour avoir répondu, aux soldats en perquisition, qu’il n’y avait pas de jeunes gens dans la maison ; un cocher d’omnibus pris le fouet à la main, etc., etc. On pouvait rencontrer aussi, dans ces tristes cortèges, quelques-uns des pompiers de province, accourus à l’appel du gouvernement pour éteindre les incendies de Paris, et devenus victimes des fables absurdes répandues sur leur corps. (Voir le chapitre relatif aux pompiers.) Parfois, c’étaient tous les habitants d’un quartier ou d’une rue, arrêtés par précaution stratégique. (Petit Moniteur, du 26.) « C’est une mesure de prudence qui a nécessité des arrestations en masse où ont été compris tous les habitants de quartiers entiers. » Ce sont aussi les pères, parents, femmes, enfants des hommes de la Commune, dont on s’est saisi pour leur faire révéler la retraite de l’homme que l’on cherche. (Comme madame Ranvier et son enfant.) Ce sont enfin les victimes d’inexplicables méprises. Exemples : je lis dans la Vérité du 14 juin 1871 :

« Nous pouvons affirmer l’exactitude du fait suivant :

» M. X…, ancien officier de l’armée régulière, blessé et décoré en Crimée, habitait les Batignolles où il est propriétaire… Devant sa porte il y avait une barricade… Les soldats pénètrent dans les maisons environnantes, font main basse sur tout ce qui s’y trouve… Le propriétaire est saisi, garrotté, conduit à Versailles, puis dirigé sur Cherbourg, etc. »

Le Siècle assure que la femme d’un député fut arrêtée chez elle, on n’a jamais su pourquoi.

Le même journal parle de gens arrêtés pour des « peccadilles », telles que d’avoir manifesté des sentiments sympathiques aux prisonniers sur leur passage.

Tels étaient les prisonniers qui suivaient en longue file la route de Paris à Satory. Ils avaient avec eux très peu de combattants ; les fusillades épargnaient le voyage aux combattants et à beaucoup d’autres. — On semble toujours croire que je raconte ici les cruautés exercées contre les partisans de la Commune ; je raconte les cruautés exercées contre Paris tout entier. C’est Paris qui fut mis à sac et couvert de sang : le spectacle de la victoire du gouvernement légal, avec ses innombrables milliers de prisonniers, hommes, femmes, enfants, tous liés de cordes, suivant la route de Versailles, à coups de baïonnette et de sabre, par le soleil, nu-tête, à pied, la gorge brûlée par la soif… ce spectacle n’est pas de ce siècle.

Théophile Gautier, qui l’a décrit en maître, dans une page admirable, où l’on ne sait si l’on doit s’étonner plus de la grandeur du tableau, ou de la parfaite insensibilité de peintre, Gautier, dis-je, y reconnaît, au point de vue purement plastique, une scène d’un caractère antique, une vision des temps barbares, quelque chose comme un bas-relief de la colonne Trajane transportée dans la vie moderne, — il pouvait remonter plus haut encore. C’est dans les sculptures d’Égypte ou d’Assyrie, qu’on voit ces défilés de populations prisonnières, aux poignets retournés et garrottés, les femmes avec leurs enfants sur le dos, marcher avec une escorte de gardiens prêts à devenir des bourreaux.

Tel était le recul qui s’était fait dans les mœurs publiques.

Avant d’être réunis en longs convois et d’être mis en route pour Versailles, les prisonniers avaient à se rendre au point où on les concentrait. Des scènes d’une incroyable sauvagerie se produisaient en route. La foule, dans certains quartiers, était féroce. Les huées ne suffisaient plus. Je lis dans le Gaulois du 29 mai (correspondance de Paris, datée du 26) :

« Hier, un des spectateurs, malgré les soldats qui protégeaient un groupe d’hommes pris dans les quartiers suspects, s’est précipité sur l’un d’eux avec une telle violence que lorsqu’on lui arracha sa victime, il tenait entre ses poings des mèches de cheveux ensanglantés. »

Certains quartiers étaient terribles à traverser : surtout le quartier du faubourg Saint-Honoré. Les habitants des riches hôtels de ce quartier avaient quitté Paris pour la plupart ; mais la domesticité restait. Toute l’importante et aristocratique valetaille de grande maison descendait dans les rues, pour insulter, menacer, maltraiter les prisonniers.

Pourtant quelle différence y avait-il, entre les prisonniers et ceux qui leur prodiguaient les injures ? Celle que le hasard des arrestations avait faite. Tel, qui injuriait, qui frappait, aurait pu, par le caprice d’un sergent ou la délation d’un ennemi personnel, être à la place de celui qu’il couvrait d’insultes. Ce n’était pas seulement la Commune, c’était Paris qui était suspect. Aussi les officiers et les soldats jetaient-ils volontiers les spectateurs dans le convoi. J’en ai nombres d’exemples.

Je vois, dans la relation manuscrite d’un prisonnier du XVIIIe arrondissement, que tant que sa colonne traversa Montmartre, la population fut bienveillante ; dans la foule, les hommes saluaient, les femmes faisaient le signe de croix comme sur le passage d’un enterrement, tant on était persuadé du sort qui les attendait. Mais, place Moncey, la foule devint hostile et se mit à crier : « À mort ! Fusillez-les. » Un prêtre frappa de sa canne et, à côté, un braillard se distinguait par la violence de ses insultes. « — Toi, dit un lieutenant, tu beugles trop fort pour être sincère… » et il fit mettre dans la colonne de prisonniers le braillard qui se débattait en furieux. Sa résistance lui valut nombre de coups de crosse… Pendant le reste du parcours, il fut traité comme il venait de traiter les autres.

J’ai raconté les aventures du médecin L***, pris à l’ambulance des Batignolles et conduit au parc Monceau. Quand la colonne de prisonniers fut formée, une foule serrée la regardait. « Vous autres, dit l’officier, si vous approchez trop, on vous mettra dans la colonne. »

Un témoin oculaire, dont j’ai le récit manuscrit, a vu une colonne qui suivait la rue de Clichy : « Parmi les soldats, dit-il, il y avait des farceurs qui passaient derrière les curieux et les poussaient parmi les prisonniers. Ceux qui se sont laissé prendre à ce jeu ne sont pas tous revenus : parmi eux se trouva le commissionnaire qui était établi avec son crochet au coin de la rue Saint-Lazare et de la place de la Trinité. Je l’ai vu revenir, longtemps après, pâle, défiguré, pour mourir au bout de peu de temps. »

Rue de la Chaussée-d’Antin, une vieille femme furieuse se jeta sur un convoi de prisonniers, pour les frapper de son ombrelle… Quand elle voulut sortir, les soldats la rejetèrent dans les rangs à coups de crosse.

Encore s’il n’y avait eu que les injures de la foule ! Mais il faut y ajouter les violences des gardiens, les caprices de l’officier qui commandait. Avant tout, on avait une idée fixe d’humiliation et en quelque sorte d’amende honorable ; il fallait que les victimes de ces arrestations aveugles demandassent en quelque sorte pardon de leur crime supposé en gardant la tête découverte. En un clin d’œil, l’escorte, aidée de la foule, brutalement, arrachait, jetait à terre les coiffures, qui restaient le plus souvent sur le sol. Là-dessus les témoignages, les journaux du temps sont absolument unanimes. Tout le monde était nu-tête, soit pendant la route, soit à Satory ; supplice cruel sous le soleil de mai, qui fit ainsi d’innombrables victimes.

D’autres humiliations, — des exécutions parfois, — étaient réservées aux prisonniers. Je me borne à un exemple : la colonne de prisonniers dont j’ai déjà parlé, et que j’ai montrée se grossissant rue de Clichy de bon nombre de curieux. Elle était escortée de chasseurs à cheval. L’officier qui la commandait était dévot. Devant l’église de la Trinité, il fit mettre la colonne à genoux : il fallait demander pardon aux pierres de l’église de l’esprit irréligieux de la Commune. C’est à coups de plat de sabre qu’on obtint cette marque de respect pour la religion catholique, apostolique et romaine. Puis, il y avait dans la colonne un malheureux qui ne pouvait plus marcher. On le poussa d’abord du plat et de la pointe de sabre. Arrivé à la prison pour dettes, il fallut y renoncer… L’ordre fut donné de le fusiller… Une première balle lui cassa une jambe, une seconde l’acheva.

Tous les témoins savent que des faits semblables se produisaient presque partout.

Enfin, on formait les colonnes pour Satory. J’ai dit qu’on commençait par garrotter les prisonniers. J’ai déjà raconté cette opération à propos du parc Monceau, d’après le témoignage du docteur L***. Les prisonniers étaient attachés deux à deux. Un officier, sur une observation, serra si fort le réclamant, que le sang jaillit sur son voisin. J’ai, dans le récit manuscrit d’un prisonnier de Montmartre, une autre description de la même scène. Les prisonniers étaient réunis dans la salle de l’école de la mairie. Le capitaine V***, du 13e de ligne, envoya acheter de la corde. Son colonel, plus compatissant dit : « À quoi bon ? » Puis, sur l’insistance du capitaine, il céda. On fit ranger les prisonniers deux par deux, on attacha la main droite de l’un avec la main gauche de l’autre. Puis on passa une même corde dans tous les liens, en laissant entre chaque file la distance d’un pas.

J’ai cité le journal de Versailles qui disait que les prisonniers étaient attachés de « petites cordes qui ne gênaient pas leurs mouvements » : adorable euphémisme ! Puis la lettre naïve de l’artilleur qui écrit à sa famille :

« Je vous diré que quand on leur attache leur mains par deux il nous dise en pleurant ne me sairé pas trop. »

Les voilà maintenant en route pour Versailles. Mais avant de sortir de Paris on fait halte à la Muette… pour M. de Gallifet.