La Semaine de Mai/Chapitre 41

Maurice Dreyfous (p. 256-262).


XLI

OFFICIERS ET SOLDATS

J’ai terminé l’exposé des fusillades qui se faisaient en arrière du combat : il ne me reste plus qu’à suivre les prisonniers jusqu’à Satory, par une route jonchée de nouveaux cadavres ; puis j’aborderai la fin de la prise de Paris, le sac de Belleville, l’affreux massacre qui couronna dignement, par une véritable extermination, cette épouvantable semaine.

Avant d’aller plus loin, quelques mots sur les exécuteurs. Il faut rappeler comment de telles horreurs furent possibles. Il se dégage, de ces récits d’exécutions accumulées, une impression inexacte. On se demande comment l’armée de la France a pu être cette armée féroce. Pourtant beaucoup de ceux qui se battaient contre la Commune avaient des sentiments d’honneur et d’humanité. L’entraînement, l’ivresse du sang, les lâches excitations de la foule, n’expliquent pas l’oubli complet de ces sentiments. Il faut, pour comprendre ce qui s’est passé, se rappeler ce qui se produit au milieu de ces bouleversements. Les sages sont réduits à l’impuissance, les furieux ont la bride lâchée. Ils agissent seuls et éclaboussent tout le monde du sang qu’ils versent.

Parmi les chefs de corps, il y en eut un au moins qui fit son possible, à ce qu’on m’assure de plusieurs côtés, pour empêcher d’abord, pour diminuer ensuite les exécutions ; c’était le général Clinchant. Mais comment empêcher la contagion de l’exemple, la fureur de beaucoup d’officiers placés sous ses ordres ?… M. Clinchant commandait aux Batignolles, à Montmartre : et le sang y coula à flots. Ses efforts, très réels, purent seulement restreindre le mal.

Parmi les officiers de tout grade, un grand nombre voyaient le massacre avec une profonde douleur. Ils purent faire beaucoup de bien. Malheureusement, rien ne rappelle les exécutions qu’on a empêchées. Ce sont des faits négatifs qui disparaissent. Les fusillades consommées restent seules.

Et puis, à ces heures-là, quiconque tue, a carte blanche ; quiconque veut arrêter la tuerie devient suspect. Si c’est l’officier qui ordonne l’exécution et le sergent qui voudrait épargner la victime, le sergent doit se taire. Si c’est l’inverse, le sergent ose parler car le massacre prime la discipline. Un de nos amis connaît un sous-lieutenant qui voulait empêcher ses hommes de fusiller un prisonnier : un sous-officier lui dit carrément : « Ah çà ! mon lieutenant, vous en êtes donc aussi ? » Dans les jours de violence, le dernier mot est au plus violent.

Je tiens d’un de mes amis un fait certain, authentique, qui montre comment une partie de l’armée cherchait à sauver le plus de malheureux possible.

Un des journalistes les plus compromis de la Commune avait pris le brassard des ambulances pour être protégé. Il était avec un de ses amis, étudiant en médecine, et montait le boulevard Saint-Michel, quand un agent de police les arrête, sur la mine, et les mène au Luxembourg. Les voilà devant la cour martiale, attendant leur tour et l’attendant longtemps. Le journaliste voyait déjà son identité établie : c’eût été la mort. Il roulait ces tristes pensées, quand un officier de chasseurs l’apostropha :

— Dites donc, vous n’avez pas l’air de vous amuser ?

La conversation s’engagea : l’officier finit par lui dire : « Vous m’avez l’air d’un bon garçon, arrangez-vous un peu, roulez une cigarette et prenez-moi le bras. — Mais c’est que j’ai un ami. — Où cela ?… » L’officier dévisage l’ami et dit : « Votre ami aussi. »

On sait quel désordre régnait dans la cour martiale. Accusés, spectateurs étaient entassés dans la salle. Grâce à l’officier, les deux accusés purent gagner la porte du Luxembourg, où se tenait un sergent, auquel l’officier dit un mot.

— F… le camp rapidement, dit le sergent.

— Non, dit le journaliste, je serais repris : je ne m’en vais pas, si vous ne m’accompagnez point.

— Mais je ne puis pas partir, moi, dit-il. L’autre fit si bien que le brave sergent l’accompagna… jusque chez le confrère dont je tiens ces détails, et qui ne fut pas lui-même très rassuré en entendant sonner à sa porte, et en voyant, dès qu’il eut ouvert, un sergent devant lui.

Qu’on juge de sa surprise, quand il reconnut, derrière le susdit sergent, son ami qui semblait tout satisfait !

On causa, le journaliste sauvé pria le sergent d’accepter ce qu’il avait pour boire à sa santé.

Vous mériteriez que je vous reconduise au Luxembourg, répondit le brave sous-officier.

Même diversité dans les soldats. Telle troupe essayait de sauver les malheureux, telle autre menaçait, bousculait, tuait. Beaucoup, à la longue (comme cela a lieu dans tous les massacres), étaient éreintés, hébétés, y voyaient rouge, massacraient inconsciemment, machinalement. Ajoutez l’ivresse, — j’entends la véritable ivresse, — tant reprochée aux troupes de la Commune et qui est difficilement évitable avec des hommes rompus de fatigue, ne dormant plus, frappés du soleil de mai, épuisés par la marche et la bataille, obligés de se soutenir avec le vin ou les alcools. Je vois dans les notes du docteur Robinet que, lors de la prise de la rue du Cherche-Midi, un caporal ivre, chez un marchand de vin, visait au hasard, par gageure, pour une « tournée », tout ce qu’il voyait de vivant. Il tua ainsi une dame B***, qui se tenait à la porte de sa boutique, causant à travers la rue avec sa voisine d’en face, — puis un chien, — puis un enfant de sept ans, — puis une porteuse de pain. Les détails sont précis, confirmés par des noms propres. Évidemment, ce n’est plus même de la férocité : c’est une espèce de malfaisance maniaque et inconsciente.

Et puis, imaginez l’état d’esprit de la plupart des soldats, gars arrachés à leur campagne : on leur avait monté la tête avec soin, avant l’entrée dans Paris ; leurs chefs leur disaient : fusillez ; la foule applaudissait au massacre. Ils ne voyaient pas plus loin : ils tuaient. J’ai entre les mains une pièce bien curieuse au sujet de leur état moral. On connaît les fameuses lettres de Boquillon. Imaginez Boquillon racontant, avec son orthographe et son style, l’épouvantable boucherie à laquelle il prend part. Je tiens à dire, avant de mettre la pièce sous les yeux du lecteur, que je garantis absolument son authenticité. Un de nos principaux collaborateurs de la Justice connaissait, dès l’enfance, l’artilleur qui a écrit cette lettre. Pendant la Commune, en 1871, notre collaborateur se trouvait encore dans la petite ville où habitait la famille du soldat. La lettre datée du 22 mai, arrivée le 25, fut aussitôt communiquée à notre collaborateur, qui l’a lue, relue le jour même où elle arriva : un de ses amis en prit copie : c’est cette copie, faite le 25 mai, que j’ai eue entre les mains. Ceci dit, voici la lettre dont je ne supprime que la signature :


» Billancourt, le 22 mai 1871.
» Cher père,

» Le grand coup et arrivé notre batterie nomé la 2e du 4e regiment d’artillerie était condanné à mort par les garde nationeau. Je vous diré que pendant un jour et une nuit nous avons tiré le canon sur le pont du jour, tousjoure en bresche et nous avons fini par le démolir le 21 mai à 4 heures du soir nous avons vus le drapeau tricolore sur le haut, les marins et la ligne nous criait d’avancer faite ne tiré plus ne tiré plus 125 mille hommes nous sommes rentré dans Paris et vous pouvé croire qu’il ni avait pas de plaisir de rentré avec les pièces de canon et avec les mitrailleuses mon père et ma mère et je puis vous dire que sait triste il faut le voir pour le croire si vous aviez entendu les cris des femmes fille enfant il se meté à genoux, il nous demandai pardon les chefs nous criait pas de pardon en broché toujours les cris que l’on entendait il nous empêchait de marché le san coulait comme de lau dans les ru on marchai sur les mort sur les blessé on fouyait dans toute les maison on les trouvait caché dans les cave il ni avait pas de pardon pour eux les femmes il criait mon dieu artieur je vous demande bien pardon. Les enfants les filles on n’écoutait rien autant de caché autant il était enfilé les maison qu’on n’a pas pu rentré on les a bombardé on lui metait le feu enfin je vous diré que les femmes homme enfant il marchait en avant les femmes il était armé d’un chassepot aussi bien que les homme enfin j’ai à vous dire que du soir à 4 heures du lendemain matin à 7 heures nous avons fait 80 mille homme prisonnier. Si vous les voyes quand on les accompagne les femme il suive leur mari il rentre à la prison je vous diré que quand on leur attache leur main par deux il nous dise en pleurant ne me sairé pas trop. Pas autre chose à vous dire pour le moment que nous espérons que d’ici à dimanche ce sera terminé. Je finis ma lettre en vous embrassant. »

Tout se trouve dans cette lettre : les légendes répandues avant l’entrée dans Paris ; les naïves exagérations du soldat : l’inconscience du massacreur… La plus lourde responsabilité ne pèse pas sur ces instruments passifs : elle pèse sur ceux qui voulurent et ordonnèrent ; elle pèse sur les états-majors cléricaux et bonapartistes ; elle pèse sur le gouvernement, et il faut bien le dire, sur M. Thiers.

Car, partout, au lieu du prétendu entraînement des troupes qu’on n’aurait plus pu tenir dans le feu du combat (c’est l’explication des historiens conservateurs, de M. J. Simon, notamment), nous avons trouvé une volonté arrêtée, des ordres précis, une organisation officielle du massacre. J’ai cité les instructions données avant l’entrée dans Paris, les bruits répandus dans les troupes pour les exciter ; j’ai montré les abattoirs institués suivant des instructions supérieures, et cela, dès le premier jour, au parc Monceau, à l’École militaire ; j’ai présenté le tableau des cours martiales, surtout de celle du Châtelet, établie en vertu d’ordres du gouvernement ; j’ai raconté l’épouvantable massacre de prisonniers fait sous toutes les formes, à partir du lundi 22, par l’armée régulière, d’après des instructions formelles. Et voici la dépêche que M. Thiers adressait aux autorités des départements, pour être affichée dans toute la France, le samedi 27, à 6 heures 10 du soir :

« Le commandant Ségoyer, du 26e bataillon de chasseurs à pied, s’étant trop avancé, a été pris par les scélérats qui défendaient la Bastille, et, sans respect des lois de la guerre, immédiatement fusillé. »

« Sans respect des lois de la guerre », est incomparable sous la plume de l’homme qui avait organisé la cour martiale du Châtelet.

M. Thiers continue :

« Ce fait, du reste, concorde avec la conduite de gens qui incendient nos villes (sic), et qui avaient préparé des liqueurs vénéneuses pour empoisonner nos soldats presque instantanément. »