La Semaine de Mai/Chapitre 40

Maurice Dreyfous (p. 249-256).


XL

LE CHÂTELET. — ÉMILE B…

Je dois le récit que je vais analyser à l’obligeance du docteur Robinet. J’aurais voulu le citer en entier ; je connais peu de pages aussi profondément et aussi simplement dramatiques. Émile B*** dont je vais raconter la mort, avait deux sœurs ; c’est l’une d’elles, madame C***, mariée à un membre important de l’Université, qui a écrit les pages touchantes que je résume.

Émile B*** avait vingt-neuf ans en 1871. Il était étudiant en médecine. Il ressentit profondément les angoisses et les colères de Paris pendant le premier siège. Il fut de ceux dont on peut dire à coup sûr, que le patriotisme seul les jeta dans la guerre civile. Encore sous le coup de la rage de la capitulation, il ne voulut accepter de la guerre que ses périls. Sa famille le vit pour la dernière fois le 23 mai : il avait quitté un instant la lutte pour revoir les siens. Puis on apprit qu’il avait été blessé au bras le jeudi 25, et porté à l’ambulance des Quinze-Vingts… Blessé !… les siens l’apprirent presque avec joie : cela le sauvait de la mort… On se faisait encore de ces illusions.

Pourtant, on apprit en même temps que le blessé avait été conduit au Châtelet. Aussitôt une de ses sœurs accompagnée d’un ami de la famille courut chercher quelque nouvelle. Le récit de cette course anxieuse, au milieu des horreurs du Châtelet, est poignant. D’abord, on ne savait où aller. On ignorait le tribunal du Châtelet, mademoiselle B*** va à la Conciergerie, s’adresse à la sentinelle ; la sentinelle répond sans hésiter :

« Si votre frère a été blessé, il doit être fusillé… Nous avons fusillé des blessés. »

Puis, après cette brutale réplique, et voyant des larmes soudaines, le soldat reprend plus doucement :

« Allez en face, au Châtelet. C’est là que vous pouvez savoir quelque chose. »

J’ai décrit le Châtelet avec ses municipaux maintenant la foule, ses soldats, ses officiers allant et venant sur le trottoir. Mademoiselle B*** et l’ami qui l’accompagnait purent franchir la première ligne, arriver au pied du théâtre : et les voilà allant de l’un à l’autre, cherchant, questionnant… recevant, hélas ! toujours la même réponse :

« S’il est blessé, il est fusillé. »

Un sergent répondit avec des yeux plein de fureur :

— S’il est blessé, il est guéri.

— Ah ! dit mademoiselle B***, c’est horrible ; vous n’avez pas traité les Prussiens ainsi.

— Non, mais ceux-là ont voulu nous enduire de pétrole et nous brûler vivants.

C’est ainsi que nous retrouvons partout la trace des légendes avec lesquelles on rendit les soldats féroces.

Un policier, l’arme au bras, le pistolet à la ceinture, gardait la porte. Il fut impossible d’en rien tirer. Un capitaine du 10e chasseurs consentit à aller s’informer au tribunal. Il revint en disant qu’on n’avait pas gardé de liste. « Je ne sais pas, ajouta-t-il, comment on fera pour les héritages. » Sur quoi mademoiselle B*** indignée : « Monsieur, ce n’est pas ce qui nous inquiète. » Un autre officier, assis sur une chaise, demande des renseignements : puis comme on lui disait que Émile B*** était le cœur le plus honnête. « Pourquoi en était-il alors ? »

Quelles heures, que ces heures d’angoisses stériles passées à aller de l’un à l’autre, au milieu des exécuteurs, parmi les réponses indifférentes ou irritées, dont chacune était un coup de poignard !

Il fallut rentrer sans rien savoir. C’était le matin. Dans la journée, l’ami qui avait accompagné mademoiselle B*** retourna seul à la caserne Lobau. À la porte, un soldat lui dit : « Nous avons fusillé quarante prisonniers au petit jour, et dix-huit ce matin. » Et c’était le lundi ! La bataille était finie dans Paris depuis plus de vingt-quatre heures ! Le soldat engagea le questionneur à revenir le lendemain, mardi 30 mai. Cette fois, il était aisé d’entrer dans la cour de la caserne ; on n’exécutait plus ; le tribunal avait terminé sa besogne ; des soldats, les pantalons retroussés, épongeaient la cour dans une mare de sang.

Faut-il raconter maintenant les voyages à Versailles et à Satory, et comment partout on se heurtait à des portes closes ; et comment on était renvoyé de la gendarmerie à la préfecture, de la préfecture à la prévôté, de la prévôté aux prisons, et, comment, enfin, au camp de Satory, madame C*** put assister à l’appel des prisonniers et se convaincre que son frère n’était pas là ?

Comptez maintenant combien de mères, de sœurs, de femmes, ont fait cet atroce voyage, le cœur serré et les yeux gros de larmes, au milieu de soldats et d’officiers importunés de leurs questions, et s’il pouvait y avoir des degrés dans de telles douleurs, songez aux malheureuses dont la situation sociale n’inspirait pas le même respect, aux pauvres femmes qui venaient à pied et qu’on renvoyait en les rudoyant !

Il restait, hélas ! bien peu d’espoir à la famille B***. Elle fit agir ses relations, se fit adresser par un capitaine de gendarmerie au prévôt installé alors au palais Bourbon, interrogea le ministère de la guerre, l’hôpital des Quinze-Vingts, et reçut ainsi une série de lettres officielles tristement curieuses, et dont je trouve le texte dans le récit de madame C***. J y vois combien étrangement l’autorité militaire ignorait ses victimes, combien surtout elle voulait les ignorer, et ses échappatoires, et la façon dont elle retirait le renseignement à moitié donné.

C’est d’abord le prévôt, M. L***, qui, sur la demande de l’ami commun, écrit : « … Toutes les recherches faites à cet effet (pour retrouver Émile B***) ont été infructueuses. Mais, d’après les renseignements fournis par la prévôté du Châtelet, tout porte à croire que M. B*** (Émile) aurait été fusillé ; mais sans pouvoir le certifier (sic). Je regrette bien sincèrement, etc. »

L’autorité militaire était aussi empêchée de retrouver ses cadavres, en mai 1871, que ses vivres et ses munitions en juillet 1870.

Notons, dans cette lettre, les mots : « la prévôté du Châtelet ». Pour l’autorité militaire, ce singulier tribunal était donc une prévôté parfaitement régulière. Elle en connaissait les officiers : elle leur demandait officiellement des renseignements.

Un ami, professeur dans un lycée de Paris, alla voir le prévôt L*** et finit par en obtenir le nom de l’officier qui présidait la cour martiale, dans la nuit du 28 au 29. L’ami avait dû bien affirmer qu’on ne voulait ni poursuivre, ni signaler cet officier, qu’il s’agissait seulement d’une constatation nécessaire à des affaires de famille : tant les juges de Mai se cachaient !

Le nom obtenu était celui de M. S*** capitaine de gendarmerie.

On lui fait écrire par un capitaine de son corps, ami de la famille B***. M. S*** se hâte de répondre qu’il ne sait rien, qu’il a seulement entendu parler d’exécutions faites au Châtelet, mais qu’un colonel de la garde nationale en est le seul auteur… Puis, comme on veut revenir à la charge, on apprend qu’il est parti pour la Corse, et le prévôt L*** assure qu’il ignore sa nouvelle adresse, qu’il ne peut plus le retrouver. Voilà un capitaine de gendarmerie absolument égaré !

On écrit à M. de Cissey. On reçoit des bureaux de la guerre une réponse à signature illisible, où je lis :

« J’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée au sujet de votre beau-frère, le nommé É. B***, dont vous n’avez reçu aucune nouvelle depuis le jeudi 26 mai, jour où il aurait été arrêté comme prévenu de participation à l’insurrection. »

La formule est superbe pour désigner un blessé pris dans un lit d’ambulance et fusillé !

« Je transmets votre lettre à M. le gouverneur de Paris, en le priant de vouloir bien lui donner les suites qu’elle pourra comporter… »

C’est l’enterrement administratif dans toute sa beauté.

Le colonel Gaillard est plus convenable. Interrogé à son tour, il répond par une lettre où il y a un passage à retenir ; ce passage, le voici :

« Le service de la justice militaire établi à Versailles à la suite de l’insurrection n’a point eu à s’occuper des exécutions qui ont pu avoir lieu à Paris d’après les jugements de la cour martiale. Plusieurs fois cependant, cédant aux instances des personnes qui se trouvaient dans une situation analogue à la vôtre, j’ai entrepris, à titre tout à fait officieux, des recherches que ma situation pouvait faciliter. Mais je n’ai pu donner satisfaction aux intéressés. »

Ainsi, le service de la justice militaire à Versailles parlait, comme d’une institution officielle, de la cour martiale du Châtelet. C’est un tribunal qui rendait des jugements. Et l’autorité militaire est obligée d’avouer qu’elle ne savait même pas les noms des condamnés !

Enfin, l’on arrive à savoir la vérité. Comment ? — En s’adressant au directeur des Quinze-Vingts. Mais ici encore il faut insister, revenir à la charge, arracher les renseignements les uns après les autres. Dans une première lettre, le directeur, M. Ory, dit seulement :

« M. Émile B*** a été blessé le 25 mai 1871… est entré ledit jour à l’ambulance des Quinze-Vingts. Il en est sorti le 25 mai pour être évacué sur le dépôt des prisons avec plusieurs autres gardes nationaux. »

Ne dirait-on pas un déplacement régulier, administratif, de malades ? Peut-on dissimuler le massacre sous une formule plus officielle ? Et qu’est-ce que ce mystérieux dépôt des prisons ?

La lettre suivante révèle tout :

« Lorsque l’armée a pris possession du faubourg et du quartier Saint-Antoine, nous avons été soumis à l’autorité militaire. Un poste a été établi dans l’hospice même ; et c’est au capitaine commandant ce poste que s’adressaient les agents de la sûreté qui avaient ordre d’emmener les gardes nationaux admis à l’ambulance. Je n’ai pas eu à me préoccuper du nom de l’officier commandant le poste. Je sais seulement qu’il était capitaine d’infanterie sous les ordres du général commandant la place de la Bastille. J’ai lieu de supposer que le dépôt des prisons, ainsi nommé par les agents de la sûreté, n’était autre que le Châtelet. »

Et le prudent fonctionnaire ajoute, pour se dégager :

« Directeur d’un établissement de bienfaisance et d’une ambulance, je ne me suis occupé des blessés que jusqu’au moment où ils étaient remis entre les mains de l’autorité militaire. »

Que dites-vous de ce directeur d’un « établissement de bienfaisance » qui n’a plus à s’occuper de ses blessés quand il les a remis au peloton d’exécution ?

Telle est la hideuse vérité, constatée par ces pièces administratives. — Ici, ce n’est point comme au séminaire Saint-Sulpice : les choses se passent régulièrement.

L’armée arrive, occupe l’ambulance. La police vient. Le capitaine commandant le poste lui livre les blessés. La police les mène à la cour martiale. La cour martiale les envoie à la caserne Lobau.

Savez-vous rien de plus monstrueux que ce massacre des blessés à froid ?

Ainsi, l’on évacuait les ambulances sur l’abattoir ! Ainsi, la cour prévôtale achevait les blessés ! Et si vous voulez la liste de ces malheureux arrachés au Quinze-Vingts et évacués sur le dépôt des prisons, — c’est-à-dire sur l’abattoir Lobau, — la voici telle que je l’ai copiée sur l’original, joint au récit de madame C***. On assure que parmi ces blessés, il y avait un malade.

« Extrait du registre d’ambulance établi aux Quinze-Vingts en 1871 :

» 1o Ringuet, Louis, sous-lieutenant, né à Montereau (Seine) (sic), le 18 juin 1845, évacué de l’ambulance des Quinze-Vingts sur le dépôt des prisons, le 28 mai 1871.

» Garde national, troisième compagnie de marche, 93e bataillon.

» 2o Maigret, Édouard, garde national, 2e compagnie, 93e bataillon, né à Parigné (Sarthe), le 6 janvier 1847, demeurant à Paris, hôtel Saint-Nicolas, 21. Évacué… etc.

» 3o Gros…, garde national, 1re compagnie, 238e bataillon, né à la Bachelerie (Dordogne), le 2 avril 1847, demeurant à Paris, rue Roquépine, 76. Évacué… etc.

» 4o Saberlé Jean-Baptiste, garde national, 4e compagnie, 160e bataillon, né à Montaigu (Creuse), le 11 avril 1854, demeurant à Paris, rue de Bièvres. Évacué le 28 mai 1871.

» 5o Rety Isidore, tambour, 1re compagnie, 221e bataillon, né à Sauvigny-sur-Orges (Seine-et-Oise), le 15 décembre 1830, demeurant à Paris, rue Rousselet, 24. Évacué le 28 mai 1871, sur le dépôt des prisons.

» 6o Bignat Jean-Baptiste, garde national, 4e compagnie, 104e bataillon, né à Efflaud (Puy-de-Dôme), le 13 avril 1834. Évacué, etc.

» 7o Minié, garde national, 4e compagnie, 160e bataillon, né à Guingamp (Côte-du-Nord), le 21 juin 1843, évacué, etc.

» Délivré à titre de simple renseignement. »

Il est inutile de rien ajouter, n’est-ce pas ?