Édition Privée (p. 58-60).


XVIII.



LA maison fut construite, mais Charlot ne se maria pas. Séduit par les grâces de Mlle Célina, servante chez les Lussier, il lui fit quelques visites et se posa en prétendant. Il lui apportait le dimanche un sac de pastilles de menthe, des « paparmanes » dans le langage de Charlot. Dans des causeries simples il formula son rêve : vivre ensemble bien tranquillement, avoir une grande basse-cour, et faire l’élevage des volailles, ce qui ne demande pas beaucoup de travail et rapporte de beaux bénéfices. Naturellement, il parla de sa maison qui l’attendait, qu’il habiterait en se mariant. En manière de madrigal, il ajouta que son plus grand désir était d’y faire entrer une jolie fille comme celle qu’il suppliait d’être sa femme. Son bien était clair et net, et il était impossible de ne pas être heureux. Peut-être la servante se serait-elle laissée gagner par cette promesse de vie facile, par la certitude de l’existence assurée, sans les machinations d’un gas arrivé depuis une couple d’années dans la paroisse et employé comme manœuvre chez Raclor. Ce garçon, beau parleur, d’humeur joviale, et ayant quelque peu voyagé, n’eut pas plutôt appris les assiduités de Charlot auprès de Mlle Célina qu’il se mit en tête de le supplanter. Guilbault, — c’était le nom du valet de ferme — n’eut qu’à se présenter pour vaincre. Un soir, lui et Charlot se rencontrèrent auprès de leur belle. Le nouveau venu sut intéresser et amuser Mlle Célina. Elle fut charmée, séduite, et oubliant le pauvre Charlot, ne lui adressa pas deux paroles. Après avoir patienté pendant une heure, celui-ci demanda son chapeau. Il partit et ne revint pas. Guilbault satisfait du tour joué en fit autant. Découragé par cet échec, Charlot résolut de ne plus s’exposer à manger d’avoine. Se sentant piteux et infirme, il s’abstint désormais de courtiser les jeunes filles et se borna à cet unique essai.

La maison, la belle maison qui ressemblait à un presbytère, la maison construite avec tant de soin pour le fils de prédilection, la maison orgueil des Deschamps attendit toujours la jolie épousée et le festin de noces.

Elle n’abrita jamais ni grande joie ni grande douleur ; ni la vie ni la mort ne franchirent son seuil. Avec ses fenêtres éternellement closes, ses portes fermées, elle prit un air de deuil et d’abandon. À sa vue, le passant éprouvait une vague impression de malheur, songeait à quelque catastrophe soudaine qui aurait bouleversé toute une existence.

Elle criait la vanité et la fragilité de nos espoirs.

La pluie, le froid, l’humidité, la rongèrent peu à peu, accomplirent leur œuvre de destruction. De loin, elle conservait toujours sa belle apparence, elle en imposait. Mais, le toit creva, et l’eau dégouttant sur les chevrons, les planchers, les soliveaux, les cloisons, les pourrit lentement. Sous l’action de l’air et de la gelée, les briques s’effritèrent, se pelèrent. L’herbe et la mousse envahirent la pierre du perron. Comme son maître, la maison s’en allait en ruines. Les saules plantés tout autour lors de sa construction, avaient grandi rapidement, mais n’étant jamais taillés, ajoutaient encore à sa désolation.

Charlot vieillit. Ses cheveux grisonnèrent, et il traîna plus lourdement, plus péniblement sa jambe boiteuse. À mesure que s’écoulaient les années, il devenait plus irritable, plus bourru. Sa vie s’écoula morne et plate entre son père, sa mère, et sa sœur. Le matin, il déjeunait de pain sur et amer et, le soir après sa journée de travail, avant de s’aller coucher seul dans le vieux sofa jaune, il soupait encore de pain sur et amer, marqué d’une croix.