Édition Privée (p. 61-64).


XIX.



C’ÉTAIT jour d’élections. Les Bleus et les Rouges se disputaient le pouvoir et la population était divisée en deux camps absolument tranchés. Tous les anglais sans exception étaient conservateurs, tandis que la grande majorité des canadiens-français était libérale. Déjà, il y avait eu des bagarres aux assemblées politiques et l’on appréhendait des troubles sérieux autour des bureaux de votation. Des animosités de race fermentaient, menaçaient d’éclater. Cependant, comme la Saint-Michel, date des paiements approchait, les fermiers n’oubliaient pas les affaires. Certes, ils iraient voter, mais ils profiteraient de l’occasion pour vendre un voyage de grain, d’autant plus que Robillard avait entrepris de charger une barge d’orge et qu’il la payait quatre chelins le minot.

Dès le matin, à bonne heure, ce fut sur toutes les routes conduisant au chef-lieu du comté une longue procession de wagons remplis de sacs de toile, bien propres, bien blancs, cordés avec soin. Chacun allait vendre son orge.

Les anglais tenaient évidemment à voter tôt, car dès huit heures, ils se rendaient déjà au village. Deschamps qui comptait avoir quinze cents minots de grain cet automne-là, n’avait pu terminer son battage la veille comme il l’espérait. Il tenait absolument à le finir cependant, et cette besogne lui prit une partie de l’avant-midi. Après le dîner, il partit donc avec une quinzaine de poches dans sa charrette.

Sur la route de glaise, dure comme du ciment, bordée de trèfles d’odeur, de verges d’or et d’herbe Saint-Jean, son petit cheval bai marchait d’un pas régulier et, sur son dos, luisaient les têtes dorées des clous du harnais.

Deschamps alla livrer son orge chez Robillard. Là, il apprit que les anglais s’étaient emparés du poll et en défendaient l’approche à leurs adversaires. Cette nouvelle n’était pas pour intimider Deschamps qui était un rude batailleur. Il attacha son cheval à la porte d’un vaste hangar en pierre, où il se trouvait à l’ombre, et partit vers la salle du marché public. En approchant, il constata que les anglais avaient bien pris leurs mesures. Ils avaient disposé leurs voitures en rectangle autour de l’édifice et n’avaient laissé qu’un étroit passage libre qu’ils surveillaient. Cette tactique en avait imposé, et peu de Rouges s’étaient aventurés dans le voisinage de cette forteresse. Les audacieux qui avaient tenté de s’approcher avaient reçu un mauvais accueil. Justement, Deschamps se heurta à Bagon venu au village pour voter. Le Coupeur s’était endimanché, avait mis son haut de forme et le surtout de drap qui lui avait servi lors de son mariage. Malheureusement, il avait fait la rencontre de quelques anglais et l’un d’eux, lui avait, d’un coup de fouet, coupé son tuyau en deux. Les compères avaient continué leur route en riant aux éclats de la bonne farce. Ce récit ne fit qu’aiguillonner Deschamps qui se dirigea d’un pas plus rapide vers l’ennemi. Trois grands gaillards, postés en sentinelle, gardaient le passage conduisant au bureau de votation. Comme Deschamps s’approchait, ces braves se mirent à ricaner et le plus gros de la bande l’apostropha d’un :

— Que veux-tu maudite soupe aux pois ?

Un formidable coup de poing à la mâchoire fut la réponse de Deschamps. L’anglais s’affaissa comme une masse. Les deux autres se ruèrent sur le canadien, mais le premier reçut dans le bas ventre une botte si rudement poussée qu’il roula sur le sol en faisant entendre un affreux gémissement et en se tordant. Le troisième cependant, un irlandais d’une malpropreté repoussante, aux mains couvertes de verrues, avait saisi Deschamps à la gorge et tentait de l’étouffer. Le canadien se défendait avec énergie et parvint à faire lâcher prise à son antagoniste. Une lutte corps à corps s’engagea alors entre les deux hommes. Un croc-en-jambe habilement appliqué fit perdre l’équilibre à l’irlandais qui s’abattit. Saisissant une poignée de foin qui traînait par terre, Deschamps tenta de le faire manger à son ennemi vaincu, mais celui-ci lui mordit férocement un doigt. Dans sa rage, Deschamps ramassa une boulette de crottin frais, et la fit avaler à l’irlandais, lui cassant par la même occasion une demi-douzaine de dents.

Deschamps put croire à ce moment qu’un mur de briques s’écroulait sur lui, car une dizaine d’anglais s’étaient précipités sur le canadien et le démolissaient avec leurs poings et leurs pieds. C’étaient une grêle de coups. Deschamps était absolument sans défense. On ne sait trop ce qui serait arrivé, si l’un des agresseurs n’eût tout à coup commandé aux autres de s’arrêter. On lui obéit. En quelques mots, il exposa son idée, puis il s’éloigna. Au bout d’une minute, il revint avec une charrette. Alors tandis que quatre ou cinq de la bande, maintenaient Deschamps, un autre lui passa un câble au cou et attacha l’autre extrémité au chariot. Les anglais sautèrent dans la voiture puis le chef fouetta le cheval qui partit au grand trot, traînant Deschamps derrière le char comme un animal que l’on conduit à l’abattoir. Criant à tue-tête, braillant, hurlant, vociférant, les Bleus et leur burlesque équipage parcouraient les rues, semant l’épouvante. Moulu, essoufflé, nu-tête, la figure tuméfiée et sanglante, les côtes, les jambes et les reins meurtris, Deschamps courait derrière la charrette, butant contre les pierres et écumant de rage impuissante. La voiture fit ainsi le tour du village sans que personne osât intervenir, tellement la population était terrorisée. Finalement, elle prit le chemin de la campagne. Elle fit encore un bon mille, puis comme Deschamps râlait, à moitié étouffé, le chef détacha le câble et le jeta sur l’épaule de Deschamps.

— Garde-le comme souvenir, dit-il, et s’éloigna avec ses compagnons.

Les Bleus avaient triomphé ce jour-là.