Édition Privée (p. 53-57).


XVII.



CHARLOT avait vingt-cinq ans et ne parlait pas de se marier. Jamais il ne sortait et les jeunes filles semblaient le laisser indifférent. Timidité probable. Le dimanche, cependant, il n’était pas sans faire un peu de coquetterie. Après s’être fait la barbe au petit miroir accroché à la fenêtre, il se parfumait les cheveux d’huile Palma-Christi, chaussait ses bottes en veau français et mettait un beau col en papier glacé. C’était chez lui un point d’orgueil de porter un collet blanc le dimanche, hiver comme été. Aussi en achetait-il un boîte d’une douzaine chaque année. Il n’oubliait pas non plus, de prendre son mouchoir de filoselle bleue dont il laissait pendre un coin hors de la poche supérieure de son habit. Avant de monter en boghei pour se rendre à la messe, et pendant que la Scouine se fardait les joues en les frottant avec des feuilles d’orme, il se regardait non sans satisfaction dans la minuscule glace fixée au fond de son chapeau.

L’office fini, il s’empressait avec les autres jeunes gens de former la haie sur le perron de l’église pour assister au défilé des belles de la paroisse.

Après le dîner au pain sur et amer, marqué d’une croix, Charlot montait au grenier faire un somme.

Il s’étendait sur une robe de carriole, la figure enfouie dans la longue fourrure brune, moelleuse, au relent âcre de bêtes.

Un grand silence chaud, enveloppant, appesantissait, fermait peu à peu ses paupières, le poussait invinciblement au sommeil.

Le silence cependant, n’était pas toujours le même, il semblait pour ainsi dire, mobile, changeant. En d’infinitésimales parcelles de secondes il devenait autre, différent. Par moments, il était celui d’une nef d’église, après vêpres, quand les dévotes s’en sont allées de leur pas lent et capitonné. D’autres fois, il était celui qui règne dans les confessionnaux où dorment les vieux péchés. Parfois encore, c’était le silence aigu, suprême, qui précède les catastrophes, les choses irrémédiables. Soudain aussi, le silence était si intense, qu’il donnait l’impression d’un autre silence, d’un abîme vertigineux, du néant.

Une paix immense remplissait le petit grenier.

Des odeurs diverses, odeur grasse de laine cardée, odeur piquante de cuir, odeur fade de bois poussiéreux, odeur forte qui traîne dans les pièces où ont rôdé les souris, assaillaient sans les émouvoir les narines de Charlot. Les mouches bourdonnantes parmi les défroques, les habits déformés accrochés de tous côtés à des clous, faisaient plus grande la solitude. Elles semblaient laisser dans l’air un sillage ténu comme un fil d’araignée, invisible. Endormants comme des passes d’hypnotiseur étaient ces volettements. Comme derrière le vitrage blême de certaines serres se voient des fleurs rares, étranges, monstrueuses, sur les carreaux salis de l’étroite fenêtre éclairant cette retraite, des mouches géantes, grasses et repues faisaient béatement la sieste au soleil, vivaient dans une douce quiétude.

Inconscient des inéluctables destins en marche, Charlot, les cheveux huileux et luisants mêlés au poil de la peau de buffle, de grosses sueurs lui coulant sur le front et les yeux, ses membres lourds et raidis de fatigues, plongés dans la ouate du repos, dormait d’un sommeil de brute.

D’autres après-midis de dimanche, Charlot, pour tuer le temps, s’arrachait les piquants de chardons qui lui bourraient les mains. Pour quelques-uns, il était obligé de recourir à la Scouine ; celle-ci alors, s’interrompait de lire la « Minerve » pour lui venir en aide. De rares voitures passaient sur la route tortueuse. Dans quelques-unes, les promeneurs faisaient de l’accordéon, et l’éloignement donnait l’impression que l’instrument était brisé, ne rendait plus de sons. Les silhouettes fuyantes de Frem et de Frasie Quarante-Sous, droits et raides sur leur siège, distrayaient un moment les regards. Charlot bâillait longuement en s’étirant. Le frère et la sœur n’échangeaient pas dix paroles de l’après-midi.

Sur la question du mariage, Charlot était absolument muet. Le sacrement ne le tentait guère. Mâço cependant, était convaincue qu’il se déciderait un jour à se choisir une compagne, et elle rêvait pour lui une femme riche, travaillante et économe. Elle se représentait son fils installé dans une jolie maison qui ferait l’envie de tous les voisins et dont on parlerait au loin. Ambitieuse, Mâço souhaitait voir Charlot s’établir, devenir quelqu’un. Deschamps battu en brèche par sa femme se décida à construire la demeure projetée. Pendant un mois ils discutèrent si elle serait en pierre, en brique ou en bois. Après de longues délibérations, et après avoir consulté Charlot, il fut décidé qu’elle serait en brique. Un site fut choisi en face du canal.

Des steamers blancs bondés de touristes, d’étroits navires marchands se rendant aux ports des grands lacs, de vieilles goélettes grises tirées par des remorqueurs, et de lourdes barges chargées de bois que traînaient péniblement, avec un bruit de sabots sur le macadam, des chevaux s’arcboutant, au dos en forme de dôme, de vastes plaies aux épaules, et que fouettaient à tour de bras, sur les jambes, en proférant des litanies de jurons, des gas à sinistre figure, défilaient là à toutes les heures, brisant la monotonie des lentes journées.

— Pour dire comme on dit, su-t-en bâtisse, annonçait à quelque temps de là Deschamps chez le forgeron.

— Ane grange ?

— Non, ane maison pour Charlot.

Deschamps organisa une corvée pour le transport de la brique qu’il fallait aller chercher à dix lieues. Vingt voitures partirent un matin d’été, et revinrent le soir en procession.

— Pour dire comme on dit, su’t’en bâtisse.

C’était là la phrase avec laquelle Deschamps abordait tout le monde maintenant. La maison de Charlot l’accaparait tout entier. Rapidement la charpente s’éleva. Mâço et la Scouine apportaient dans une chaudière le dîner aux menuisiers et aux maçons. Dans ces visites quotidiennes, la vieille femme inspectait les travaux, et, sans qu’on le lui demandât, donnait son avis sur toute chose. Une discussion s’éleva un jour entre elle et Deschamps au sujet d’une fenêtre. Mâço voulait un œil de bœuf à l’étage supérieur et Deschamps était absolument opposé à cette idée. On s’obstina de part et d’autre. Mâço réclamait toujours une ouverture ronde. Agacé, son mari lui tourna le dos et, devant les ouvriers qui le regardaient :

— J’en ai un châssis rond là pour toué, déclara-t-il, en désignant son postérieur.

Ce mot termina la dispute.

Lorsque les travaux de charpente furent terminés, ce fut Charlot qui alla poser le bouquet sur le faîte de la bâtisse. Comme il gravissait avec son rameau de sapin tout enguirlandé de rubans multicolores les degrés de l’échelle conduisant au sommet de la couverture, il se sentait tout gai, tout joyeux. Sa maison serait bientôt construite.

Rendu en haut, il poussa un enthousiaste hourra en agitant triomphalement la branche verte. Il la cloua ensuite après l’un des chevrons pendant que Deschamps, Mâço et les charpentiers le regardaient d’en bas.

Au moment de redescendre, Charlot manqua maladroitement un échelon et, sous les regards terrifiés de ses parents et des ouvriers, roula en bas du toit et alla s’écraser sur le sol.

On le releva sans connaissance.

Le médecin qu’on alla quérir au village constata que Charlot avait trois côtes, une jambe et un bras de brisés.

Charlot passa soixante jours au lit. Lorsqu’il se remit debout et put enfin marcher, ce ne fut qu’en boitant.

Il resta infirme.

Dans sa famille, ses frères le surnommèrent le Cassé.