Édition Privée (p. 21-26).


VIII.



MLLE Léveillé, la nouvelle institutrice était blonde et mince et plutôt jolie dans sa robe de mérinos bleu. Une boucle de velours noir attachée à ses cheveux lui donnait un air coquet. Sa voix était douce et sympathique comme sa figure.

Tout de suite, elle plut aux enfants.

Vingt-deux élèves s’inscrivirent le lundi, jour de la rentrée des classes. L’avant-midi, Mlle Léveillé se borna à les faire lire et à leur donner une dictée.

Lors de la récréation du midi, chacun s’accorda à dire que la maîtresse n’avait pas un air sévère.

— Elle se nomme Alice, déclara Marie Leduc.

— I paraît qu’elle donne de longs devoirs, remarqua la Scouine pour dire quelque chose.

L’après-midi, Mlle Léveillé fit faire des exercices d’écriture et un peu d’arithmétique au tableau. Elle indiqua ensuite les leçons pour le lendemain.

— Elles sont courtes, mais apprenez-les bien, dit-elle. Je vais voir quels sont les travaillants.

La Scouine apprit avec terreur qu’elle devrait étudier la grammaire et l’histoire du Canada. De plus, elle aurait à lire dans le Devoir du Chrétien et dans le psautier. Non bien sûr, qu’elle n’apprendrait pas tout ça. Jamais de la vie.

Le soir, la Scouine s’en retourna songeuse à la maison.

Le lendemain, les plus âgés des élèves récitèrent leurs leçons. Le tour de la Scouine arriva. L’institutrice posa la première question.

La Scouine n’ouvrit pas la bouche.

Mlle Léveillé répéta son interrogation.

De nouveau, la Scouine resta muette.

Croyant à un défaut de mémoire ou peut-être à une grande timidité et ne voulant pas se montrer trop stricte au début, Mlle Léveillé lui donna les premiers mots pour l’aider, mais la Scouine n’articula pas une parole.

— Mais vous n’avez donc pas étudié ? interrogea la maîtresse devant cet obstiné mutisme.

— C’est pas dans mon livre.

— Pas dans votre livre ! Montrez.

La Scouine lui tendit sa grammaire, une vieille grammaire ayant appartenu à ses frères. La première feuille manquait en effet.

Mlle Léveillé regarda longuement l’enfant, mais il n’y avait rien à lire sur cette figure.

— Eh bien, pour demain alors, vous apprendrez les deux réponses sur cette page-ci, déclara Mlle Léveillé.

À l’appel de son nom, le mercredi, la Scouine s’avança devant le pupitre de l’institutrice.

— Comment forme-t-on le pluriel dans les noms ? interrogea la petite demoiselle blonde.

La Scouine, sans ouvrir la bouche tournait le coin de son tablier bleu à carreaux, entre le pouce et l’index de sa main droite, en regardant le plancher.

— Comment forme-t-on le pluriel dans les noms ? questionna de nouveau la maîtresse d’un ton plus bref.

— C’est pas dans mon livre.

— Comment, pas dans votre livre ?

D’elle-même, la Scouine le tendit à Mlle Léveillé. Celle-ci l’ouvrit fébrilement. Une nouvelle feuille manquait.

— Mais elle y était hier. Vous l’avez donc arrachée ?

La Scouine restait silencieuse. Voyant l’obstination de l’élève à ne pas répondre, l’institutrice à qui répugnaient les punitions, la renvoya à sa place, ajoutant :

— Mais je vous préviens que demain, vous devrez réciter sans manquer un seul mot les deux réponses en tête de la page quinze. Elles sont dans votre livre celles-là.

En s’entendant appeler le jeudi, la Scouine s’avança sans sourciller.

— Votre leçon était dans votre livre hier soir ? interrogea Mlle Léveillé.

— Non, fit laconiquement la Scouine.

Mlle Léveillé lui arracha la grammaire des mains. La page quinze manquait.

— Eh bien, vous l’apprendrez après la classe votre leçon. Vous l’apprendrez dans le livre que vous voudrez, mais vous l’apprendrez, cria la maîtresse enfin fâchée.

À cinq heures du soir, Mâço arriva à l’école et demanda à l’institutrice si elle était folle de garder ainsi sa fille quand elle en avait besoin pour l’envoyer chercher les vaches au champ. Mlle Léveillé tenta d’expliquer ce qui était arrivé, mais Mâço ne voulut rien entendre, répétant seulement qu’elle serait en retard pour traire ses vaches. Mâço amena sa fille. Comme la Scouine allait sortir, Mlle Léveillé lui indiqua une autre leçon pour le vendredi.

Le lendemain, ce fut bien autre chose. Lorsque vint le moment de réciter, trois élèves prétendirent avoir perdu leur catéchisme. Les choses se gâtaient. Mlle Léveillé crut qu’il fallait sévir. Elle envoya les trois coupables étudier à genoux. Une fois de plus, elle appela la Scouine devant elle et l’interrogea sur la grammaire.

— C’est pas dans mon livre.

— Tant pis alors. C’est fini de badiner. Tendez la main.

Et la petite demoiselle blonde saisit son martinet.

À cet ordre, la Scouine se mit à crier et à gémir comme si on l’eût martyrisée.

— Tendez la main, commanda la maîtresse.

La Scouine, une expression d’épouvante sur la figure, présenta le bout des doigts, le poignet collé contre la cuisse. Ses genoux tremblaient. Lorsqu’elle vit venir le coup, elle retira le bras et la lanière de cuir ne rencontra que le vide.

— Tendez la main, clama la maîtresse.

La Scouine se tordit, redoublant ses cris de détresse. C’était une plainte aiguë qui s’envolait par les fenêtres. Une voiture passant sur la route s’arrêta et, chez le voisin, la mère Leduc qui faisait cuire sa soupe, sortit sur son perron.

Au troisième coup, la Scouine s’élança hors de la maison, jetant des cris encore plus perçants. Elle s’enfuit en faisant entendre des lamentations terrifiantes. Elle hurlait comme si on eût cherché à l’assassiner.

La fille à Mâço courait de toutes ses forces, levant les talons jusqu’aux fesses et s’éloignant avec des cris de cochon que l’on saigne. Les femmes accouraient sur le pas de leur porte et les hommes travaillant aux champs tournaient la tête, s’arrêtaient saisis, se demandant s’il arrivait un accident quelque part.

La Scouine arriva chez elle essoufflée, hors d’haleine.

À sa mère alarmée, elle raconta que la maîtresse lui avait donné douze coups de martinet sur chaque main. Mâço partit immédiatement. Elle arriva comme une furie et, devant tous les élèves, fit une scène terrible à l’institutrice, l’accablant de mille injures. Elle lui déclara que si elle avait dorénavant le malheur de battre ses enfants, elle aurait affaire à elle.

Le soir, dans toutes les familles du rang on ne parlait que du drame qui s’était passé à l’école. Chacun s’accordait à dire que pour avoir battu une enfant et l’avoir fait pleurer de la sorte, il fallait que la maîtresse fût un vrai bourreau.

Le samedi, l’un des commissaires alla voir Mlle Léveillé et lui dit que pareille chose ne pouvait être tolérée. Il comprenait qu’il était bon d’instruire les enfants, qu’on pouvait les réprimander, les punir même, mais non les tuer de coups. Il ajouta que tous les parents révoltés demandaient sa démission.

Le dimanche, avant la messe, l’institutrice alla voir le curé et lui raconta les faits, tels qu’ils étaient arrivés. Patiemment, le prêtre l’écouta jusqu’au bout. Il parut reconnaître que la justice était de son côté, mais lorsque Mlle Léveillé lui demanda d’intervenir auprès des commissaires, il déclara que malgré son vif désir de lui être utile, il ne pouvait se mêler de cette affaire, car ce serait un abus d’autorité. La commission scolaire devait être laissée libre d’agir à sa guise.

Mlle Léveillé, la petite demoiselle blonde et mince, si gentille dans sa robe bleue, dut s’en aller après une semaine d’enseignement.

Et voilà pourquoi la Scouine n’a jamais appris la règle du pluriel dans les noms.