Édition Privée (p. 18-20).

VII.



LES bessonnes furent confirmées le printemps qui suivit leur première communion. Cent-deux jeunesses reçurent le sacrement en cette circonstance. Il leur fut administré par le nouvel évêque du diocèse, Mgr Chagnon, un enfant de la paroisse, qui, à trente-huit ans, à peine, venait de recevoir la mitre et la crosse. Toute la population tenait à lui faire honneur et le curé et les marguilliers organisèrent une grande démonstration. Un cortège de voitures aussi nombreux que possible devait aller chercher le nouveau prélat la veille, dans le rang de la Blouse, chez ses vieux parents, où il faisait une courte visite, et l’escorter jusqu’à l’église. Là, en face du temple, se dressait une arche de sapins, comme celles de la procession de la Fête-Dieu. Au haut de la voûte de verdure était suspendue une mitre dorée, avec, sur une longue banderole l’inscription : « Il l’a bien méritée ».

Deux adresses, préparées, l’une par le vicaire et l’autre par les religieuses du couvent, devaient être présentées à Monseigneur à son arrivée, au nom des garçons et des filles qu’il allait le lendemain oindre du saint chrême et qui, depuis un mois, suivaient les exercices préparatoires.

Un grand souper avait été arrangé pour le soir au presbytère. Le curé avait invité le maire, les marguilliers, M. Thomas Dubuc, maître-chantre ; M.  et Mme  Chagnon, père et mère de l’évêque, et quelques notables.

Le maire, M. Aimable Tisseur, marchand de bois et de charbon, avait cru de son devoir de prêter sa voiture pour aller chercher Monseigneur, et il avait chargé l’un de ses hommes de la conduire. Il lui avait fait revêtir l’une de ses redingotes, un peu ample il est vrai, mais encore bien, l’avait coiffé du haut de forme qu’il avait porté lorsqu’il avait été élu premier magistrat de la municipalité, et lui avait fait cadeau d’une paire de gants noirs achetés lors de l’enterrement de son beau-père. Pour être à la hauteur, le cocher d’occasion s’était acheté le meilleur cigare à cinq sous qu’il avait pu trouver chez la mère Lalonde, la marchande de tabac et de bonbons.

La température toutefois, gâta un si beau programme. Il commença à pleuvoir le matin, et jusqu’au soir, ce ne fut qu’une série d’averses accompagnées de grand vent. Comme résultat, le cortège ne se composait guère de plus de vingt voitures.

À l’entrée du village, une pauvre maison noire et basse, l’air bossue, était décorée d’images de Saint Joseph et de Sainte Anne. Sur le perron, abrité par un immense parapluie à gros manche jaune se tenait assis un bonhomme d’une soixantaine d’années. C’était le père Gagner, un malheureux qui, depuis de longues années, souffrait de rhumatisme inflammatoire et qui avait essayé en vain tous les remèdes possibles. Il s’était imaginé que l’évêque pourrait faire un miracle et le guérir. Lorsqu’il vit venir la procession d’équipages, il se leva péniblement et s’avança au bord de la route. Comme la voiture de Sa Grandeur allait passer, il se laissa tomber à genoux dans la boue, implorant :

— Monseigneur, guérissez-moi. Pour l’amour du Bon Dieu, Monseigneur, guérissez-moi.

Ce fut à peine si l’évêque put apercevoir le suppliant, car le cocher tout trempé par la pluie et pressé d’arriver, ne modéra pas l’allure de ses chevaux qui filaient au grand trot. Le père Gagner fut copieusement éclaboussé par le carrosse qui passait. Il se releva en jurant et, désabusé, plus sombre et plus désespéré que jamais, rentra dans sa demeure.

Comme le cortège arrivait sur la place de l’église, l’averse augmenta d’intensité et le vent redoubla de violence. À ce moment, une bourrasque plus forte que les autres, emporta la mitre dorée comme un vulgaire bonnet et l’enleva dans les airs. Et, lorsque le nouveau prélat passa sous l’arche de sapins construite par ses ouailles, il aperçut un bout de corde qui s’agitait follement en haut, avec au-dessus, l’inscription : « Il l’a bien méritée ».