Édition Privée (p. 27-29).


IX.



LE dimanche après la messe, les jeunes gens allaient au bureau de poste chercher les journaux, qui la « Minerve », qui le « Nouveau Monde ». Toujours pressés, ils semblaient chaque fois vouloir prendre la place d’assaut, heurtant l’huis à coups de pieds, se bousculant pour avoir leur tour les premiers. Le cou et le menton encerclés dans un haut faux-col droit dont les pointes lui entraient dans les joues vineuses, le vieux fonctionnaire passait par la porte privée et, lorsqu’il ouvrait, la foule s’engouffrait dans la pièce. Trois ou quatre noms étaient lancés en même temps au bonhomme qui, après s’être coiffé d’une calotte en alpaga mettait ses lunettes. Il se fâchait alors.

— Un seul à la fois, ou je ferme le guichet, criait-il d’un ton menaçant.

La Scouine se frayait un chemin dans cette cohue, rendant généreusement les coups de coude et d’épaule, et disputant son tour aux garçons.

Un dimanche, les premiers arrivants à la distribution reçurent avec leur gazette une enveloppe jaune. Ceux qui vinrent ensuite en retirèrent également. Presque tout le monde eut la sienne. La Scouine en emporta une.

C’était les Linche, les propriétaires du grand magasin général qui envoyaient leurs comptes annuels aux fermiers. Celui d’Urgèle Deschamps se montait à soixante-quinze piastres. L’état détaillé comportait entr’autres articles quatre paires de bottines, un moule à chandelles, un fanal, cinq gallons de mélasse et un rabot, toutes choses que Deschamps était certain de ne pas avoir achetées et surtout, de ne pas avoir obtenues à crédit. Les autres cultivateurs qui avaient reçu des lettres avaient la même surprise. Ils trouvaient sur leur facture l’énumération de quantité de marchandises qu’ils n’avaient jamais eues. La demande de paiement se terminait par l’avis que si le compte n’était pas acquitté dans une semaine, des procédures seraient prises contre le débiteur.

Deschamps déchira la feuille en jurant et ne s’en occupa pas davantage.

Huit jours plus tard, il était à battre son orge, lorsque Mâço vit tout-à-coup arriver une voiture qui s’arrêta devant la porte.

— Le bailli ! s’exclama-t-elle, en reconnaissant Étienne St-Onge qui descendait de sa barouche. C’était en effet l’huissier qui parcourait la paroisse, distribuant toute une fournée de papiers judiciaires. Les Linche tenaient leur promesse.

Le pays allait avoir des procès.

La Scouine alla en courant chercher son père qui arriva la figure et les vêtements couverts de poussière. St-Onge lui remit les documents par lesquels les Linche lui réclamaient leur dette. Deschamps ne put contenir son indignation et les traita de voleurs et de canailles. Inquiet, l’huissier se hâta de déguerpir, craignant que Deschamps ne fit passer sa colère sur lui.

Le soir, le souper au pain sur et amer, marqué d’une croix, fut d’une morne tristesse.

Deschamps dut faire plusieurs voyages au village pour consulter un avocat. Lorsque la cause fut entendue, les Linche produisirent leurs livres, établissant le bien-fondé de leur réclamation. Deschamps fut condamné à payer le compte et les frais. Presque toute sa récolte d’orge y passa.

Jugement fut aussi rendu contre une centaine d’autres habitants dans des causes identiques.

Ils durent payer. Plusieurs furent obligés d’hypothéquer leur terre. D’autres ne purent faire leurs paiements annuels.

Des années plus tard, un commis des Linche payé huit piastres par mois, s’étant vu refuser une augmentation de salaire, déclara que la plupart des comptes apparaissant dans les livres du magasin étaient simplement des fraudes. Pendant six ans, ses patrons l’avaient tenu posté à une fenêtre de l’établissement. Comme il connaissait tous les gens de la paroisse, lorsqu’un fermier passait, vite il le signalait, et un secrétaire enregistrait son nom et l’inscrivait comme ayant acheté ce jour-là toute une série d’articles.

L’employé fut congédié, mais comme il avait proféré ses accusations devant plusieurs témoins, il fut arrêté et traduit devant la justice.

Le commis indiscret fit trois mois de prison pour avoir, dit le juge, diffamé ses patrons.

Quant à la rue, elle porte depuis, le nom de Rue des Espions, et personne n’y passe.