La Science nouvelle (Vico)/Livre 5/Chapitre 2

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 619-626).


CHAPITRE II


COMMENT LES NATIONS PARCOURENT DE NOUVEAU LA CARRIÈRE QU’ELLES ONT FOURNIE, CONFORMÉMENT A LA NATURE ÉTERNELLE DES FIEFS. QUE L’ANCIEN DROIT POLITIQUE DES ROMAINS SE RENOUVELA DANS LE DROIT FÉODAL. (RETOUR DE L’AGE HÉROÏQUE.)


A l’âge divin ou théocratique dont nous venons de parler, succéda l’âge héroïque avec la même distinction de natures qui avait caractérisé dans l’antiquité les héros et les hommes. C’est ce qui explique pourquoi les vassaux roturiers s’appellent homines dans la langue du droit féodal. B’homines vinrent hominium et homagium. Le premier est pour hominis dominium, le domaine du seigneur sur la personne du vassal ; homagium est pour hominis agium, le droit qu’a le seigneur de mener le vassal où il veut. Les feudistes traduisent élégamment le mot barbare homagium par obsequium qui, dans le principe, dut avoir le même sens en latin. Chez les anciens Romains, l’obsequium était inséparable de ce qu’ils appelaient opera militaris, et de ce que nos feudistes appellent militare servitium ; longtemps les plébéiens romains servirent à leurs dépens les nobles à la guerre. Cet obsequium, avec les charges qui en étaient la suite, fut vers la fin la condition des affranchis, liberti, qui restaient à l’égard de leur patron dans une sorte de dépendance ; mais il avait commencé avec Rome même, puisque l’institution fondamentale de cette cité fut le patronage, c’est-à-dire la protection des malheureux qui s’étaient réfugiés dans l’asile de Romulus, et qui cultivaient, comme journaliers, les terres des patriciens. Nous avons déjà remarqué que dans l’histoire ancienne, le mot clientela ne peut mieux se traduire que par celui de fief. L’origine du mot opera nous prouve la vérité de ces principes. Opera dans sa signification primitive est le travail d’un paysan pendant un jour. Les Latins appellent operarius ce que nous entendons par journalier. — On disait chez les Latins greges operarum, comme greges servorum, parce que de tels ouvriers, ainsi que les esclaves des temps plus récents, étaient regardés comme les bêtes de somme que l’on disait pasci gregatim. Par analogie on appelait les héros pasteurs ; Homère ne manque jamais de leur donner l’épithète de pasteurs des peuples. Nomos, signifie loi et pâturage.

L’obsequium des affranchis ayant peu à peu disparu, et la puissance des patrons ou seigneurs s’étant en quelque sorte dispersée dans les guerres civiles, où les puissants deviennent dépendants des peuples, cette puissance se réunit sans peine dans la personne des monarques, et il ne resta plus que l’obsequium principis, dans lequel, selon Tacite, consiste tout le devoir des sujets d’une monarchie. Par opposition à leurs vassaux ou homines, les seigneurs des fiefs furent appelés barons dans le sens où les Grecs prenaient héros et les anciens Latins viri ; les Espagnols disent encore baron pour signifier le vir des Latins. Cette dénomination d’hommes leur fut donnée sans doute par opposition à la faiblesse des vassaux, faiblesse dont l’idée était dans les temps héroïques jointe à celle du sexe féminin. Les barons furent appelés seigneurs, du latin seniores. Les anciens parlements du moyen âge durent se composer des seigneurs, précisément comme le sénat de Rome avait été composé par Romulus des nobles les plus âgés. De ces patres, on dut appeler patroni ceux qui affranchissaient des esclaves, de même que chez nous patron signifie protecteur dans le sens le plus élégant et le plus conforme à l’étymologie. À cette expression répond celle de clientes dans le sens de vassaux roturiers, tels que purent être les clients, lorsque Servius Tullius, par l’institution du cens, leur permit de tenir des terres en fiefs.

Les fiefs roturiers du moyen âge, d’abord personnels, représentèrent les clientèles de l’antiquité. Au temps où brillait de tout son éclat la liberté populaire de Rome, les plébéiens vêtus de toges allaient tous les matins faire leur cour aux grands. Ils les saluaient du titre des anciens héros, ave rex, les menaient au forum, et les ramenaient le soir à la maison. Les grands, conformément à l’ancien titre héroïque de pasteurs des peuples, leur donnaient à souper. Ceux qui étaient soumis à cette sorte de vasselage personnel furent sans doute chez les anciens Romains les premiers vades, nom qui resta à ceux qui étaient obligés de suivre leurs actores devant les tribunaux ; cette obligation s’appelait vadimonium. En appliquant nos principes aux étymologies latines, nous trouvons que ce mot dut venir du nominatif vas ; chez les Grecs bas et chez les barbares was, d’où wassus et enfin vassalus,

A la suite des fiefs roturiers personnels, vinrent les réels. Nous les avons vus commencer chez les Romains avec l’institution du cens. Les plébéiens qui reçurent alors le domaine bonitaire des champs que les nobles leur avaient assignés, et qui furent dès lors sujets à des charges non seulement personnelles, mais réelles, durent être désignés les premiers par le nom de mancipes, lequel resta ensuite à ceux qui sont obligés sur biens immeubles envers le trésor public. Ces plébéiens qui furent ainsi liés, nexi, jusqu’à la loi Petilia, répondent précisément aux vassaux que l’on nommait hommes liges, ligati. L’homme lige est, selon la définition des feudistes, celui qui doit reconnaître pour amis et pour ennemis tous les amis et ennemis de son seigneur. Cette forme de serment est analogue à celle que les anciens vassaux germains prêtaient à leur chef, au rapport de Tacite ; ils juraient de se dévouer à sa gloire. Les rois vaincus auxquels le peuple romain regna dono dabat (ce qui équivaut à beneficio dabat), pouvaient être considérés comme ses hommes liges ; s’ils devenaient ses alliés, c’était de cette sorte d’alliance que les Latins appelaient fœdus inæquale. Ils étaient amis du peuple romain dans le sens où les empereurs donnaient le nom d’amis aux nobles qui composaient leur cour. Cette alliance inégale n’était autre chose que l’investiture d’un fief souverain. Cette investiture était donnée avec la formule que nous a laissée Tite-Live, savoir, que le roi allié servaret majestatem populi Romani ; précisément de la même manière que le jurisconsulte Paulus dit que le préteur rend la justice servata majestate populi Romani. Ainsi ces alliés étaient seigneurs de fiefs souverains soumis à une plus haute souveraineté.

On vit reparaître les clientèles des Romains sous le nom de recommandation personnelle. — Les cens seigneuriaux n’étaient pas sans analogie avec le cens institué par Servius Tullius, puisqu’en vertu de cette dernière institution les plébéiens furent longtemps assujettis à servir les nobles dans la guerre à leurs propres dépens, comme dans les temps modernes les vassaux appelés angarii et perangarii. — Les précaires du moyen âge étaient encore renouvelés de l’antiquité. C’était dans l’origine des terres accordées par les seigneurs aux prières des pauvres qui vivaient du produit de la culture.

Nous avons dit que ceux qui par l’institution du cens obtinrent le domaine bonitaire des champs qu’ils cultivaient, furent les premiers mancipes des Romains. La mancipation revint au moyen âge ; le vassal mettait ses mains entre celles du seigneur pour lui jurer foi et obéissance. Dans l’acte de la mancipation les stipulations se représentèrent sous la forme des infestucations ou investitures, ce qui était la même chose. Avec les stipulations revint ce qui dans l’ancienne jurisprudence romaine avait été appelé proprement cavissæ, par contraction caussæ ; au moyen âge, on tira de la même étymologie le mot cautelæ. Avec ces cautelæ reparurent dans l’acte de la mancipation les pactes que les jurisconsultes romains appelaient stipula, de stipula, la paille qui revêt le grain ; c’est dans le même sens que les docteurs du moyen âge dirent d’après les investitures ou infestucations, pacta vestita, et pacta nuda. — On retrouve encore au moyen âge les deux sortes de domaines, direct et utile, qui répondent aux domaines quiritaire et bonitaire des anciens Romains. On y retrouve aussi les biens ex jure optimo ; que les feudistes définissent de la manière suivante : biens allodiaux, libres de toute charge publique et privée. Cicéron remarque que de son temps il restait à Rome bien peu de choses qui fussent ex jure optimo ; et dans les lois romaines du dernier âge il ne reste plus de connaissance des biens de ce genre. De même il est impossible maintenant de trouver de pareils alleux. Les biens ex jure optimo des Romains, les alleux du moyen âge, ont fini également par être des biens immeubles libres de toute charge privée, mais sujets aux charges publiques.

Dans les premiers parlements, dans les cours armées, composées de barons, de pairs, on revoit les assemblées héroïques, où les quirites de Rome paraissaient en armes. L’histoire de France nous raconte que dans l’origine les rois étaient les chefs du parlement, et qu’ils commettaient des pairs au jugement des causes. Nous voyons de même chez les Romains qu’au premier jugement où, selon Cicéron, il s’agit de la vie d’un citoyen, le roi Tullus Hostilius nomma des commissaires ou duumvirs pour juger Horace. Ils devaient employer contre le fratricide la formule que cite Tite-Live, in Horatium perduellionem dicerent. C’est que dans la sévérité des temps héroïques où la cité se composait des seuls héros, tout meurtre de citoyen était un acte d’hostilité contre la patrie, perduellio. Tout meurtre était appelé parricidium, meurtre d’un père, c’est-à-dire d’un noble. Mais lorsque les plébéiens, les hommes dans la langue féodale, commencèrent à faire partie de la cité, le meurtre de tout homme fut appelé homicide.

Lorsque les universités d’Italie commencèrent à enseigner les lois romaines d’après les livres de Justinien, qui les présentent d’une manière conforme au droit naturel des peuples civilisés, les esprits déjà plus ouverts s’attachèrent aux règles de l’équité naturelle dans l’étude de la jurisprudence. Cette équité égale les nobles et les plébéiens dans la société, comme ils sont égaux dans la nature. Depuis que Tibérius Coruncanius eut commencé à Rome d’enseigner publiquement la science des lois, la jurisprudence jusqu’alors secrète échappa aux nobles, et leur puissance s’en trouva peu à peu affaiblie. La même chose arriva aux nobles des nouveaux royaumes de l’Europe dont les gouvernements avaient été d’abord aristocratiques, et qui devinrent successivement populaires et monarchiques[1]-[2].

Après les remarques diverses que nous avons faites dans ce chapitre sur tant d’expressions élégantes de l’ancienne jurisprudence romaine, au moyen desquelles les feudistes corrigent la barbarie de la langue féodale, Oldendorp et tous les autres écrivains de son opinion doivent voir si le droit féodal est sorti, comme ils le disent, des étincelles de l’incendie dans lequel les barbares détruisirent le droit romain. Le droit romain au contraire est né de la féodalité ; je parle de cette féodalité primitive que nous avons observée particulièrement dans la barbarie antique du Latium, et qui a été la base commune de toutes les sociétés humaines.

  1. Ces deux dernières formes, convenant également aux gouvernements des âges civilisés, peuvent sans peine se changer l’une pour l’autre. Mais revenir à l’aristocratie, c’est ce qui est inconciliable avec la nature sociale de l’homme. Le vertueux Dion de Syracuse, l’ami du divin Platon, avait délivré sa patrie de la tyrannie d’un monstre ; il n’en fut pas moins assassiné pour avoir essayé de rétablir l’aristocratie. Les pythagoriciens, qui composaient toute l’aristocratie de la Grande Grèce, tentèrent d’opérer la même révolution et furent massacrés ou brûlés vifs. En effet, dès qu’une fois les plébéiens ont reconnu qu’ils sont égaux en nature aux nobles, ils ne se résignent point à leur être inférieurs sous le rapport des droits politiques, et ils obtiennent cette égalité dans l’état populaire ou sous la monarchie. Aussi voyons-nous le peu de gouvernements aristocratiques qui subsistent encore s’attacher, avec un soin inquiet et une sage prévoyance, à contenir la multitude et à prévenir de dangereux mécontentements. (Vico.)
  2. Bodin avoue que le royaume de France eut, non pas un gouvernement, comme nous le prétendons, mais au moins une constitution aristocratique sous les races mérovingienne et carlovingienne. Nous demanderons alors à Bodin comment ce royaume s’est trouvé soumis, comme il l’est, à une monarchie pure. Sera-ce en vertu d’une loi royale par laquelle les paladins français se sont dépouillés de leur puissance en faveur des Capétiens, de même que le peuple romain abdiqua la sienne en faveur d’Auguste, si nous en croyons la fable de la loi royale débitée par Tribonien ? Ou bien dira-t-il que la France a été conquise par quelqu’un des Capétiens ?… Il faut plutôt que Bodin, et avec lui tous les politiques, tous les jurisconsultes, reconnaissent cette loi royale, fondée en nature sur un principe éternel ; c’est que la puissance libre d’un état, par cela même qu’elle est libre, doit en quelque sorte se réaliser. Ainsi, toute la force que perdent les nobles, le peuple la gagne, jusqu’à ce qu’il devienne libre ; toute celle que perd le peuple libre tourne au profit des rois, qui finissent par acquérir un pouvoir monarchique. Le droit naturel des mpralistes est celui de la raison ; le droit naturel des gens est celui de l' utilité et de la force. Ce droit, comme disent les jurisconsultes, a été suivi par les nations, usu exigente humanisque necessitatibus expostulantibus. (Vico.)