La Science nouvelle (Vico)/Livre 5/Chapitre 1
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 615-618).
D’après les rapports innombrables que nous avons indiqués dans cet ouvrage entre les temps barbares de l’antiquité et ceux du moyen âge, on a pu sans peine en remarquer la merveilleuse correspondance, et saisir les lois qui régissent les sociétés lorsque, sortant de leurs ruines elles recommencent une vie nouvelle. Néanmoins nous consacrerons à ce sujet un livre particulier, afin d’éclairer les temps de la barbarie moderne, qui étaient restés plus obscurs que ceux de la barbarie antique, appelés eux-mêmes obscurs par le docte Varron dans sa division des temps. Nous montrerons en même temps comment le Tout-Puissant a fait servir les conseils de sa Providence, qui dirigeaient la marche des sociétés, aux décrets ineffables de sa grâce.
Lorsqu’il eut, par des voies surnaturelles, éclairé et affermi la vérité du christianisme contre la puissance romaine par la vertu des martyrs, contre la vaine sagesse des Grecs par la doctrine des Pères et par les miracles des Saints, alors s’élevèrent des nations armées, au nord les barbares ariens, au midi les Sarrasins mahométans, qui attaquaient de toutes parts la divinité de Jésus-Christ. Afin d’établir cette vérité d’une manière inébranlable selon le cours naturel des choses humaines, Dieu permit qu’un nouvel ordre de choses naquît parmi les nations.
Dans ce conseil éternel, il ramena les mœurs du premier âge, qui méritèrent mieux alors le nom de divines. Partout les rois catholiques, protecteurs de la religion, revêtaient les habits de diacre et consacraient à Dieu leurs personnes royales. Ils avaient des dignités ecclésiastiques : Hugues-Capet s’intitulait comte et abbé de Paris, et les annales de Bourgogne remarquent en général que dans les actes anciens les princes de France prenaient souvent les titres de ducs et abbés, de comtes et abbés. — Les premiers rois chrétiens fondèrent des ordres religieux et militaires pour combattre les infidèles. — Alors revinrent avec plus de vérité les pura et pia bella des peuples héroïques. Les rois mirent la croix sur leurs bannières, et maintenant ils placent encore sur leurs couronnes un globe surmonté d’une croix. — Chez les anciens, le héraut qui déclarait la guerre, invitait les dieux à quitter la cité ennemie (evocabat deos). De même au moyen âge, on cherchait toujours à enlever les reliques des cités assiégées. Aussi les peuples mettaient-ils leurs soins à les cacher, à les enfouir sous terre ; on voit dans toutes les églises que le lieu où on les conserve est le plus reculé, le plus secret.
À partir du commencement du cinquième siècle, où les barbares inondèrent le monde romain, les vainqueurs ne s’entendent plus avec les vaincus. Dans cet âge de fer, on ne trouve d’écriture en langue vulgaire ni chez les Italiens, ni chez les Français, ni chez les Espagnols. Quant aux Allemands, ils ne commencent à écrire d’actes dans leur langue qu’au temps de Frédéric de Souabe et, selon quelques-uns, seulement sous Rodolphe de Habsbourg. Chez toutes ces nations on ne trouve rien d’écrit qu’en latin barbare, langue qu’entendaient seuls un bien petit nombre de nobles qui étaient ecclésiastiques. Faute de caractères vulgaires, les hiéroglyphes des anciens reparurent dans les emblèmes, dans les armoiries. Ces signes servaient à assurer les propriétés, et le plus souvent indiquaient les droits seigneuriaux sur les maisons et sur les tombeaux, sur les troupeaux et sur les terres.
Certaines espèces de jugements divins reparurent sous le nom de purgations canoniques ; les duels furent une espèce de ces jugements, quoique non autorisés par les canons. On revit aussi les brigandages héroïques. Les anciens héros avaient tenu à honneur d’être appelés brigands ; le nom de corsale fut un titre de seigneurie. Les représailles de l’antiquité, la dureté des servitudes héroïques se renouvelèrent, et elles durent encore entre les infidèles et les chrétiens. La victoire passant pour le jugement du Ciel, les vainqueurs croyaient que les vaincus n’avaient point de Dieu, et les traitaient comme de vils animaux.
Un rapport plus merveilleux encore entre l’antiquité et le moyen âge, c’est que l’on vit se rouvrir les asiles, qui, selon Tite-Live, avaient été l’origine de toutes les premières cités. Partout avaient recommencé les violences, les rapines, les meurtres, et comme la religion est le seul moyen de contenir des hommes affranchis du joug des lois humaines (axiome 31), les hommes moins barbares qui craignaient l’oppression se réfugiaient chez les évêques, chez les abbés, et se mettaient sous leur protection, eux, leur famille et leurs biens ; c’est le besoin de cette protection qui motive la plupart des constitutions de fiefs. Aussi dans l’Allemagne, pays qui fut au moyen âge le plus barbare de toute l’Europe, il est resté, pour ainsi dire, plus de souverains ecclésiastiques que de séculiers. — De là le nombre prodigieux de cités et de forteresses qui portent des noms de saints. — Dans des lieux difficiles ou écartés, l’on ouvrait de petites chapelles où se célébrait la messe, et s’accomplissaient les autres devoirs de la religion. On peut dire que ces chapelles furent les asiles naturels des chrétiens ; les fidèles élevaient autour leurs habitations. Les monuments les plus anciens qui nous restent du moyen âge, sont les chapelles situées ainsi et le plus souvent ruinées. Nous en avons chez nous un illustre exemple dans l’abbaye de Saint-Laurent d’Averse, à laquelle fut incorporée l’abbaye de Saint-Laurent de Capoue. Dans la Campanie, le Samnium, l’Apulie et dans l’ancienne Calabre, du Vulturne au golfe de Tarente, elle gouverna cent dix églises, soit immédiatement, soit par des abbés ou moines qui en étaient dépendants, et dans presque tous ces lieux les abbés de Saint-Laurent étaient en même temps les barons.