La Science nouvelle (Vico)/Livre 4/Chapitre 7

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 601-612).


CHAPITRE VII


DERNIÈRES PREUVES À L APPUI DE NOS PRINCIPES SUR LA MARCHE DES SOCIÉTÉS.
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§ 1er.


1. Dans l’état de famille les peines furent atroces. C’est l’âge des Cyclopes et du Polyphème d’Homère. C’est alors qu’Apollon écorche tout vivant le satyre Marsyas. — La même barbarie continua dans les républiques aristocratiques ou héroïques. Au moyen âge on disait peine ordinaire pour peine de mort. Les lois de Sparte sont accusées de cruauté par Platon et par Aristote. À Rome, le vainqueur des Curiaces fut condamné à être battu de verges et attaché à l’arbre de malheur (arbori infelici). Métius Suffetius, roi d’Albe, fut écartelé, Romulus lui-même mis en pièces par les sénateurs. La loi des Douze Tables condamne à être brûlé vif celui qui met le feu à la moisson de son voisin ; elle ordonne que le faux témoin soit précipité de la roche Tarpéienne ; enfin que le débiteur insolvable soit mis en quartiers. — Les peines s’adoucissent sous la démocratie. La faiblesse même de la multitude la rend plus portée à la compassion. Enfin dans les monarchies les princes s’honorent du titre de cléments.

2. Dans les guerres barbares des temps héroïques les cités vaincues étaient ruinées, et leurs habitants, réduits à un état de servage, étaient dispersés par troupeaux dans les campagnes pour les cultiver au profit du peuple vainqueur. Les démocraties plus généreuses n’ôtèrent aux vaincus que les droits politiques, et leur laissèrent le libre usage du droit naturel (jus naturale gentium humanarum, Ulpien). Ainsi les conquêtes s’étendant, tous les droits qui furent désignés plus tard comme rationes propriæ civium romanorum, devinrent le privilège des citoyens romains (tels que le mariage, la puissance paternelle, le domaine quiritaire, l’émancipation, etc.). Les nations vaincues avaient aussi possédé ces droits au temps de leur indépendance. — Enfin vient la monarchie, et Antonin veut faire une seule Rome de tout le monde romain. Tel est le vœu des plus grands monarques[1]. Le droit naturel des nations, appliqué et autorisé dans les provinces par les préteurs romains, finit, avec le temps, par gouverner Rome elle-même. Ainsi fut aboli le droit héroïque que les Romains avaient eu sur les provinces ; les monarques veulent que tous les sujets soient égaux sous leurs lois. La jurisprudence romaine, qui dans les temps héroïques n’avait eu pour base que la loi des Douze Tables, commença dès le temps de Cicéron[2] à suivre dans la pratique l’édit du préteur. Enfin, depuis Adrien, elle se régla sur l’édit perpétuel, composé presque entièrement des édits provinciaux par Salvius Julianus.

3. Les territoires bornés dans lesquels se resserrent les aristocraties pour la facilité du gouvernement, sont étendus par l’esprit conquérant de la démocratie ; puis viennent les monarchies, qui sont plus belles et plus magnifiques à proportion de leur grandeur.

4. Du gouvernement soupçonneux de l’aristocratie les peuples passent aux orages de la démocratie, pour trouver le repos sous la monarchie.

5. Ils partent de l’unité de la monarchie domestique, pour traverser les gouvernements du plus petit nombre, du plus grand nombre, et de tous, et retrouver l’unité dans la monarchie civile.


§ II


Corollaire. Que l’ancien droit romain à son premier âge fut un poème sérieux, et l’ancienne jurisprudence une poésie sévère, dans laquelle on trouve la première ébauche de la métaphysique légale. — Comment chez les Grecs la philosophie sortit de la législation.


Il y a bien d’autres effets importants, surtout dans la jurisprudence romaine, dont on ne peut trouver la cause que dans nos principes, et surtout dans le 9e axiome [lorsque les hommes ne peuvent atteindre le vrai, ils s’en tiennent au certain].

Ainsi les mancipations (capere manu) se firent d’abord vera manu, c’est-à-dire, avec une force réelle. La force est un mot abstrait, la main est chose sensible, et chez toutes les nations elle a signifié la puissance[3]. Cette mancipation réelle n’est autre que l’occupation, source naturelle de tous les domaines. Les Romains continuèrent d’employer ce mot pour l’occupation d’une chose par la guerre ; les esclaves furent appelées mancipia, le butin et les conquêtes furent pour les Romains res mancipi, tandis qu’elles devenaient pour les vaincus res nec mancipi. Qu’on voie donc combien il est raisonnable de croire que la mancipation prit naissance dans les murs de la seule ville de Rome, comme un mode d’acquérir le domaine civil usité dans les affaires privées des citoyens.

Il en fut de même de la véritable usucapion, autre manière d’acquérir le domaine, mot qui répond à capio cum vero usu, en prenant usus pour possession. D’abord on prit possession en couvrant de son corps la chose possédée ; possessio fut dit pour porro sessio. — Dans les républiques héroïques qui selon Aristote n’avaient point de lois pour redresser les torts particuliers, nous avons vu que les revendications s’exerçaient par une force, par une violence véritable. Ce furent là les premiers duels, ou guerres privées. Les actions personnelles (condictiones) durent être les représailles privées, qui au moyen âge durèrent jusqu’au temps de Barthole.

Les mœurs devenant moins farouches avec le temps, les violences particulières commençant à être réprimées par les lois judiciaires, enfin la réunion des forces particulières ayant formé la force publique, les premiers peuples, par un effet de l’instinct poétique que leur avait donné la nature, durent imiter cette force réelle par laquelle ils avaient auparavant défendu leurs droits. Au moyen d’une fiction de ce genre, la mancipation naturelle devint la tradition civile solennelle, qui se représentait en simulant un nœud. Ils employèrent cette fiction dans les acta legitima qui consacraient tous leurs rapports légaux, et qui devaient être les cérémonies solennelles des peuples avant l’usage des langues vulgaires. Puis lorsqu’il y eut un langage articulé, les contractants s’assurèrent de la volonté l’un de l’autre en joignant au nœud des paroles solennelles qui exprimassent d’une manière certaine et précise les stipulations du contrat.

Par suite, les conditions (leges) auxquelles se rendaient les villes, étaient exprimées par des formules analogues, qui se sont appelés paces (de pacio), mot qui répond à celui de pactum. Il en est resté un vestige remarquable dans la formule du traité par lequel se rendit Collatie. Tel que Tite-Live le rapporte, c’est une véritable stipulation (contratto recettizio) fait avec les interrogations et les réponses solennelles ; aussi ceux qui se rendaient étaient appelés, dans toute la propriété du mot, recepti. Et ego recipio, dit le héraut romain aux députés de Collatie. Tant il est peu exact de dire que dans les temps héroïques la stipulation fut particulière aux citoyens romains ! On jugera aussi si l’on a eu raison de croire jusqu’ici que Tarquin l’Ancien prétendit donner aux nations dans la formule dont nous venons de parler, un modèle pour les cas semblables. — Ainsi le droit des gens héroïque du Latium resta gravé dans ce titre de la loi des Douze Tables : Si quis nexum faciet mancipiumque uti lingua nuncupassit ita jus esto. C’est la grande source de tout l’ancien droit romain, et ceux qui ont rapproché les lois athéniennes de celles des Douze Tables, conviennent que ce titre n’a pu être importé d’Athènes à Rome.

L’usucapion fut d’abord une prise de possession au moyen du corps, et fut censée continuer par la seule intention. En même temps on porta la même fiction de l’emploi de la force dans les revendications, et les représailles héroïques se transformèrent en actions personnelles ; on conserva l’usage de les dénoncer solennellement aux débiteurs. Il était impossible que l’enfance de l’humanité suivit une marche différente ; on a remarqué dans un axiome que les enfants ont au plus haut degré la faculté d’imiter le vrai dans les choses qui ne sont point au-dessus de leur portée ; c’est en quoi consiste la poésie, laquelle n’est qu’imitation.

Par un effet du même esprit, toutes les personnes qui paraissaient au forum étaient distinguées par des masques ou emblèmes particuliers (personæ). Ces emblèmes propres aux familles étaient, si je puis le dire, des noms réels, antérieurs à l’usage des langues vulgaires. Le signe distinctif du père de famille désignait collectivement tous ses enfants, tous ses esclaves. Aux exemples déjà cités joignons les prodigieux exploits des paladins français, et surtout de Roland, qui sont ceux d’une armée plutôt que ceux d’un individu ; ces paladins étaient des souverains, comme le sont encore les palatins d’Allemagne. Ceci dérive des principes de notre poétique. Les fondateurs du droit romain, ne pouvant s’élever encore par l’abstraction aux idées générales, créèrent pour y suppléer des caractères poétiques, par lesquels ils désignaient les genres. De même que les poètes, guidés par leur art, portèrent les personnages et les masques sur le théâtre, les fondateurs du droit, conduits par la nature, avaient dans des temps plus anciens porté sur le forum les personnes (personas) et les emblèmes[4]. — Incapables de se créer par l’intelligence des formes abstraites, ils en imaginèrent de corporelles, et les supposèrent animées d’après leur propre nature. Ils réalisèrent dans leur imagination l’hérédité, hereditas, comme souveraine des héritages, et ils la placèrent tout entière dans chacun des effets dont ils se composaient ; ainsi quand ils présentaient aux juges une motte de terre dans l’acte de la revendication, ils disaient hunc fundum, etc. Ainsi ils sentirent imparfaitement, s’ils ne purent le comprendre, que les droits sont indivisibles. Les hommes étant alors naturellement poètes, la première jurisprudence fut toute poétique ; par une suite de fictions, elle supposait que ce qui n’était pas fait l’était déjà, que ce qui était né était à naître, que le mort était vivant, et vice versa. Elle introduisait une foule de déguisements, de voiles qui ne couvraient rien, jura imaginaria ; de droits traduits en fable par l’imagination. Son mérite consistait à trouver des fables assez heureusement imaginées pour sauver la gravité de la loi, et appliquer le droit au fait. Toutes les fictions de l’ancienne jurisprudence furent donc des vérités sous le masque, et les formules dans lesquelles s’exprimaient les lois furent appelées carmina, à cause de la mesure précise de leurs paroles auxquelles on ne pouvait ni ajouter ni retrancher[5]. Ainsi tout l’ancien droit romain fut un poème sérieux que les Romains représentaient sur le forum, et l’ancienne jurisprudence fut une poésie sévère. Dans l’introduction des Institutes, Justinien parle des fables du droit antique, antiqui juris fubulas ; son but est de les tourner en ridicule, mais il doit avoir emprunté ce mot à quelque ancien jurisconsulte qui aura compris ce que nous exposons ici. C’est à ces fables antiques que la jurisprudence romaine rapporte ses premiers principes. De ces personæ, de ces masques qu’employaient les fables dramatiques si vraies et si sévères du droit, dérivent les premières origines de la doctrine du droit personnel.

Lorsque vinrent les âges de civilisation avec les gouvernements populaires, l’intelligence s’éveilla dans ces grandes assemblées[6]. Les droits abstraits et généraux furent dits consistere in intellectu juris. L’intelligence consiste ici à comprendre l’intention que le législateur a exprimée dans la loi, intention que désigne le mot jus. En effet, cette intention fut celle des concitoyens qui s’accordaient dans la conception d’un intérêt raisonnable qui leur fût commun à tous. Ils durent comprendre que cet intérêt était spirituel de sa nature, puisque tous les droits qui ne s’exercent point sur des choses corporelles, nuda jura, furent dits par eux in intellectu juris consistere. Puis donc que les droits sont des modes de la substance spirituelle, ils sont indivisibles, et par conséquent éternels ; car la corruption n’est autre chose que la division des parties. Les interprètes du droit romain ont fait consister toute la gloire métaphysique légale dans l’examen de l’indivisibilité des droits en traitant la fameuse matière de dividuis et individuis. Mais ils n’ont point considéré l’autre caractère des droits, non moins important que le premier, leur éternité. Il aurait dû pourtant les frapper dans ces deux règles qu’ils établissent : 1o cessante fine legis, cessat lex ; ils ne disent point cessante ratione ; en effet le but, la fin de la loi, c’est l’intérêt des causes traité avec égalité ; cette fin peut changer, mais la raison de la loi étant une conformité de la loi au fait entouré de telles circonstances, toutes les fois que les mêmes circonstances se représentent, la raison de la loi les domine, vivante, impérissable ; 2o tempus non est modus constituendi vel dissolvendi juris ; en effet le temps ne peut commencer ni finir ce qui est éternel. Dans les usucapions, dans les prescriptions, le temps ne finit point des droits, pas plus qu’il ne les a produits : il prouve seulement que celui qui les avait, a voulu s’en dépouiller. Quoiqu’on dise que l’usufruit prend fin, il ne faut pas croire que le droit finisse pour cela, il ne fait que se dégager d’une servitude pour retourner à sa liberté première. — De là nous tirerons deux corollaires de la plus haute importance. Premièrement les droits étant éternels dans l’intelligence, autrement dit dans leur idéal, et les hommes existant dans le temps, les droits ne peuvent venir aux hommes que de Dieu. En second lieu, tous les droits qui ont été, qui sont ou seront, dans leur nombre, dans leur variété infinis, sont des modifications diverses de la puissance du premier homme et du domaine, du droit de propriété, qu’il eut sur toute la terre.

Sous les gouvernements aristocratiques, la cause (c’est-à-dire la forme extérieure) des obligations consistait dans une formule où l’on cherchait une garantie dans la précision des paroles et la propriété des termes[7]. Mais dans les temps civilisés où se formèrent les démocraties et ensuite les monarchies, la cause du contrat fut prise pour la volonté des parties et pour le contrat même. Aujourd’hui c’est la volonté qui rend le pacte obligatoire, et par cela seul qu’on a voulu contracter, la convention produit une action. Dans les cas où il s’agit de transférer la propriété, c’est cette même volonté qui valide la tradition naturelle et opère l’aliénation ; ce ne fut que dans les contrats verbaux, comme la stipulation, que la garantie du contrat conserva le nom de cause pris dans son ancienne acception. Ceci jette un nouveau jour sur les principes des obligations qui naissent des pactes et contrats, tels que nous les avons établis plus haut.


Concluons : l’homme n’étant proprement qu’intelligence, corps et langage, et le langage étant comme l’intermédiaire des deux substances qui constituent sa nature, le certain en matière de justice fut déterminé par des actes de corps dans les temps qui précédèrent l’invention du langage articulé. Après cette invention, il le fut par des formules verbales. Enfin la raison humaine ayant pris tout son développement, le certain alla se confondre avec le vrai des idées relatives à la justice, lesquelles furent déterminées par la raison d’après les circonstances les plus particulières des faits ; formule éternelle qui n’est sujette à aucune forme particulière, mais qui éclaire toutes les formes diverses des faits, comme la lumière, qui n’a point de figure, nous montre celle des corps opaques dans les moindres parties de leur superficie. C’est elle que le docte Varron appelait la FORMULE DE LA NATURE.

  1. Alexandre-le-Grand disait que le monde n’était pour lui qu’une cité, dont la citadelle était sa phalange. (Vico.)
  2. De legibus.
  3. De là les kheirothesiai et les kheirotoniai des Grecs : le premier mot désigne l’imposition des mains sur la tête du magistrat qu’on allait élire ; le second, les acclamations des électeurs qui élevaient les mains. (Vico.)
  4. La quantité prouve que persona ne vient point, comme on le prétend, de personare. (Vico.)
  5. Tite-Live dit, en parlant de la sentence prononcée contre Horace : Lex horrendi carminis erat. — Dans l’Asinaria de Plaute, Diabolus dit que le parasite est un grand poète, parce qu’il sait mieux que tout autre trouver ces subtilités verbales qui caractérisaient les formules, ou carmina. (Vico.)
  6. S’il est certain qu’il y eut des lois avant qu’il existât des philosophes, on doit en inférer que le spectacle des citoyens d’Athènes, s’unissant par l’acte de la législation dans l’idée d’un intérêt égal qui fût commun à tous, aida Socrate à former les genres intelligibles, ou les universaux abstraits, au moyen de l’induction, opération de l’esprit qui recueille les particularités uniformes capables de composer un genre sous le rapport de leur uniformité. Ensuite Platon remarqua que, dans ces assemblées, les esprits des individus, passionnés chacun pour son intérêt, se réunissaient dans l’idée non passionnée de l’utilité commune. On l’a dit souvent, les hommes, pris séparément, sont conduits par l’intérêt personnel ; pris en masse, ils veulent la justice. C’est ainsi qu’il en vint à méditer les idées intelligibles et parfaites des esprits (idées distinctes de ces esprits, et qui ne peuvent se trouver qu’en Dieu même), et s’éleva jusqu’à la conception du héros de la Philosophie, qui commande avec plaisir aux passions. Ainsi fut préparée la définition vraiment divine qu’Aristote nous a laissée de la loi : Volonté libre de passion ; ce qui est le caractère de la volonté héroïque. Aristote comprit la justice, reine des vertus, qui habite dans le cœur du héros, parce qu’il avait vu la justice légale, qui habite dans l’âme du législateur et de l’homme d’État, commander à la prudence dans le sénat, au courage dans les armées, à la tempérance dans les fêtes, à la justice particulière, tantôt commutative, comme au forum, tantôt distributive, comme au trésor public, ærarium (où les impôts, répartis équitablement, donnent des droits proportionnels aux honneurs). D’où il résulte que c’est de la place d’Athènes que sortirent les principes de la métaphysique, de la logique et de la morale. La liberté fit la législation, et de la législation sortit la philosophie.
      Tout ceci est une nouvelle réfutation du mot de Polybe que nous avons déjà cité (Si les hommes étaient philosophes, il n’y aurait plus besoin de religion). Sans religion point de société, sans société point de philosophes. Si la Providence n’eût ainsi conduit les choses humaines, on n’aurait pas eu la moindre idée ni de science ni de vertu. (Vico.)
  7. A cavendo, cavissæ ; puis, par contraction, caussæ. (Vico.)