La Science nouvelle (Vico)/Livre 4/Chapitre 6

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 593-600).


CHAPITRE VI


AUTRES PREUVES TIRÉES DE LA MANIÈRE DONT CHAQUE FORME DE LA SOCIÉTÉ SE COMBINE AVEC LA PRÉCÉDENTE. — RÉFUTATION DE BODIN.


§ Ier.


Nous avons montré dans ce livre jusqu’à l’évidence que dans toute leur vie politique les nations passent par trois sortes d’états civils (aristocratie, démocratie, monarchie), dont l’origine commune est le gouvernement divin. Une quatrième forme, dit Tacite, soit distincte, soit mêlée des trois, est plus désirable que possible, et si elle se rencontre, elle n’est point durable. Mais pour ne point laisser de doute sur cette succession naturelle, nous examinerons comment chaque état se combine avec le gouvernement de l’état précédent ; mélange fondé sur l’axiome : lorsque les hommes changent, ils conservent quelque temps l’impression de leurs premières habitudes.

Les pères de famille desquels devaient sortir les nations païennes, ayant passé de la vie bestiale à la vie humaine, gardèrent dans l’état de nature, où il n’existait encore d’autre gouvernement que celui des dieux, leur caractère originaire de férocité et de barbarie, et conservèrent à la formation des premières aristocraties le souverain empire qu’ils avaient eu sur leurs femmes et leurs enfants dans l’état de nature. Tous égaux, trop orgueilleux pour céder l’un à l’autre, ils ne se soumirent qu’à l’empire souverain des corps aristocratiques dont ils étaient membres ; leur domaine privé, jusque-là éminent, forma en se réunissant le domaine public également éminent du sénat qui gouvernait, de même que la réunion de leurs souverainetés privées composa la souveraineté publique des ordres auxquels ils appartenaient. Les cités furent donc dans l’origine des aristocraties mêlées à la monarchie domestique des pères de famille. Autrement, il est impossible de comprendre comment la société civile sortit de la société de la famille.

Tant que les pères conservèrent le domaine éminent dans le sein de leurs compagnies souveraines, tant que les plébéiens ne leur eurent pas arraché le droit d’acquérir des propriétés, de contracter des mariages solennels, d’aspirer aux magistratures, au sacerdoce, enfin de connaître les lois (ce qui était encore un privilège du sacerdoce), les gouvernements furent aristocratiques. Mais lorsque les plébéiens des cités héroïques devinrent assez nombreux, assez aguerris pour effrayer les pères (qui dans une oligarchie devaient être peu nombreux, comme le mot l’indique), et que, forts de leur nombre, ils commencèrent à faire des lois sans l’autorisation du sénat, les républiques devinrent démocratiques. Aucun état n’aurait pu subsister avec deux pouvoirs législatifs souverains, sans se diviser en deux états : Dans cette révolution, l’autorité de domaine devint naturellement autorité de tutelle ; le peuple souverain, faible encore sous le rapport de la sagesse politique, se confiait à son sénat, comme un roi dans sa minorité à un tuteur. Ainsi les états populaires furent gouvernés par un corps aristocratique.

Enfin lorsque les puissants dirigèrent le conseil public dans l’intérêt de leur puissance, lorsque le peuple corrompu par l’intérêt privé consentit à assujettir la liberté publique à l’ambition des puissants, et que du choc des partis résultèrent les guerres civiles, la monarchie s éleva sur les ruines de la démocratie.


§ II.


D’une loi royale, éternelle et fondée en nature, en vertu de laquelle
les nations vont se reposer dans la monarchie.


Cette loi a échappé aux interprètes modernes du droit romain. Ils étaient préoccupés par cette fable de la loi royale de Tribonien, qu’il attribue à Ulpien dans les Pandectes, et dont il s’avoue l’auteur dans les Institutes. Mais les jurisconsultes romains avaient bien compris la loi royale dont nous parlons. Pomponius, dans son histoire abrégée du droit romain, caractérise cette loi par un mot plein de sens, rebus ipsis dictantibus regna condita. — Voici la formule éternelle dans laquelle l’a conçue la nature : lorsque les citoyens des démocraties ne considèrent plus que leurs intérêts particuliers, et que, pour atteindre ce but, ils tournent les forces nationales à la ruine de leur patrie, alors il s’élève un seul homme, comme Auguste chez les Romains, qui, se rendant maître par la force des armes, prend pour lui tous les soins publics et ne laisse aux sujets que le soin de leurs affaires particulières. Cette révolution fait le salut des peuples, qui autrement marcheraient à leur destruction. — Cette vérité semble admise par les docteurs du droit moderne, lorsqu’ils disent : Universitates sub rege habentur loco privatorum ; c’est qu’en effet la plus grande partie des citoyens ne s’occupe plus du bien public. Tacite nous montre très bien dans ses Annales le progrès de cette funeste indifférence ; lorsqu’Auguste fut près de mourir, quelques-uns discouraient vainement sur le bonheur de la liberté, pauci bona libertatis incassum disserere ; Tibère arrive au pouvoir, et tous, les yeux fixés sur le prince, attendent pour obéir, omnes principis jussa adspectare. Sous les trois Césars qui suivent, les Romains, d’abord indifférents pour la République, finissent par ignorer même ses intérêts, comme s’ils y étaient étrangers, incuria et ignorantia reipublicæ tanquam alienæ. Lorsque les citoyens sont ainsi devenus étrangers à leur propre pays, il est nécessaire que les monarques les dirigent et les représentent. Or comme dans les républiques un puissant ne se fraie le chemin à la monarchie qu’en se faisant un parti, il est naturel qu’un monarque gouverne d’une manière populaire. D’abord il veut que tous les sujets soient égaux, et il humilie les puissants de façon que les petits n’aient rien à craindre de leur oppression. Ensuite il a intérêt à ce que la multitude n’ait point à se plaindre en ce qui touche la subsistance et la liberté naturelle. Enfin il accorde des privilèges ou à des ordres entiers (ce qu’on appelle des privilèges de liberté), ou à des individus d’un mérite extraordinaire qu’il tire de la foule pour les élever aux honneurs civils. Ces privilèges sont des lois d’intérêt privé, dictées par l’équité naturelle. Aussi la monarchie est-elle le gouvernement le plus conforme à la nature humaine, aux époques où la raison est le plus développée.


§ III.


Réfutation des principes de la politique de Bodin.


Bodin suppose que les gouvernements, d’abord monarchiques, ont passé par la tyrannie à la démocratie et enfin à l’aristocratie. Quoique nous lui ayons assez répondu indirectement, nous voulons, ad exuberantiam, le réfuter par l’impossible et par l’absurde.

Il ne disconvient point que les familles n’aient été les éléments dont se composèrent les cités. Mais d’un autre côté il partage le préjugé vulgaire selon lequel les familles auraient été composées seulement des parents et des enfants [et non en outre des serviteurs, famuli]. Maintenant nous lui demandons comment la monarchie put sortir d’un tel état de famille. Deux moyens se présentent seuls, la force et la ruse. La force ? Comment un père de famille pouvait-il soumettre les autres ? On conçoit que dans les démocraties les citoyens aient consacré à la patrie et leur personne et leur famille dont elle assurait la conservation, et que par là ils aient été apprivoisés à la monarchie. Mais ne doit-on pas supposer que, dans la fierté originaire d’une liberté farouche, les pères de famille auraient plutôt péri tous avec les leurs que de supporter l’inégalité ? Quant à la ruse, elle est employée par les démagogues, lorsqu’ils promettent à la multitude la liberté, la puissance ou la richesse. Aurait-on promis la liberté aux premiers pères de famille ? ils étaient tous non seulement libres, mais souverains dans leur domestique… La puissance ? à des solitaires qui, tels que le Polyphème d’Homère, se tenaient dans leurs cavernes avec leur famille, sans se mêler des affaires d’autrui ? La richesse ? on ne savait ce que c’était que richesses, dans un tel état de simplicité. — La difficulté devient plus grande encore lorsqu’on songe, que dans la haute antiquité il n’y avait point de forteresse, et que les cités héroïques formées par la réunion des familles n’eurent point de murs pendant longtemps, comme nous le certifie Thucydide[1]. Mais elle est vraiment insurmontable, si l’on considère avec Bodin les familles comme composées seulement des fils. Dans cette hypothèse, qu’on explique l’établissement de la monarchie par la force ou par la ruse, les fils auraient été les instruments d’une ambition étrangère, et auraient trahi ou mis à mort leurs propres pères ; en sorte que ces gouvernements eussent été moins des monarchies que des tyrannies impies et parricides.

Il faut donc que Bodin, et tous les politiques avec lui, reconnaissent les monarchies domestiques dont nous avons prouvé l’existence dans l’état de famille, et conviennent que les familles se composèrent non seulement des fils, mais encore des serviteurs (famuli), dont la condition était une image imparfaite de celle des esclaves, qui se firent dans les guerres après la fondation des cités. C’est dans ce sens que l’on peut dire, comme lui, que les républiques se sont formées d’hommes libres et d’un caractère sévère. Les premiers citoyens de Bodin peuvent présenter ce caractère.

Si, comme il le prétend, l’aristocratie est la dernière forme par laquelle passent les gouvernements, comment se fait-il qu’il ne nous reste du moyen âge qu’un si petit nombre de républiques aristocratiques ? On compte en Italie Venise, Gênes et Lucques, Raguse en Dalmatie, et Nuremberg en Allemagne. Les autres républiques sont des états populaires avec un gouvernement aristocratique.

Le même Bodin qui veut, conformément à son système, que la royauté romaine ait été monarchique, et qu’à l’expulsion des tyrans la liberté populaire ait été établie à Rome, ne voyant pas les faits répondre à ses principes, dit d’abord que Rome fut un état populaire gouverné par une aristocratie ; plus loin, vaincu par la force de la vérité, il avoue, sans chercher à pallier son inconséquence, que la constitution et le gouvernement de Rome étaient également aristocratiques. L’erreur est venue de ce qu’on n’avait pas bien défini les trois mots peuple, royauté, liberté[2].

  1. La jalousie aristocratique empêchait qu’on en élevât. On sait que Valérius Publicola ne se justifia du reproche d’avoir construit une maison dans un lieu élevé qu’en la rasant en une nuit. — Les nations les plus belliqueuses et les plus farouches sont celles qui conservèrent le plus longtemps l’usage de ne point fortifier les villes. En Allemagne, ce fut, dit-on, Henri l’Oiseleur qui le premier réunit dans des cités le peuple, dispersé jusque-là dans les villages, et qui entoura les villes de murs. — Qu’on dise après cela que les premiers fondateurs des villes furent ceux qui marquèrent par un sillon le contour des murs ; qu’on juge si les étymologistes ont raison de faire venir le mot porte, a portando aratro, de la charrue qu’on portait pour interrompre le sillon à l’endroit où devaient être les portes. (Vico.)
  2. Voy. livre II.