La Science nouvelle (Vico)/Livre 2/Chapitre 07

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 483-491).


CHAPITRE VII


DE LA PHYSIQUE POÉTIQUE.


Après avoir observé quelle fut la sagesse des premiers hommes dans la logique, la morale, l’économie et la politique, passons au second rameau de l’arbre métaphysique, c’est-à-dire à la physique, et de là à la cosmographie, par laquelle nous parvenons à l’astronomie, pour traiter ensuite de la chronologie et de la géographie, qui en dérivent.


§ Ier.


De la physiologie poétique.


Les poètes théologiens, dans leur physique grossière, considérèrent dans l’homme deux idées métaphysiques, être, subsister. Sans doute ceux du Latium conçurent bien grossièrement l’être, puisqu’ils le confondirent avec l’action de manger. Tel fut probablement le premier sens du mot sum, qui depuis eut les deux significations. Aujourd’hui même nous entendons nos paysans dire d’un malade, il mange encore, pour il vit encore. Rien de plus abstrait que l’idée d’existence. Ils conçurent aussi l’idée de subsister, c’est-à-dire être debout, être sur ses pieds. C’est dans ce sens que les destins d’Achille étaient attachés à ses talons.

Les premiers hommes réduisaient toute la machine du corps humain aux solides et aux liquides. Les solides eux-mêmes, ils les réduisaient aux chairs, viscera [vesci voulait dire se nourrir, parce que les aliments que l’on assimile font de la chair] ; aux os et articulations, artus [observons que artus vient du mot ars, qui, chez les anciens Latins, signifiait la force du corps ; d’où artitus, robuste ; ensuite on donna ce nom d’ars à tout système de préceptes propres à former quelques facultés de l’âme] ; aux nerfs, qu’ils prirent pour les forces, lorsque, usant encore du langage muet, ils parlaient avec des signes matériels [ce n’est pas sans raison qu’ils prirent nerfs dans ce sens, puisque les nerfs tendent les muscles, dont la tension fait la force de l’homme] ; enfin à la moelle, c’est dans la moelle qu’ils placèrent non moins sagement l’essence de la vie [l’amant appelait sa maîtresse medulla, et medullitus voulait dire de tout cœur ; lorsque l’on veut désigner l’excès de l’amour, on dit qu’il brûle la moelle des os, urit medullas]. Pour les liquides, ils les réduisaient à une seule espèce, celle du sang ; ils appelaient sang la liqueur spermatique, comme le prouve la périphrase sanguine cretus, pour engendré ; et c’était encore une expression juste, puisque cette liqueur semble formée du plus pur de notre sang. Avec la même justesse, ils appelèrent le sang le suc des fibres, dont se compose la chair. C’est de là que les Latins conservèrent succi plenus, pour dire charnu, plein d’un sang abondant et pur.

Quant à l’autre partie de l’homme, qui est l’âme, les poètes théologiens la placèrent dans l’air, chez les Latins anima ; l’air fut pour eux le véhicule de la vie, d’où les Latins conservèrent la phrase anima vivimus, et en poésie, ferri ad vitales auras pour naître ; ducere vitales auras, pour vivre ; vitam referre in auras, pour mourir ; et en prose animam ducere, vivre ; animam trahere, être à l’agonie ; animam efflare, emittere, expirer ; ensuite les physiciens placèrent aussi dans l’air l’âme du monde. C’est encore une expression juste que animus pour la partie douée du sentiment : les Latins disent animo sentimus. Ils considèrent animus comme mâle, anima comme femelle, parce que animus agit sur anima. Le premier est l’igneus vigor dont parle Virgile ; de sorte qu’animus aurait son sujet dans les nerfs ; anima, dans le sang et dans les veines. L’æther serait le véhicule d’animus, l’air celui d’anima ; le premier circulant avec toute la rapidité des esprits animaux, la seconde plus lentement avec les esprits vitaux. Anima serait l’agent du mouvement ; animus, l’agent et le principe des actes de la volonté. Les poètes théologiens ont senti, par une sorte d’instinct, cette dernière vérité, et dans les poèmes d’Homère ils ont appelé l’âme (animus) une force sacrée, une puissance mystérieuse, un dieu inconnu. En général, lorsque les Grecs et les Latins rapportaient quelqu’une de leurs paroles, de leurs actions à un principe supérieur, ils disaient : un dieu l’a voulu ainsi. Ce principe fut appelé par les Latins mens animi. Ainsi, dans leur grossièreté, ils pénétrèrent cette vérité sublime que la théologie naturelle a établie par des raisonnements invincibles contre la doctrine d’Épicure : les idées nous viennent de Dieu.

Ils ramenaient toutes les fonctions de l’âme à trois parties du corps, la tête, la poitrine, le cœur. À la tête ils rapportaient toutes les connaissances, et comme elles étaient chez eux toutes d’imagination, ils placèrent dans la tête la mémoire, dont les Latins employaient le nom pour désigner l’imagination. Dans le retour de la barbarie, au moyen âge, on disait imagination pour génie, esprit. [Le biographe contemporain de Rienzi l’appelle uomo fantastico pour uomo d’ingegno.] En effet, l’imagination n’est que le résultat des souvenirs ; le génie ne fait autre chose que travailler sur les matériaux que lui offre la mémoire. Dans ces premiers temps où l’esprit humain n’avait point tiré de l’art d’écrire, de celui de raisonner et de compter, la subtilité qu’il a aujourd’hui, où la multitude de mots abstraits que nous voyons dans les langues modernes ne lui avait pas encore donné ses habitudes d’abstraction continuelle, il occupait toutes ses forces dans l’exercice de ces trois belles facultés qu’il doit à son union avec le corps, et qui toutes trois sont relatives à la première opération de l’esprit, l’invention ; il fallait trouver avant de juger ; la topique devait précéder la critique, ainsi que nous l’avons dit. Aussi les poètes théologiens dirent que la mémoire (qu’ils confondaient avec l’imagination) était la mère des muses, c’est-à-dire des arts.

En traitant de ce sujet, nous ne pouvons omettre une observation importante qui jette beaucoup de jour sur celle que nous avons faite dans la Méthode (il nous est aujourd’hui difficile de comprendre, impossible d’imaginer la manière de penser des premiers hommes qui fondèrent l’humanité païenne[1]). Leur esprit précisait, particularisait toujours, de sorte qu’à chaque changement dans la physionomie ils croyaient voir un nouveau visage, à chaque nouvelle passion un autre cœur, une autre âme ; de là ces expressions poétiques, commandées par une nécessité naturelle plus que par celle de la mesure, ora, vultus, animi, pectora, corda, employées pour leurs singuliers.

Ils plaçaient dans la poitrine le siège de toutes les passions, et au-dessous, les deux germes, les deux levains des passions : dans l’estomac la partie irascible, et la partie concupiscible surtout dans le foie, qui est défini le laboratoire du sang (offîcina). Les poètes appellent cette partie præcordia ; ils attachent au foie du Titan chacun des animaux remarquables par quelque passion ; c’était entendre, d’une manière confuse, que la concupiscence est la mère de toutes les passions, et que les passions sont dans nos humeurs.

Ils rapportaient au cœur tous les conseils ; les héros roulaient leurs pensées, leurs inquiétudes dans leur cœur ; agitabant, versabant, volutabant corde curas. Ces hommes, encore stupides, ne pensaient aux choses qu’ils avaient à faire que lorsqu’ils étaient agités par les passions. De là les Latins appelaient les sages cordati, les hommes de peu de sens vecordes. Ils disaient sententiæ, pour résolutions, parce que leurs jugements n’étaient que le résultat de leurs sentiments ; aussi les jugements des héros s’accordaient toujours avec la vérité dans leur forme, quoiqu’ils fussent souvent faux dans leur matière.


§ II.


Corollaire relatif aux descriptions héroïques.


Les premiers hommes ayant peu ou point de raison, et étant au contraire tout imagination, rapportaient les fonctions externes de l’âme aux cinq sens du corps, mais considérés dans toute la finesse, dans toute la force et la vivacité qu’ils avaient alors. Les mots par lesquels ils exprimèrent l’action des sens le prouvent assez : ils disaient pour entendre, audire, comme on dirait haurire, puiser, parce que les oreilles semblent boire l’air, renvoyé par les corps qu’il frappe. Ils disaient pour voir distinctement, cernere oculis (d’où l’italien scernere, discerner), mot à mot séparer par les yeux, parce que les yeux sont comme un crible dont les pupilles sont les trous ; de même que du crible sortent les jets de poussière qui vont toucher la terre, ainsi des yeux semblent sortir par les pupilles les jets ou rayons de lumière qui vont frapper les objets que nous voyons distinctement ; c’est le rayon visuel, deviné par les stoïciens, et démontré de nos jours par Descartes. Ils disaient pour voir en général, usurpare oculis ; tangere, pour toucher et dérober, parce qu’en touchant les corps nous enlevons, nous en dérobons toujours quelque partie. Pour odorer, ils disaient olfacere, comme si, en recueillant les odeurs, nous les faisions nous-mêmes ; et en cela ils se sont rencontrés avec la doctrine des cartésiens. Enfin, pour goûter, pour juger des saveurs, ils disaient sapere, quoique ce mot s’appliquât proprement aux choses douées de saveur, et non au sens qui en juge ; c’est qu’ils cherchaient dans les choses la saveur qui leur était propre : de là cette belle métaphore de sapientia, la sagesse, laquelle tire des choses leur usage naturel et non celui que leur suppose l’opinion.

Admirons en tout ceci la Providence divine qui, nous ayant donné comme pour la garde de notre corps des sens, à la vérité bien inférieurs à ceux des brutes, voulut qu’à l’époque où l’homme était tombé dans un état de brutalité, il eût pour sa conservation les sens les plus actifs et les plus subtils, et qu’ensuite ces sens s’affaiblissent, lorsque viendrait l’âge de la réflexion, et que cette faculté prévoyante protégerait le corps à son tour.

On doit comprendre, d’après ce qui précède, pourquoi les descriptions héroïques, telles que celles d’Homère, ont tant d’éclat, et sont si frappantes, que tous les poètes des âges suivants n’ont pu les imiter, bien loin de les égaler.


§ III.


Corollaire relatif aux mœurs héroïques.


De telles natures héroïques, animées de tels sentiments héroïques, durent créer et conserver des mœurs analogues à celles que nous allons esquisser.

Les héros, récemment sortis des géants, étaient au plus haut degré grossiers et farouches, d’un entendement très borné, d’une vaste imagination, agités des passions les plus violentes ; ils étaient nécessairement barbares, orgueilleux, difficiles, obstinés dans leurs résolutions, et en même temps très mobiles, selon les nouveaux objets qui se présentaient. Ceci n’est point contradictoire ; vous pouvez observer tous les jours l’opiniâtreté de nos paysans, qui cèdent à la première raison que vous leur dites, mais qui, par faiblesse de réflexion, oublient bien vite le motif qui les avait frappés, et reviennent à leur première idée. — Par suite du même défaut de réflexion, les héros étaient ouverts, incapables de dissimuler leurs impressions, généreux et magnanimes, tels qu’Homère représente Achille, le plus grand de tous les héros grecs. Aristote part de ces mœurs héroïques, lorsqu’il veut dans sa Poétique, que le héros de la tragédie ne soit ni parfaitement bon, ni entièrement méchant, mais qu’il offre un mélange de grands vices et de grandes vertus. En effet l’héroïsme d’une vertu parfaite est une conception qui appartient à la philosophie et non pas à la poésie.

L’héroïsme galant des modernes a été imaginé par les poètes qui vinrent bien longtemps après Homère, soit que l’invention des fables nouvelles leur appartienne, soit que les mœurs devenant efféminées avec le temps, ils aient altéré, et enfin corrompu entièrement les premières fables graves et sévères, comme il convenait aux fondateurs des sociétés. Ce qui le prouve, c’est qu’Achille, qui fait tant de bruit pour l’enlèvement de Briséis, et dont la colère suffit pour remplir une Iliade, ne montre pas une fois dans tout ce poème, un sentiment d’amour ; Ménélas, qui arme toute la Grèce contre Troie pour reconquérir Hélène, ne donne pas, dans tout le cours de cette longue guerre, le moindre signe d’amoureux tourment ou de jalousie.

Tout ce que nous avons dit sur les pensées, les descriptions et les mœurs héroïques, appartient à la découverte du véritable Homère, que nous ferons dans le livre suivant.

  1. Les premiers hommes étant presque aussi incapables de généraliser que les animaux, pour qui toute sensation nouvelle efface entièrement la sensation analogue qu’ils ont pu éprouver, ils ne pouvaient combiner des idées et discourir. Toutes les pensées (sentenze) devaient en conséquence être particularisées par celui qui les pensait, ou plutôt qui les sentait. Examinons le trait sublime que Longin admire dans l’ode de Sapho, traduite par Catulle : le poète exprime par une comparaison les transports qu’inspire la présence de l’objet aimé :

    Ille mi paresse deo videtur,
    Celui-là est pour moi égal en bonheur aux dieux mêmes…


    La pensée n’atteint pas ici le plus haut degré du sublime, parce que l’amant ne la particularise point en la restreignant à lui-même ; c’est au contraire ce que fait Térence, lorsqu’il dit :

    Vitam deorum adepti sumus,
    Nous avons atteint la félicité des dieux.


    Ce sentiment est propre à celui qui parle, le pluriel est pour le singulier ; cependant ce pluriel semble en faire un sentiment commun à plusieurs. Mais le même poète, dans une autre comédie, porte le sentiment au plus haut degré de sublimité en le singularisant et l’appropriant à celui qu’il éprouve :

    Deus factus sum,
    Je ne suis plus un homme, mais un dieu.

    Les pensées abstraites regardant les généralités sont du domaine des philosophes, et les réflexions sur les passions sont d’une fausse et froide poésie.