La Science nouvelle (Vico)/Livre 2/Chapitre 06
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 451-482).
Les familles se formèrent donc de ces serviteurs (famuli) reçus sous la protection des héros. Nous avons déjà vu en eux les premiers membres d’une société politique (socii). Leur vie dépendait de leurs seigneurs, et par suite tout ce qu’ils pouvaient acquérir ; droit terrible que les héros exerçaient aussi sur leurs enfants[1]. Mais les fils de famille se trouvaient, à la mort de leurs pères, affranchis de ce despotisme domestique, et l’exerçaient à leur tour sur leurs enfants. Dans le droit romain, tout citoyen affranchi de la puissance paternelle est lui-même appelé père de famille. Les serviteurs, au contraire, étaient obligés de passer leur vie dans le même état de dépendance. Après bien des années, ils durent naturellement se lasser de leur condition, et se révolter contre les héros. Nous avons déjà indiqué dans les axiomes, d’une manière générale, que les serviteurs avaient fait violence aux héros dans l'état de famille, et que cette révolution avait occasionné la naissance des républiques. Dans une telle nécessité, les héros devaient être portés à s’unir en corps politique, pour résister à la multitude de leurs serviteurs révoltés, en mettant à leur tête l’un d’entre eux distingué par son courage et par sa présence d’esprit ; de tels chefs furent appelés rois, du mot regere, diriger. De cette manière, on peut dire avec Pomponius, rebus ipsis dictantibus regna condita ; pensée profonde, qui s’accorde bien avec le principe établi par la jurisprudence romaine : le droit naturel des gens a été fondé par la Providence divine (jus naturale gentium divina Providentia constitutum). Les pères étant rois et souverains de leurs familles, il était impossible, dans la fîère égalité de ces âges barbares, qu’aucun d’entre eux cédât à un autre ; ils formèrent donc des sénats régnants, c’est-à-dire composés d’autant de rois des familles, et, sans être conduits par aucune sagesse humaine, ils se trouvèrent avoir uni leurs intérêts privés dans un intérêt commun, que l’on appela patria, sous-entendu res, c’est-à-dire intérêt des pères. Les nobles, seuls citoyens des premières patries, se nommèrent patriciens. Dans ce sens, on peut regarder comme vraie la tradition selon laquelle on ne consultait que la nature dans l’élection des rois des premiers âges. Deux passages précieux de Tacite, qu’on lit dans les Mœurs des Germains, appuient cette tradition et nous donnent lieu de conjecturer que l’usage dont il parle était celui de tous les premiers peuples : Non casus, non fortuita conglobatio turmam aut cuneum facit, sed familiæ et propinquitates ; duces exemplo potius quam imperio, si prompti, si conspicui, si ante aciem agant, admiratione præsunt. Tels furent les premiers rois. Ce qui le prouve, c’est que les poètes n’imaginèrent pas autrement Jupiter, le roi des hommes et des dieux. On le voit dans Homère s’excuser auprès de Thétis de n’avoir pu contrevenir à ce que les dieux avaient une fois déterminé dans le grand conseil de l’Olympe. N’est-ce pas là le langage qui convient au roi d’une aristocratie ? En vain les Stoïciens voudraient nous présenter ici Jupiter comme soumis à leur destin ; Jupiter et tous les dieux ont tenu conseil sur les choses humaines, et les ont par conséquent déterminées par l’effet d’une volonté libre. Ce passage nous en explique deux autres, où les politiques croient à tort qu’Homère désigne la monarchie : c’est lorsque Agamemnon veut abaisser la fierté d’Achille, et qu’Ulysse persuade aux Grecs, qui se soulèvent pour retourner dans leur patrie, de continuer le siège de Troie. Dans les deux passages, il est dit qu’un seul est roi : mais dans l’un et l’autre il s’agit de la guerre, dans laquelle il faut toujours un seul chef, selon la maxime de Tacite : eam esse imperandi conditionem, ut non aliter ratio constet, quam si uni reddatur. Du reste, partout où Homère fait mention des héros, il leur donne l’épithète de rois ; ce qui se rapporte à merveille au passage de la Genèse où Moïse, énumérant les descendants d’Ésaü, les appelle tous rois, duces (c’est-à-dire capitaines) dans la Vulgate. Les ambassadeurs de Pyrrhus lui rapportèrent qu’ils avaient vu à Rome un sénat de rois.
Sans l’hypothèse d’une révolte de serviteurs, on ne peut comprendre comment les pères auraient consenti à assujettir leurs monarchies domestiques à la souveraineté de l’ordre dont ils faisaient partie. C’est la nature des hommes courageux (axiome 81) de sacrifier le moins qu’ils peuvent de ce qu’ils ont acquis par leur courage, et seulement autant qu’il est nécessaire pour conserver le reste. Aussi voyons-nous souvent dans l’histoire romaine combien les héros rougissaient virtute parta per flagitium amittere. Du moment qu’il est établi (nous l’avons démontré et nous le démontrerons mieux encore) que les gouvernements ne sont point nés de la fraude, ni de la violence d’un seul, peut-on, en embrassant tous les cas humainement possibles, imaginer d’une autre manière comment le pouvoir civil se forma par la réunion du pouvoir domestique des pères de famille, et comment le domaine éminent des gouvernements résulta de l’ensemble des domaines naturels, que nous avons déjà indiqués comme ayant été ex jure optimo, c’est-à-dire libres de toute charge publique ou particulière ?
Les héros ainsi réunis en corps politique, et investis à la fois du pouvoir sacerdotal et militaire, nous apparaissent dans la Grèce sous le nom d’Héraclides, dans l’ancienne Italie, dans la Crète et dans l’Asie Mineure, sous celui de Curètes. Leurs réunions furent les comices curiata, les plus anciens dont fasse mention l’histoire romaine. Sans doute on y assistait d’abord les armes à la main. Dans la suite, on n’y délibérait plus que sur les choses sacrées, dont les choses profanes avaient elles-mêmes emprunté le caractère dans les premiers temps. Tite-Live s’étonne de ce qu’au passage d’Annibal de pareilles assemblées se tenaient dans les Gaules ; mais nous voyons dans Tacite que chez ces peuples les prêtres tenaient des assemblées analogues, dans lesquelles ils ordonnaient les punitions, comme si les dieux eussent été présents. Il était raisonnable que les héros se rendissent en armes à ces réunions, où l’on ordonnait le châtiment des coupables ; la souveraineté des lois est une dépendance de la souveraineté des armes. Tacite dit aussi en général que les Germains traitaient tout armés des affaires publiques sous la présidence de leurs prêtres. On peut conjecturer qu’il en fut de même de tous les premiers peuples barbares.
D’après tout ce qu’on vient de dire, le droit des Quirites ou Curètes dut être le droit naturel des gens ou nations héroïques de l’Italie. Les Romains, pour distinguer leur droit de celui des autres peuples, l’appelèrent jus Quiritum romanum. Si cette dénomination avait eu pour origine la convention des Sabins et des Romains, si les seconds eussent tiré leur nom de Cure, capitale des premiers, ce nom eût été Cureti et non Quirites ; et si cette capitale des Sabins se fût appelée Cere, comme le veulent les grammairiens latins, le mot dérivé eût été Cerites, expression qui désignait les citoyens condamnés par les censeurs à porter les charges publiques sans participer aux honneurs.
Ainsi les premières cités n’eurent pour citoyens que des nobles qui les gouvernaient. Mais ils n’auraient eu personne à qui commander, si l’intérêt commun ne les eût décidés à satisfaire leurs clients révoltés, et à leur accorder la première loi agraire qu’il y ait eu au monde. Afin de ne sacrifier que le moins possible de leurs privilèges, les héros ne leur accordèrent que le domaine bonitaire des champs qu’ils leur assignaient. C’est une loi du droit naturel des gens, que le domaine suit la puissance. Or, les serviteurs ne jouissant d’abord de la vie que d’une manière précaire dans les asiles ouverts par les héros, il était conforme au droit et à la raison qu’ils eussent aussi un domaine précaire, et qu’ils en jouissent tant qu’il plairait aux héros de leur conserver la possession des champs qu’ils leur avaient assignés. Ainsi les serviteurs devinrent les premiers plébéiens (plebs) des cités héroïques, où ils n’avaient aucun privilège de citoyen. Lorsque Achille se voit enlever Briséis par Agamemnon, c’est, dit-il, un outrage que l’on ne ferait pas à un journalier qui n’a aucun droit de citoyen. Tels furent les plébéiens de Rome jusqu’à l’époque de la lutte dans laquelle ils arrachèrent aux patriciens le droit des mariages. La loi des Douze Tables avait été pour eux une seconde loi agraire par laquelle les nobles leur accordaient le domaine quiritaire des champs qu’ils cultivaient ; mais, puisqu’en vertu du droit des gens, les étrangers étaient capables du domaine civil, les plébéiens qui avaient la même capacité n’étaient point encore citoyens, et à leur mort ils ne pouvaient laisser leurs champs à leur famille, ni ab intestat, ni par testament, parce qu’ils n’avaient pas les droits de suité d’agnation, de gentilité, qui dépendaient des mariages solennels ; les champs assignés aux plébéiens retournaient à leurs auteurs, c’est-à-dire aux nobles. Aussi aspirèrent-ils à partager les privilèges des mariages solennels ; non que, dans cet état de misère et d’esclavage, ils élevassent leur ambition jusqu’à s’allier aux familles des nobles, ce qui se serait appelé connubia cum patribus. Ils demandèrent seulement connubia patrum, c’est-à-dire la faculté de contracter les mariages solennels, tels que ceux des pères. La principale solennité de ces mariages était les auspices publics (auspicia majora, selon Messala et Varron), ces auspices que les pères revendiquaient comme leur privilège (auspicia esse sua). Demander le droit des mariages, c’était donc demander le droit de cité, dont ils étaient le principe naturel ; cela est si vrai que le jurisconsulte Modestinus définit le mariage de la manière suivante : Omnis divini et humani juris communicatio. Comment définirait-on avec plus de précision le droit de cité lui-même ?
Conformément aux principes éternels des fiefs que nous avons placés dans nos axiomes (80, 81), il y eut dès la naissance des sociétés trois espèces de propriétés ou domaines, relatives à trois espèces de fiefs, que trois classes de personnes possédèrent sur trois sortes de choses : 1o domaine bonitaire des fiefs roturiers [ou humains, en prenant le mot d’homme, comme au moyen âge, dans le sens de vassal] ; c’est la propriété des fruits que les hommes, ou plébéiens, ou clients, ou vassaux, tiraient des terres des héros, patriciens ou nobles ; 2o domaine quiritaire des fiefs nobles, ou héroïques, ou militaires, que les héros se réservèrent sur leurs terres, comme droit de souveraineté ; dans la formation des républiques héroïques, ces fiefs souverains, ces souverainetés privées s’assujettirent naturellement à la haute souveraineté des ordres héroïques régnants ; 3o domaine civil, dans toute la propriété du mot. Les pères de famille avaient reçu les terres de la divine Providence, comme une sorte de fiefs divins ; souverains dans l’état de famille, ils formèrent, par leur réunion, les ordres régnants dans l’état des cités. Ainsi prirent naissance les souverainetés civiles, soumises à Dieu seul : Toutes les puissances souveraines reconnaissent la Providence, et ajoutent à leurs titres de majesté, par la grâce de Dieu ; elles doivent, en effet, avouer publiquement que c’est de lui qu’elles tiennent leur autorité, puisque, si elles défendaient de l’adorer, elles tomberaient infailliblement. Jamais il n’y eut au monde une nation d’athées, de fatalistes, ni d’hommes qui rapportassent tous les événements au hasard.
En vertu de ce droit de domaine éminent donné aux puissances civiles par la Providence, elles sont maîtresses du peuple et de tout ce qu’il possède. Elles peuvent disposer des personnes, des biens et du travail, elles peuvent imposer des taxes et des tributs, lorsqu’elles ont à exercer ce droit que j’appelle domaine du fonds public (dominio de fundi), et que les écrivains qui traitent du droit public appellent domaine éminent. Mais les souverains ne peuvent l’exercer que pour conserver l’État dans sa substance, comme dit l’École, parce qu’à sa conservation ou à sa ruine tiennent la ruine ou la conservation de tous les intérêts particuliers.
Les Romains ont connu, au moins par une sorte d’instinct, cette formation des républiques, d’après les principes éternels des fiefs. Nous en avons la preuve dans la formule de la revendication : Aio hune fundum meum esse ex jure Quiritium. Ils attachaient cette action civile au domaine du fonds qui dépend de la cité et dérive de la force pour ainsi dire centrale qui lui est propre. C’est par elle que tout citoyen romain est seigneur de sa terre par un domaine indivis (par une pure distinction de raison, comme dirait l’École). De là l’expression ex jure Quiritium ; Quirites, ainsi qu’on l’a vu, signifiait d’abord les Romains armés de lances, dans les réunions publiques qui constituaient la cité. Telle est la raison, inconnue jusqu’ici, pour laquelle les fonds et tous les biens vacants reviennent au fisc : c’est que tout patrimoine particulier est patrimoine public par indivis ; tout propriétaire particulier manquant, le patrimoine particulier n’est plus désigné comme partie, et se trouve confondu avec la masse du tout. D’après la loi Papia Poppea (Des déshérences), le patrimoine du célibataire sans parents revenait au fisc, non comme héritage, mais comme pécule, ad populum, dit Tacite, tanquam omnium parentem…
Les premières cités se composèrent d’un ordre de nobles et d’une foule de peuple. De l’opposition de ces éléments résulta une loi éternelle, c’est que les plébéiens veulent toujours changer l’état des choses, les nobles le maintenir ; aussi dans les mouvements politiques donne-t-on le nom d’optimates à tous ceux qui veulent maintenir l’ancien état des choses {d’ops, secours, puissance, entraînant une idée de stabilité).
Ici nous voyons naître une double division : 1. La première, des sages et du vulgaire. Les héros avaient fondé les États par la sagesse des auspices. C’est relativement à cette division que le vulgaire conserva l’épithète de profane, les nobles ou héros étant les prêtres des cités héroïques. Chez les premiers peuples, on ôtait le droit de cité par une sorte d’excommunication (aqua et igne interdicebantur). 2. La seconde division fut celle de civis, citoyen, et hostis, hôte, étranger, ennemi ; les premières cités se composaient des héros et de ceux auxquels ils avaient donné asile. Les héros, selon Aristote, juraient une éternelle inimitié aux plébéiens, hôtes des cités héroïques[2].
Dans les anciennes républiques, le cens consistait en une redevance que les plébéiens payaient aux nobles pour les terres qu’ils tenaient d’eux. Ainsi le cens des Romains, dont on rapporte l’établissement à Servius Tullius, fut dans le principe une institution aristocratique.
Les plébéiens avaient encore à supporter les usures intolérables des nobles, et les usurpations fréquentes qu’ils faisaient de leurs champs ; au point que, si l’on en croit les plaintes de Philippe, tribun du peuple, deux mille nobles finirent par posséder toutes les terres qui auraient dû être divisées entre trois cent mille citoyens. Environ quarante ans après l’expulsion de Tarquin-le-Superbe, la noblesse, rassurée par sa mort, commença à faire sentir sa tyrannie au pauvre peuple, et le sénat paraît avoir ordonné alors que les plébéiens paieraient au trésor public le cens qu’auparavant ils payaient à chacun des nobles, afin que le trésor pût fournir à leurs dépenses dans la guerre. Depuis cette époque, nous voyons le cens reparaître dans l’histoire romaine. Tite-Live prétend que les nobles dédaignaient de présider au cens ; il n’a pas compris qu’ils repoussaient cette institution. Ce n’était plus le cens institué par Servius Tullius, lequel avait été le fondateur de l’aristocratie. Les nobles, par leur propre avarice, avaient déterminé l’institution du nouveau cens, qui devint, avec le temps, le principe de la démocratie.
L’inégalité des propriétés dut produire de grands mouvements, des révoltes fréquentes de la part du petit peuple. Fabius mérita le surnom de Maximus pour les avoir apaisés par sa sagesse, en ordonnant que tout le peuple romain fût divisé en trois classes (sénateurs, chevaliers et plébéiens), dans lesquelles les citoyens se placeraient selon leurs facultés. Auparavant, l’ordre des sénateurs, composé entièrement de nobles, occupait seul les magistratures ; les plébéiens riches purent entrer dans cet ordre. Ils oublièrent leurs maux en voyant que la route des honneurs leur était ouverte désormais. C’est ce changement, c’est la loi Publilia, qui établirent la démocratie dans Rome, et non la loi des Douze Tables, qu’on aurait apportée d’Athènes. Aussi Tite-Live, tout ignorant qu’il est de ce qui regarde la constitution ancienne de Rome, nous raconte que les nobles se plaignaient d’avoir plus perdu par la loi Publilia que gagné par toutes les victoires qu’ils avaient remportées la même année[3].
Dans la démocratie, où le peuple entier constitue la cité, il arriva que le domaine civil ne fut plus ainsi appelé dans le sens de domaine public, quoiqu’il eût été appelé civil du mot de cité. Il se divisa entre tous les domaines privés des citoyens romains dont la réunion constituait la cité romaine. Dominium optimum signifia bien une pleine propriété, mais non plus domaine par excellence (domaine éminent). Le domaine quiritaire ne signifia plus un domaine dont le plébéien ne pouvait être expulsé sans que le noble dont il le tenait vînt pour le défendre et le maintenir en possession ; il signifia un domaine privé avec faculté de revendication, à la différence du domaine bonitaire, qui se maintient par la seule possession.
Les mêmes changements eurent lieu au moyen âge, en vertu des lois qui dérivent de la nature éternelle des fiefs. Prenons pour exemple le royaume de France, dont les provinces furent alors autant de souverainetés appartenant aux seigneurs qui relevaient du roi. Les biens des seigneurs durent originairement n’être sujets à aucune charge publique. Plus tard, par succession, par déshérence ou par confiscation pour rébellion, ils furent incorporés au royaume, et cessant d’être ex jure optimo, devinrent sujets aux charges publiques. D’un autre côté, les châteaux et les terres qui composaient le domaine particulier des rois ayant passé, par mariage ou par concession, à leurs vassaux, se trouvent aujourd’hui assujettis à des taxes et à des tributs. Ainsi, dans les royaumes soumis à la même loi de succession, le domaine ex jure optimo se confondit peu à peu avec le domaine privé, sujet aux charges publiques, de même que le fisc, patrimoine des Empereurs, alla se confondre avec le trésor ou ærarium.
Les deux sortes d’assemblées héroïques distinguées dans Homère, boulè, agora, devaient répondre aux comices par curies, qui furent les premières assemblées des Romains, et à leurs comices par tribus. Les premiers furent dits curiata (comitia), de quir, quiris, lance[4]. Les quirites, cureti, hommes armés de lances, et investis du droit sacerdotal des augures, paraissaient seuls aux comices curiata.
Depuis que Fabius Maximus eut distribué les citoyens selon leurs biens, en trois classes, sénateurs, chevaliers, plébéiens, les nobles ne formèrent plus un ordre dans la cité, et se partagèrent, selon leur fortune, entre les trois classes. Dès lors on distingua le patricien du sénateur et du chevalier, le plébéien de l’homme sans naissance (ignobilis) ; plébéien ne fut plus opposé à patricien, mais à sénateur ou chevalier : ce mot désigna un citoyen pauvre, quelque noble qu’il pût être ; sénateur, au contraire, ne fut plus synonyme de patricien, mais il désigna le citoyen riche, même sans naissance. Depuis cette époque, on appela comices par centuries les assemblées dans lesquelles tout le peuple romain se réunissait dans ses trois classes pour décider des affaires publiques, et particulièrement pour voter sur les lois consulaires. Dans les comices par tribus, le peuple continua à voter sur les lois tribunitiennes ou plébiscites [ce qui pendant longtemps n’avait signifié que : lois communiquées au peuple, lois publiées devant les plébéiens, plebi scita ou nota, telle que la loi de l’éternelle expulsion des Tarquins, promulguée par Junius Brutus]. Pour la régularité des cérémonies religieuses, les comices par curies, où l’on traitait des choses sacrées, furent toujours les assemblées des seuls chefs des curies ; au temps des rois, où ces assemblées commencèrent, on y traitait de toutes les choses profanes en les considérant comme sacrées.
En voyant les sociétés naître ainsi dans l’âge divin, avec le gouvernement théocratique, pour se développer sous le gouvernement héroïque, qui conserve l’esprit du premier, on éprouve une admiration profonde pour la sagesse avec laquelle la Providence conduisit l’homme à un but tout autre que celui qu’il se proposait, lui imprima la crainte de la Divinité, et fonda la société sur la religion. La religion arrêta d’abord les géants dans les terres qu’ils occupèrent les premiers, et cette prise de possession fut l’origine de tous les droits de propriété, de tous les domaines. Retirés au sommet des monts, ils y trouvèrent, pour fixer leur vie errante, des lieux salubres, forts de situation et pourvus d’eau, trois circonstances indispensables pour élever des cités. C’est encore la religion qui les détermina à former une union régulière et aussi durable que la vie, celle du mariage, d’où nous avons vu dériver le pouvoir paternel, et par suite tous les pouvoirs. Par cette union ils se trouvèrent avoir fondé les familles, berceau des sociétés politiques. Enfin, en ouvrant les asiles, ils donnèrent lieu aux clientèles, qui, par suite de la première loi agraire dont nous avons parlé, devaient produire les cités. Composées d’un ordre de nobles qui commandaient, et d’un ordre de plébéiens nés pour obéir, les cités eurent d’abord un gouvernement aristocratique. Rien ne pouvait être plus conforme à la nature sauvage et solitaire de ces premiers hommes, puisque l’esprit de l’aristocratie est la conservation des limites qui séparent les différents ordres au dedans, les différents peuples au dehors. Grâce à cette forme de gouvernement, les nations nouvellement entrées dans la civilisation devaient rester longtemps sans communication extérieure, et oublier ainsi l’état sauvage et bestial d’où elles étaient sorties. Les hommes n’ayant encore que des idées particulières, et ne pouvant comprendre ce que c’est que le bien commun, la Providence sut, au moyen de cette forme de gouvernement, les conduire à s’unir à leur patrie, dans le but de conserver un objet d’intérêt privé aussi important pour eux que leur monarchie domestique ; de cette manière, sans aucun dessein, ils s’accordèrent dans cette généralité du bien social qu’on appelle république.
Maintenant, recourons à ces preuves divines dont on a parlé dans le chapitre de la Méthode ; examinons combien sont naturels et simples les moyens par lesquels la Providence a dirigé la marche de l’humanité, rapprochons-en le nombre infini des phénomènes qui se rapportent aux quatre causes dans lesquelles nous verrons partout les éléments du monde social (les religions, les mariages, les asiles et la première loi agraire), et cherchons ensuite, entre tous les cas humainement possibles, si des choses si nombreuses et si variées ont pu avoir des origines plus simples et plus naturelles. Au moment où les sociétés devaient naître, les matériaux, pour ainsi parler, n’attendaient plus que la forme. J’appelle matériaux les religions, les langues, les terres, les mariages, les noms propres et les armes ou emblèmes, enfin les magistratures et les lois. Toutes ces choses furent d’abord propres à l’individu, libres en cela même qu’elles étaient individuelles, et parce qu’elles étaient libres, capables de constituer de véritables républiques. Ces religions, ces langues, etc., avaient été propres aux premiers hommes, monarques de leur famille. En formant par leur union des corps politiques, ils donnèrent naissance à la puissance civile, puissance souveraine, de même que dans l’état précédent celle des pères sur leurs familles n’avait relevé que de Dieu. Cette souveraineté civile, considérée comme une personne, eut son âme et son corps : l’âme fut une compagnie de sages, tels qu’on pouvait en trouver dans cet état de simplicité, de grossièreté. Les plébéiens représentèrent le corps. Aussi est-ce une loi éternelle dans les sociétés que les uns y doivent tourner leur esprit vers les travaux de la politique, tandis que les autres appliquent leur corps à la culture des arts et des métiers. Mais c’est aussi une loi que l’âme doit toujours y commander, et le corps toujours servir.
Une chose doit augmenter encore notre admiration. La Providence, en faisant naître les familles, qui, sans connaître le Dieu véritable, avaient au moins quelque notion de la Divinité, en leur donnant une religion, une langue, etc., qui leur fussent propres, avait déterminé l’existence d’un droit naturel des familles, que les pères suivirent ensuite dans leurs rapports avec leurs clients. En faisant naître les républiques sous une forme aristocratique, elle transforma le droit naturel des familles, qui s’était observé dans l’état de nature, en droit naturel des gens, ou des peuples. En effet, les pères de famille qui s’étaient réservé leur religion, leur langue, leur législation particulière à l’exclusion de leurs clients, ne purent se séparer ainsi sans attribuer ces privilèges aux ordres souverains dans lesquels ils entrèrent ; c’est en cela que consista la forme si rigoureusement aristocratique des républiques héroïques. De cette manière, le droit des gens qui s’observe maintenant entre les nations, fut, à l’origine des sociétés, une sorte de privilège pour les puissances souveraines. Aussi le peuple où l’on ne trouve point une puissance souveraine investie de tels droits, n’est point un peuple à proprement parler, et ne peut traiter avec les autres d’après les lois du droit des gens ; une nation supérieure exercera ce droit pour lui.
Tous les historiens commencent l’âge héroïque avec les courses navales de Minos et l’expédition des Argonautes ; ils en voient la continuation dans la guerre de Troie, la fin dans les courses errantes des héros, qu’ils terminent au retour d’Ulysse. C’est alors que dut naître Neptune, le dernier des douze grands dieux. La marine est, à cause de sa difficulté, l’un des derniers arts que trouvent les nations. Nous voyons dans l’Odyssée que, lorsque Ulysse aborde sur une nouvelle terre, il monte sur quelque colline pour voir s’il découvrira la fumée qui annonce les habitations des hommes. D’un autre côté, nous avons cité dans les axiomes ce que dit Platon sur l’horreur que les premiers peuples éprouvèrent longtemps pour la mer. Thucydide en explique la raison en nous apprenant que la crainte des pirates empêcha longtemps les peuples grecs d’habiter sur les rivages. Voilà pourquoi Homère arme la main de Neptune du trident qui fait trembler la terre. Ce trident n’était qu’un croc pour arrêter les barques ; le poète l’appelle dent par une belle métaphore, en ajoutant une particule qui donne au mot le sens superlatif.
Dans ces vaisseaux de pirates nous reconnaissons le taureau, sous la forme duquel Jupiter enlève Europe ; le Minotaure, ou taureau de Minos, avec lequel il enlevait les jeunes garçons et les jeunes filles des côtes de l’Attique. Les antennes s’appelaient cornua navis. Nous y voyons encore le monstre qui doit dévorer Andromède, et le cheval ailé sur lequel Persée vient la délivrer. Les voiles du vaisseau furent appelées ses ailes, alarum remigium. Le fil d’Ariane est l’art de la navigation, qui conduisit Thésée à travers le labyrinthe des îles de la mer Égée.
Plutarque, dans sa Vie de Thésée, dit que les héros tenaient à grand honneur le nom de brigands, de même qu’au moyen âge, où reparut la barbarie antique, l’italien corsale était pris pour un titre de seigneurie. Solon, dans sa législation, permit, dit-on, les associations pour cause de piraterie. Mais ce qui étonne le plus, c’est que Platon et Aristote placent le brigandage parmi les espèces de chasse. En cela, les plus grands philosophes d’une nation si éclairée sont d’accord avec les barbares de l’ancienne Germanie, chez lesquels, au rapport de César, le brigandage, loin de paraître infâme, était regardé comme un exercice de vertu. Pour des peuples qui ne s’appliquaient à aucun art, c’était fuir l’oisiveté. Cette coutume barbare dura si longtemps chez les nations les plus policées, qu’au rapport de Polybe, les Romains imposèrent aux Carthaginois, entre autres conditions de paix, celle de ne point passer le cap de Pélore pour cause de commerce ou de piraterie. Si l’on allègue qu’à cette époque les Carthaginois et les Romains n’étaient, de leur propre aveu, que des barbares[5], nous citerons les Grecs eux-mêmes qui, au temps de leur plus haute civilisation, pratiquaient, comme le montrent les sujets de leurs comédies, ces mêmes coutumes qui font aujourd’hui donner le nom de Barbarie à la côte d’Afrique opposée à l’Europe.
Le principe de cet ancien droit de la guerre fut le caractère inhospitalier des peuples héroïques, que nous avons observé plus haut. Les étrangers étaient à leurs yeux d’éternels ennemis, et ils faisaient consister l’honneur de leurs empires à les tenir le plus éloignés qu’il était possible de leur frontière ; c’est ce que Tacite nous rapporte des Suèves, le peuple le plus fameux de l’ancienne Germanie. Un passage précieux de Thucydide prouve que les étrangers étaient considérés comme des brigands. Jusqu’à son temps[6], les voyageurs qui se rencontraient sur terre ou sur mer, se demandaient réciproquement s’ils n’étaient point des brigands ou des pirates, en prenant sans doute ce mot dans le sens d’étrangers. Nous retrouvons cette coutume chez toutes les nations barbares, au nombre desquelles on est forcé de compter les Romains, lorsqu’on lit ces deux passages curieux de la loi des Douze Tables : Adversus hostem æterna auctoritas esto. — Si status dies sit, cum hoste venito[7]. Les peuples civilisés eux-mêmes n’admettent d’étrangers que ceux qui ont obtenu une permission expresse d’habiter parmi eux.
Les cités, selon Platon, eurent en quelque sorte dans la guerre leur principe fondamental ; la guerre elle-même, polemos, tira son nom de polis, cité… Cette éternelle inimitié des peuples jette beaucoup de jour sur le récit qu’on lit dans Tite-Live, de la première guerre d’Albe et de Rome. Les Romains, dit-il, avaient longtemps fait la guerre contre les Albains, c’est-à-dire que les deux peuples avaient longtemps auparavant exercé réciproquement ces brigandages dont nous parlons. L’action d’Horace qui tue sa sœur pour avoir pleuré Curiace, devient plus vraisemblable si l’on suppose qu’il était, non son fiancé, mais son ravisseur[8]. Il est bien digne de remarque que, par ce genre de convention, la victoire de l’un des deux peuples devait être décidée par l’issue du combat des principaux intéressés, tels que les trois Horaces et les trois Curiaces dans la guerre d’Albe, tels que Pâris et Ménélas dans la guerre de Troie. De même, quand la barbarie antique reparut au moyen âge, les princes décidaient eux-mêmes les querelles nationales par des combats singuliers, et les peuples se soumettaient à ces sortes de jugements. Albe, ainsi considérée, fut la Troie latine, et l’Hélène romaine fut la sœur d’Horace.
Les dix ans[9] du siège de Troie célébrés chez les Grecs[10], répondent chez les Latins aux dix ans du siège de Veies ; c’est un nombre fini pour le nombre infini des années antérieures, pendant lesquelles les cités avaient exercé entre elles de continuelles hostilités.
Les guerres éternelles des cités anciennes, leur éloignement pour former des ligues et des confédérations, nous expliquent pourquoi l’Espagne fut soumise par les Romains ; l’Espagne dont César avouait que partout ailleurs il avait combattu pour l’empire, là seulement pour la vie ; l’Espagne, que Cicéron proclamait la mère des plus belliqueuses nations du monde. La résistance de Sagonte, arrêtant pendant huit mois la même armée qui, après tant de pertes et de fatigues, faillit triompher de Rome elle-même dans son Capitole, la résistance de Numance, qui fit trembler les vainqueurs de Carthage, et ne put être réduite que par la sagesse et l’héroïsme du triomphateur de l’Afrique, n’étaient-elles pas d’assez grandes leçons pour que cette nation généreuse unît toutes ses cités dans une même confédération, et fixât l’empire du monde sur les bords du Tage ? Il n’en fut point ainsi : l’Espagne mérita le déplorable éloge de Florus : Sola omnium provinciarum vires suas, postquani victa est, intellexit. Tacite fait la même remarque sur les Bretons, que son Agricola trouva si belliqueux : Dum singuli pugnant, universi vincuntur.
Les historiens, frappés de l’éclat des entreprises navales des temps héroïques, n’ont point remarqué les guerres de terre qui se faisaient aux mêmes époques, encore moins la politique héroïque qui gouvernait alors la Grèce. Mais Thucydide, cet écrivain plein de sens et de sagacité, nous en donne une indication précieuse : Les cités héroïques, dit-il, étaient toutes sans murailles, comme Sparte dans la Grèce, comme Numance, la Sparte de l’Espagne ; telle était, ajoute-t-il, la fierté indomptable et la violence naturelle des héros, que tous les jours ils se chassaient les uns les autres de leurs établissements. Ainsi Amulius chassa Numitor, et fut chassé lui-même par Romulus, qui rendit Albe à son premier roi. Qu’on juge combien il est raisonnable de chercher un moyen de certitude pour la chronologie dans les généalogies héroïques de la Grèce, et dans cette suite non interrompue des quatorze rois latins ! Dans les siècles les plus barbares du moyen âge, on ne trouve rien de plus inconstant, de plus variable, que la fortune des maisons royales. Urbem Romam principio reges habuere, dit Tacite à la première ligne des Annales. L’ingénieux écrivain s’est servi du plus faible des trois mots employés par les jurisconsultes pour désigner la possession, habere, tenere, possidere.
En considérant ces rapports innombrables de l’histoire politique des Grecs et des Romains, tout homme qui consulte la réflexion plutôt que la mémoire ou l’imagination affirmera sans hésiter que, depuis les temps des rois jusqu’à l’époque où les plébéiens partagèrent avec les nobles le droit des mariages solennels, le peuple de Mars se composa des seuls nobles… On ne peut admettre que les plébéiens, que la tourbe des plus vils ouvriers, traités dès l’origine comme esclaves, eussent le droit d’élire les rois, tandis que les Pères auraient seulement sanctionné l’élection. C’est confondre ces premiers temps avec celui où les plébéiens étaient déjà une partie de la cité, et concouraient à élire les consuls, droit qui ne leur fut communiqué par les Pères qu’après celui des mariages solennels, c’est-à-dire au moins trois cents ans après la mort de Romulus.
Lorsque les philosophes ou les historiens parlent des premiers temps, ils prennent le mot peuple dans un sens moderne, parce qu’ils n’ont pu imaginer les sévères aristocraties des âges antiques ; de là deux erreurs dans l’acception des mots rois et liberté. Tous les auteurs ont cru que la royauté romaine était monarchique, que la liberté fondée par Junius Brutus était une liberté populaire. On peut voir à ce sujet l’inconséquence de Bodin.
Tout ceci nous est confirmé par Tite-Live, qui, en racontant l’institution du consulat par Junius Brutus, dit positivement qu’il n’y eut rien de changé dans la constitution de Rome (Brutus était trop sage pour faire autre chose que la ramener à la pureté de ses principes primitifs), et que l’existence de deux consuls annuels ne diminua rien de la puissance royale, nihil quicquam de regia potestate diminutum. Ces consuls étaient deux rois annuels d’une aristocratie, reges annuos, dit Cicéron dans les Lois, de même qu’il y avait à Sparte des rois à vie, quoique personne ne puisse contester le caractère aristocratique de la constitution lacédémonienne. Les consuls, pendant leur règne, étaient, comme on sait, sujets à l’appel, de même que les rois de Sparte étaient sujets à la surveillance des éphores : leur règne annuel étant fini, les consuls pouvaient être accusés, comme on vit les éphores condamner à mort des rois de Sparte. Ce passage de Tite-Live nous démontre donc à la fois, et que la royauté romaine fut aristocratique, et que la liberté fondée par Brutus ne fut point populaire, mais particulière aux nobles ; elle n’affranchit pas le peuple des patriciens, ses maîtres, mais elle affranchit ces derniers de la tyrannie des Tarquins.
Si la variété de tant de causes et d’effets observés jusqu’ici dans l’histoire de la république romaine, si l’influence continue que ces causes exercèrent sur ces effets ne suffisent pas pour établir que la royauté chez les Romains eut un caractère aristocratique, et que la liberté fondée par Brutus fut restreinte à l’ordre des nobles, il faudra croire que les Romains, peuple grossier et barbare, ont reçu de Dieu un privilège refusé à la nation la plus ingénieuse et la plus policée, à celle des Grecs ; qu’ils ont connu leur antiquité, tandis que les Grecs, au rapport de Thucydide, ne surent rien des leurs jusqu’à la guerre du Péloponèse[11]. Mais quand on accorderait ce privilège aux Romains, il faudrait convenir que leurs traditions ne présentent que des souvenirs obscurs, que des tableaux confus, et qu’avec tout cela la raison ne peut s’empêcher d’admettre ce que nous avons établi sur les antiquités romaines.
D’après les principes de la politique héroïque établis ci-dessus, l’héroïsme des premiers peuples, dont nous sommes obligés de traiter ici, fut bien différent de celui qu’ont imaginé les philosophes, imbus de leurs préjugés sur la sagesse merveilleuse des anciens et trompés par les philologues sur le sens de ces trois mots, peuple, roi et liberté. Ils ont entendu par le premier mot, des peuples où les plébéiens seraient déjà citoyens ; par le second, des monarques ; par le troisième, une liberté populaire. Ils ont fait entrer dans l’héroïsme des premiers âges trois idées naturelles à des esprits éclairés et adoucis par la civilisation : l’idée d’une justice raisonnée et conduite par les maximes d’une morale socratique, l’idée de cette gloire qui récompense les bienfaiteurs du genre humain ; enfin l’idée d’un noble désir de l’immortalité. Partant de ces trois erreurs, ils ont cru que les rois et autres grands personnages des temps anciens s’étaient consacrés, eux, leurs familles et tout ce qui leur appartenait, à adoucir le sort des malheureux qui forment la majorité dans toutes les sociétés du monde.
Cependant cet Achille, le plus grand des héros grecs, Homère nous le représente sous trois aspects entièrement contraires aux idées que les philosophes ont conçues de l’héroïsme antique. Achille est-il juste quand Hector lui demande la sépulture en cas qu’il périsse, et que, sans réfléchir au sort commun de l’humanité, il répond durement : Quel accord entre l’homme et le lion, entre le loup et l’agneau ? Quand je t’aurai tué, je te dépouillerai ; pendant trois jours, je te traînerai lié à mon char autour des murs de Troie, et tu serviras ensuite de pâture à mes chiens. Aime-t-il la gloire, lorsque, pour une injure particulière, il accuse les dieux et les hommes, se plaint à Jupiter de son rang élevé, rappelle ses soldats de l’armée alliée, et que, ne rougissant point de se réjouir avec Patrocle de l’affreux carnage que fait Hector de ses compatriotes, il forme le souhait impie que tous les Troyens et tous les Grecs périssent dans cette guerre, et que Patrocle et lui survivent seuls à leur ruine ? Annonce-t-il le noble amour de l’immortalité, lorsqu’aux enfers, interrogé par Ulysse s’il est satisfait de ce séjour, il répond qu’il aimerait mieux vivre encore et être le dernier des esclaves ? Voilà le héros qu’Homère qualifie toujours du nom d’irréprochable (amumôn) et qu’il semble proposer aux Grecs pour modèle de la vertu héroïque ! Si l’on veut qu’Homère instruise autant qu’il intéresse, ce qui est le devoir du poète, on ne doit entendre par ce héros irréprochable que le plus orgueilleux, le plus irritable de tous les hommes ; la vertu célébrée en lui, c’est la susceptibilité, la délicatesse du point d’honneur dans laquelle les duellistes faisaient consister toute leur morale, lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge et que les romanciers exaltent dans leurs chevaliers errants.
Quant à l’histoire romaine, on appréciera les héros qu’elle vante, si l’on réfléchit à l’éternelle inimitié que, selon Aristote, les nobles ou héros juraient aux plébéiens. Qu’on parcoure l’âge de la vertu romaine, que Tite-Live fixe au temps de la guerre contre Pyrrhus (nulla ætas virtutum feracior) et que, d’après Salluste (saint Augustin, Cité de Dieu), nous étendons depuis l’expulsion des rois jusqu’à la seconde guerre punique. Ce Brutus qui immole à la liberté ses deux fils, espoir de sa famille ; ce Scévola qui effraye Porsenna et détermine sa retraite en brûlant la main qui n’a pu l’assassiner ; ce Manlius qui punit de mort la faute glorieuse d’un fils vainqueur ; ces Décius qui se dévouent pour sauver leurs armées ; ce Fabricius, ces Curius qui repoussent l’or des Samnites et les offres magnifiques du roi d’Épire ; ce Régulus enfin qui, par respect pour la sainteté du serment, va chercher à Carthage la mort la plus cruelle ; que firent-ils pour l’avantage des infortunés plébéiens ? Tout l’héroïsme des maîtres du peuple ne servait qu’à l’épuiser par des guerres interminables, qu’à l’enfoncer dans un abîme d’usure pour l’ensevelir ensuite dans les cachots particuliers des nobles où les débiteurs étaient déchirés à coups de verges comme les plus vils des esclaves. Si quelqu’un tentait de soulager les plébéiens par une loi agraire, l’ordre des nobles accusait et mettait à mort le bienfaiteur du peuple. Tel fut le sort (pour ne citer qu’un exemple) de ce Manlius qui avait sauvé le Capitole. Sparte, la ville héroïque de la Grèce, eut son Manlius dans le roi Agis ; Rome, la ville héroïque du monde, eut son Agis dans la personne de Manlius : Agis entreprit de soulager le pauvre peuple de Lacédémone et fut étranglé par les éphores ; Manlius, soupçonné à Rome du même dessein, fut précipité de la roche tarpéienne. Par cela seul que les nobles des premiers peuples se tenaient pour héros, c’est-à-dire pour des êtres d’une nature supérieure à celle des plébéiens, ils devaient maltraiter la multitude. En lisant l’histoire romaine, un lecteur raisonnable doit se demander avec étonnement que pouvait être cette vertu si vantée des Romains avec un orgueil si tyrannique ? cette modération avec tant d’avarice ? cette douceur avec un esprit si farouche ? cette justice au milieu d’une si grande inégalité ?
Les principes qui peuvent faire cesser cet étonnement et nous expliquer l’héroïsme des anciens peuples, sont nécessairement les suivants : I. En conséquence de l’éducation sauvage des géants dont nous avons parlé, l’éducation des enfants dut conserver chez les peuples héroïques cette sévérité, cette barbarie originaire ; les Grecs et les Romains pouvaient tuer leurs enfants nouveau-nés ; les Lacédémoniens battaient de verges leurs enfants dans le temple de Diane, et souvent jusqu’à la mort. Au contraire, c’est la sensibilité paternelle des modernes qui leur donne en toute chose cette délicatesse étrangère à l’antiquité. — II. Les épouses doivent s'acheter chez de tels peuples avec les dots héroïques, usage que les prêtres romains conservèrent dans la solennité de leur mariage qu’ils contractaient coemptione et farre. Tacite en dit autant des anciens Germains auxquels cette coutume était probablement commune avec tous les peuples barbares. Chez eux les femmes sont considérées par leurs maris comme nécessaires pour leur donner des enfants, mais du reste traitées comme esclaves. Telles sont les mœurs du nouveau monde et d’une grande partie de l’ancien. Au contraire, lorsque la femme apporte une dot, elle achète la liberté du mari et obtient de lui un aveu public qu’il est incapable de supporter les charges du mariage. C’est peut-être l’origine des privilèges importants dont les empereurs romains favorisent les dots. — III. Les fils acquièrent, les femmes épargnent pour leurs pères et leurs maris ; c’est le contraire de ce qui se fait chez les modernes. — IV. Les jeux et les plaisirs sont fatigants, comme la lutte, la course. Homère dit toujours Achille aux pieds légers. Ils sont en outre dangereux : ce sont des joutes, des chasses, exercices capables de fortifier l’âme et le corps et d’habituer à mépriser, à prodiguer la vie. — V. Ignorance complète du luxe, des commodités sociales, des doux loisirs. — VI. Les guerres sont toutes religieuses, et par conséquent atroces. — VII. De telles guerres entraînent dans toute leur dureté les servitudes héroïques ; les vaincus sont regardés comme des hommes sans dieux, et perdent non seulement la liberté civile, mais la liberté naturelle. — D’après toutes ces considérations, les républiques doivent être alors des aristocraties naturelles, c’est-à-dire composés d’hommes qui soient naturellement les plus courageux ; le gouvernement doit être de nature à réserver tous les honneurs civils à un petit nombre de nobles, de pères de famille qui fassent consister le bien public dans la conservation de ce pouvoir absolu qu’ils avaient originairement sur leurs familles et qu’ils ont maintenant dans l’État, de sorte qu’ils entendent le mot patrie dans le sens étymologique qu’on peut lui donner : l’intérêt des pères (patria, sous-entendu res).
Tel fut donc l’héroïsme des premiers peuples, telle la nature morale des héros, tels leurs usages, leurs gouvernements et leurs lois. Cet héroïsme ne peut désormais se représenter, pour des causes toutes contraires à celles que nous avons énumérées et qui ont produit deux sortes de gouvernements humains, les républiques populaires et les monarchies. Le héros digne de ce nom, caractère bien différent de celui des temps héroïques, est appelé par les souhaits des peuples affligés ; les philosophes en raisonnent, les poètes l’imaginent, mais la nature des sociétés ne permet pas d’espérer un tel bienfait du ciel.
Tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur l’héroïsme des premiers peuples reçoit un nouveau jour des axiomes relatifs à l’héroïsme romain, que l’on trouvera analogue à l’héroïsme des Athéniens encore gouvernés par le sénat aristocratique de l’Aréopage et à l’héroïsme de Sparte, république d’Héraclides, c’est-à-dire de héros ou nobles, comme on l’a démontré.
- ↑ Aristote définit les fils, des instruments animés de leurs pères ; et jusqu’au temps où la constitution de Rome devint entièrement démocratique, les pères de famille conservèrent dans son intégrité cette monarchie domestique. Dans les premiers siècles, ils pouvaient vendre leurs fils jusqu’à trois fois. Plus tard, lorsque la civilisation eut adouci les esprits, l’émancipation se fit par trois ventes fictives. Mais les Gaulois et les Celtes conservèrent toujours le même pouvoir sur leurs enfants et leurs esclaves. On a retrouvé les mêmes mœurs dans les Indes occidentales : les pères y vendaient réellement leurs enfants ; et en Europe les Moscovites et les Tartares peuvent exercer quatre fois le même droit. Tout ceci prouve combien les modernes se sont mépris sur le sens du mot célèbre : Les barbares n’ont point sur leurs enfants le même pouvoir que les citoyens romains. Cette maxime des jurisconsultes anciens se rapporte aux nations vaincues par le peuple romain. La victoire leur ôtant tout droit civil, ainsi que nous le démontrerons, les vaincus conservaient seulement la puissance paternelle, donnée par la nature, les liens naturels du sang, cognationes, et d’un autre côté le domaine naturel ou bonitaire ; en tout cela, leurs obligations étaient simplement naturelles, de jure naturali gentium, en ajoutant, avec Ulpien, humanarum. Mais pour les peuples indépendants de l’Empire, ces droits furent civils, et précisément les mêmes que ceux des citoyens romains. (Vico.)
- ↑ L’hospitalité héroïque entraîna aussi dans d’autres occasions l’idée d’inimitié : Pâris fut hôte d’Hélène, Thésée d’Ariane, Jason de Médée, Énée de Didon ; ces enlèvements, ces trahisons étaient des actions héroïques. (Vico.)
- ↑ Bernardo Segni traduit ce qu’Aristote appelle une république démocratique par republica per censo. (Vico.)
- ↑ De même que les Grecs, du mot kheir, la main, qui par extension signifie aussi puissance chez toutes les nations, tirèrent celui de kuria, dans un sens analogue à celui du latin curia. (Vico.)
- ↑ Plaute dit dans plusieurs endroits qu’il a traduit, en langue barbare, les comédies grecques… Marcus vertit barbare. (Vico.)
- ↑ Οὐϰ ἔχοντός πω αἰσχυνην τούτου τοῦ ἔργου (τοῦ ἁρπάζειν), φέροντος δέ τι ϰαὶ δόξης μᾶλλον. Δηλοῦσι δέ τῶν τε ἠπειρωτῶν τινὲς ἔτι ϰαὶ νῦν, οἷς ϰόσμος ϰαλῶς τοῦτο δρᾶν, ϰαὶ οἱ παλαιοὶ τῶν ποιητῶν τὰς πύστεις τῶν ϰαταπλεόντων πανταχοῦ ὁμοίως ἐρωτῶντες εἰ λῃσταί εἰσιν· ὡς οὔτε ὧν πυνθάνονται ἀπαξιούντων τὸ ἔργον, οἶς τ’ ἐπιμελὲς εἴη εἰδέναι, οὐϰ ὀνειδιζόντων.
- ↑ On prend ordinairement dans ce passage le mot hostis dans le sens de l’adverse partie ; mais Cicéron observe précisément à ce sujet que hostis était pris par les anciens Latins dans le sens de peregrinus. (Vico.)
- ↑ Comment expliquer cette prétendue alliance, quand Romulus lui-même, sorti du sang des rois d’Albe, vengeur de Numitor auquel il avait rendu le trône, ne put trouver de femme chez les Albains. (Vico.)
- ↑ Le nombre, chose la plus abstraite de toutes, fut la dernière que comprirent les nations. Pour désigner un grand nombre, on se servit d’abord de celui de douze : de là les douze grands dieux, les douze travaux d’Hercule, les douze parties de l’as, les Douze Tables, etc. Les Latins ont conservé d’une époque où l’on connaissait mieux les nombres, leur mot sexcenti, et les Italiens, cento, et ensuite cento e mille, pour dire un nombre innombrable. Les philosophes seuls peuvent arriver à l’idée d’infini. (Vico.)
- ↑ Il est à croire qu’au temps de la guerre de Troie le nom de Akhaioi, Achivi, était restreint à une partie du peuple grec, qui fit cette guerre ; mais ce nom s’étant étendu à toute la nation, on dit au temps d’Homère que toute la Grèce s’était liguée contre Troie. Ainsi nous voyons dans Tacite que le nom de Germanie, étendu depuis à une vaste contrée de l’Europe, n’avait désigné originairement qu’une tribu qui, passant le Rhin, chassa les Gaulois de ses bords ; la gloire de cette conquête fit adopter ce nom par toute la Germanie, comme la gloire du siège de Troie avait fait adopter celui d’Achivi par tous les Grecs. (Vico.)
- ↑ Nous avons observé que cette époque est pour l’histoire grecque celle de la plus grande lumière, comme pour l’histoire romaine l’époque de la seconde guerre punique ; c’est alors que Tite-Live déclare qu’il écrit l’histoire avec plus de certitude ; et pourtant il n’hésite point d’avouer qu’il ignore les trois circonstances historiques les plus importantes. (Vico.)