La Science nouvelle (Vico)/Livre 2/Chapitre 05
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 440-450).
Les héros sentirent, par l’instinct de la nature humaine, les deux vérités qui constituent toute la science économique, et que les Latins conservèrent dans les mots educere, educare, relatifs, l’un à l’éducation de l’âme, l’autre à celle du corps. Nous parlerons d’abord de la première de ces deux éducations.
Les premiers pères furent à la fois les sages, les prêtres et les rois ou législateurs de leurs familles[1]. Ils durent être dans la famille des rois absolus, supérieurs à tous les autres membres, et soumis seulement à Dieu. Leur pouvoir fut armé des terreurs d’une religion effroyable, et sanctionné par les peines les plus cruelles ; c’est dans le caractère de Polyphème que Platon reconnaît les premières pères de famille[2]. — Remarquons seulement ici que les hommes, sortis de leur liberté native, et domptés par la sévérité du gouvernement de la famille, se trouvèrent préparés à obéir aux lois du gouvernement civil qui devait lui succéder. Il en est resté cette loi éternelle, que les républiques seront plus heureuses que celle qu’imagina Platon, toutes les fois que les pères de famille n’enseigneront à leurs enfants que la religion, et qu’ils seront admirés des fils comme leurs sages, révérés comme leurs prêtres, et redoutés comme leurs rois.
Quant à la seconde partie de la science économique, l’éducation des corps, on peut conjecturer que, par l’effet des terreurs religieuses, de la dureté du gouvernement des pères de famille et des ablutions sacrées, les fils perdirent peu à peu la taille des géants, et prirent la stature convenable à des hommes. Admirons la Providence, d’avoir permis qu’avant cette époque les hommes fussent des géants : il leur fallait, dans leur vie vagabonde, une complexion robuste pour supporter l’inclémence de l’air et l’intempérie des saisons ; il leur fallait des forces extraordinaires pour pénétrer la grande forêt qui couvrait la terre, et qui devait être si épaisse dans les temps voisins du déluge…
La grande idée de la science économique fut réalisée dès l’origine, savoir : qu’il faut que les pères, par leur travail et leur industrie, laissent à leurs fils un patrimoine où ils trouvent une subsistance facile, commode et sûre, quand même ils n’auraient plus aucun rapport avec les étrangers, quand même toutes les ressources de l’état social viendraient à leur manquer, quand même il n’y aurait plus de cités ; de sorte qu’en supposant les dernières calamités, les familles subsistent, comme origine de nouvelles nations. Ils doivent laisser ce patrimoine dans des lieux qui jouissent d’un air sain, qui possèdent des sources d’eaux vives, et dont la situation, naturellement forte, leur assure un asile dans le cas où les cités périraient ; il faut enfin que ce patrimoine comprenne de vastes campagnes assez riches pour nourrir les malheureux qui, dans la ruine des cités voisines, viendraient s’y réfugier, les cultiveraient et en reconnaîtraient le propriétaire pour seigneur. Ainsi la Providence ordonna l’état de famille, employant, non la tyrannie des lois, mais la douce autorité des coutumes. (Voy. axiome 104, le passage cité de Dion-Cassius.) Les forts, les puissants des premiers âges, établirent leurs habitations au sommet des montagnes. Le latin arces, l’italien rocce, ont, outre leur premier sens, celui de forteresses.
Tel fut l’ordre établi par la Providence, pour commencer la société païenne. Platon en fait honneur à la prévoyance des premiers fondateurs des cités. Cependant, lorsque la barbarie antique, reparaissant au moyen âge, détruisait partout les cités, le même ordre assura le salut des familles, d’où sortirent les nouvelles nations de l’Europe. Les Italiens ont continué à dire castella, pour seigneuries. En effet, on observe généralement que les cités les plus anciennes, et presque toutes les capitales, ont été bâties au sommet des montagnes, tandis que les villages sont répandus dans les plaines. De là vinrent sans doute ces phrases latines, summo loco, illustri loco nati, pour dire les nobles ; imo, obscuro loco nati, pour désigner les plébéiens : les premiers habitaient les cités, les seconds les campagnes.
C’est par rapport aux sources vives dont nous avons parlé, que les politiques regardent la communauté des eaux comme l’occasion de l’union des familles. De là les premières associations furent dites par les Grecs fratriai. (peut-être de frear, puits), comme les premiers villages furent appelés pagi par les Latins, du mot pègè, fontaine. Les Romains célébraient les mariages par l’emploi solennel de l’eau et du feu : parce que les premiers mariages furent contractés naturellement par des hommes et des femmes qui avaient l’eau et le feu en commun, comme membres de la même famille, et dans l’origine comme frères et sœurs. Le dieu du foyer de chaque maison était appelé lar ; d’où focus laris. C’était là que le père de famille sacrifiait aux dieux de la maison, deivei parentum (loi des Douze Tables, de parricidio) ; comme parle l’histoire sainte, le Dieu de nos pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob. De là encore la loi que propose Cicéron : Sacra familiaria perpetua manento ; et les expressions si fréquentes dans les lois romaines, filius familias in sacris paternis, sacra patria pour la puissance paternelle. Ce respect du foyer domestique était commun aux barbares du moyen âge, puisque même au temps de Boccace, qui nous l’atteste dans sa Généalogie des dieux, c’était l’usage à Florence qu’au commencement de chaque année, le père de famille, assis à son foyer, près d’un tronc d’arbre auquel il mettait le feu, jetât de l’encens et versât du vin dans la flamme ; usage encore observé par le petit peuple de Naples, le soir de la vigile de Noël. On dit aussi tant de feux, pour tant de familles.
L’institution des sépultures, qui vint après celle des mariages, résulta de la nécessité de cacher des objets qui choquaient les sens. Ainsi commença la croyance universelle de l’immortalité des âmes humaines, appelées dii manes, et dans la loi des Douze Tables, deivei parentum…
Les philologues et les philosophes ont pensé communément que, dans ce qu’on appelle l’état de nature, les familles n’étaient composées que de fils ; elles le furent aussi de serviteurs ou famuli, d’où elles tirèrent principalement ce nom. Sur cette économie incomplète ils ont fondé une fausse politique, comme la suite doit le démontrer. Pour nous, nous commencerons à traiter de la politique des premiers âges, en prenant pour point de départ ces serviteurs ou famuli, qui appartiennent proprement à l’étude de l’économie.
Au bout d’un laps de temps considérable, plusieurs des géants impies qui étaient restés dans la communauté des femmes et des biens, et dans les querelles qu’elle produisait, les hommes simples et débonnaires dans le langage de Grotius, les abandonnés de Dieu dans celui de Puffendorf, furent contraints, pour échapper aux violents de Hobbes, de se réfugier aux autels des forts. Ainsi un froid très vif contraint les bêtes sauvages à venir chercher un asile dans les lieux habités. Les chefs de famille, plus courageux parce qu’ils avaient déjà formé une première société, recevaient sous leur protection ces malheureux réfugiés, et tuaient ceux qui osaient faire des courses sur leurs terres. Déjà héros par leur naissance, puisqu’ils étaient nés de Jupiter, c’est-à-dire nés sous ses auspices, ils devinrent héros par la vertu. Dans ce dernier genre d’héroïsme, les Romains se montrèrent supérieurs à tous les peuples de la terre, puisqu’ils surent également
Parcere subjectis, et debellare superbos.
Les premiers hommes qui fondèrent la civilisation, avaient été conduits à la société par la religion et par l’instinct naturel de propager la race humaine, causes honorables qui produisirent le mariage, la première et la plus noble amitié du monde. Les seconds qui entrèrent dans la société, y furent contraints par la nécessité de sauver leur vie. Cette société, dont l’utilité était le but, fut d’une nature servile. Aussi les réfugiés ne furent protégés par les héros qu’à une condition juste et raisonnable, celle de gagner eux-mêmes leur vie en travaillant pour les héros, comme leurs serviteurs. Cette condition analogue à l’esclavage fut le modèle de celle où l’on réduisit les prisonniers faits à la guerre, après la formation des cités.
Ces premiers serviteurs se nommaient, chez les Latins, vernæ, tandis que les fils des héros, pour se distinguer, s’appelaient liberi. Du reste, ces derniers n’avaient aucune autre distinction : dominum ac servum nullis educationis deliciis dignoscas. Ce que Tacite dit des Germains peut s’entendre de tous les premiers peuples barbares ; et nous savons que, chez les anciens Romains, le père de famille avait droit de vie et de mort sur ses fils, et la propriété absolue de tout ce qu’ils pouvaient acquérir, au point que, jusqu’aux Empereurs, les fils et les esclaves ne différaient en rien sous le rapport du pécule. Ce mot liberi signifia aussi d’abord nobles : les arts libéraux sont les arts nobles ; liberalis répond à l’italien gentile. Chez les Latins, les maisons nobles s’appelaient gentes ; ces premières gentes se composaient des seuls nobles, et les seuls nobles furent libres dans les premières cités.
Les serviteurs furent aussi appelés clientes, et ces clientèles furent la première image des fiefs, comme nous le verrons plus au long.
Sous le nom seul du père de famille étaient compris tous ses fils, tous ses esclaves et serviteurs. Ainsi, dans les temps héroïques on put dire avec vérité, comme Homère le dit d’Ajax, le rempart des Grecs (purgos axaiôn), que seul il combattait contre l’armée entière des Troyens ; on put dire qu’Horace soutint seul sur un pont le choc d’une armée d’Étrusques ; par quoi l’on doit entendre Ajax, Horace, avec leurs compagnons ou serviteurs. Il en fut précisément de même dans la seconde barbarie [dans celle du moyen âge] ; quarante héros normands, qui revenaient de la terre sainte, mirent en fuite une armée de Sarrasins qui tenaient Salerne assiégée.
C’est à cette protection accordée par les héros à ceux qui se réfugièrent sur leurs terres, qu’on doit rapporter l’origine des fiefs. Les premiers furent d’abord des fiefs roturiers personnels, pour lesquels les vassaux étaient vades, c’est-à-dire obligés personnellement à suivre les héros partout où ils les menaient pour cultiver leurs terres, et plus tard, de les suivre dans les jugements (rei, et actores). Du vas des Latins, du (bas des Grecs, dérivèrent le was et le wassus employés par les feudistes barbares pour signifier vassal. Ensuite durent venir les fiefs roturiers réels, pour lesquels les vassaux durent être les premiers prædes ou mancipes obligés sur biens immeubles ; le nom de mancipes resta propre à ceux qui étaient ainsi obligés envers le trésor public.
Nous venons de donner la première origine des asiles. C’est en ouvrant un asile que Cadmus fonde Thèbes, la plus ancienne cité de la Grèce. Thésée fonde Athènes en élevant l’autel des malheureux, nom bien convenable à ceux qui erraient auparavant, dénués de tous les biens divins et humains que la société avait procurés aux hommes pieux. Romulus fonde Rome en ouvrant un asile dans un bois, vetus urbes condentium consilium, dit Tite-Live. De là Jupiter reçut le titre d’hospitalier. Étranger se dit en latin hospes.
Les nations héroïques, ne s’occupant que des choses nécessaires à la vie, ne recueillant d’autres fruits que les productions spontanées de la nature, ignorant l’usage de la monnaie, et étant pour ainsi dire tout corps, toute matière, ne pouvaient certainement connaître les contrats qui, selon l’expression moderne, se font par le seul consentement. L’ignorance et la grossièreté sont naturellement soupçonneuses ; aussi les hommes ne pouvaient connaître les engagements de bonne foi. Ils assuraient toutes les obligations, en employant la main, soit en réalité, soit par fiction en ajoutant à l’acte la garantie des stipulations solennelles ; de là ce titre célèbre dans la loi des Douze Tables : Si quis nexum faciet mancipiumque, uti lingua nuncupassit, ita jus esto. Un tel état civil étant supposé, nous pouvons en inférer ce qui suit.
I. On dit que dans les temps les plus anciens les achats et les ventes se faisaient par échange, lors même qu’il s’agissait d’immeubles. Ces échanges ne furent autre chose que les cessions de terres faites au moyen âge, à charge de cens seigneurial (livelli). Leur utilité consistait en ce que l’une des parties avait trop de terres riches en fruits dont l’autre partie manquait.
II. Les locations de maisons ne pouvaient avoir lieu lorsque les cités étaient petites, et les habitations étroites. On doit croire plutôt que les propriétaires fonciers donnaient du terrain pour qu’on y bâtit ; toute location se réduisait donc à un cens territorial.
III. Les locations de terres durent être emphytéotiques. Les grammairiens ont dit, sans en comprendre le sens, que clientes était quasi colentes. Ces locations de terres répondent aux clientèles des Latins.
IV. Telle fut sans doute la raison pour laquelle on ne trouve dans les anciennes archives du moyen âge d’autres contrats que des contrats de cens seigneurial pour des maisons ou pour des terres, soit perpétuel, soit à temps.
V. Cette dernière observation explique peut-être pourquoi l’emphytéose est un contrat de droit civil, c’est-à-dire du droit héroïque des Romains. À ce droit héroïque Ulpien oppose le droit naturel des peuples civilisés (gentium humanarum) ; il les appelle civilisés ou humains, par opposition aux barbares des premiers temps ; et il ne peut entendre parler des barbares qui de son temps se trouvaient hors de l’Empire, et dont par conséquent le droit n’importait point aux jurisconsultes romains.
VI. Les contrats de société étaient inconnus, par un effet de l’isolement naturel des premiers hommes. Chaque père de famille s’occupait uniquement de ses affaires, sans se mêler de celles des autres, comme Polyphème le dit à Ulysse dans l’Odyssée.
VII. Pour la même raison, il n’y avait point de mandataires. De là cette maxime qui est restée dans le droit civil : nous ne pouvons acquérir par une personne qui n’est point sous notre puissance, per extraneam personam acqairi nemini.
VIII. Le droit des nations civilisées, humanarum, comme dit Ulpien, ayant succédé aux droits des nations héroïques, il se fît une telle révolution, que le contrat de vente, qui anciennement ne produisait point d’action de garantie, si on n’avait point stipulé en cas d’éviction la cause pénale appelée stipulatio duplæ, est aujourd’hui le plus favorable de tous les contrats appelés de bonne foi, parce que naturellement elle doit y être observée sans qu’elle ait été promise.
- ↑ C’est cette tradition vulgaire sur la sagesse des anciens qui a trompé Platon et lui a fait regretter les temps où les philosophes régnaient, où les rois étaient philosophes. (Vico.)
- ↑ Cette tradition mal interprétée a jeté tous les politiques dans l’erreur de croire que la première forme des gouvernements civils aurait été la monarchie. Partant de cette erreur, ils ont établi pour principe de leur fausse science que la royauté tirait son origine de la violence, ou de la fraude qui aurait bientôt éclaté en violence. Mais à cette époque où les hommes avaient encore tout l’orgueil farouche de la liberté bestiale, cette simplicité grossière où ils se contentaient des productions spontanées de la nature pour aliments, de l’eau des fontaines pour boisson, et des cavernes pour abri pendant leur sommeil ; dans cette égalité naturelle où tous les pères étaient souverains de leur famille, on ne peut comprendre comment la fraude ou la force eussent assujetti tous les hommes à un seul. (Vico.)