La Science nouvelle (Vico)/Livre 1/Chapitre 3

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 352-357).


CHAPITRE III


TROIS PRINCIPES FONDAMENTAUX.


Maintenant, afin d’éprouver si les propositions que nous avons présentées comme les éléments de la science nouvelle peuvent donner forme aux matériaux préparés dans la table chronologique, nous prions le lecteur de réfléchir à tout ce qu’on a jamais écrit sur les principes du savoir divin et humain des Gentils, et d’examiner s’il y trouvera rien qui contredise toutes ces propositions, ou plusieurs d’entre elles, ou même une seule ; chacune étant étroitement liée avec toutes les autres, en ébranler une, c’est les ébranler toutes. S’il fait cette comparaison, il ne verra certainement dans ce qu’on a écrit sur ces matières que des souvenirs confus, que les rêves d’une imagination déréglée ; la réflexion y est restée étrangère, par l’effet des deux vanités dont nous avons parlé (axiome 3). La vanité des nations, dont chacune veut être la plus ancienne de toutes, nous ôte l’espoir de trouver les principes de la science nouvelle dans les écrits des philologues, la vanité des savants, qui veulent que leurs sciences favorites aient été portées à leur perfection dès le commencement du monde, nous empêche de les chercher dans les ouvrages des philosophes ; nous suivrons donc ces recherches, comme s’il n’existait point de livres.

Mais dans cette nuit sombre dont est couverte à nos yeux l’antiquité la plus reculée, apparaît une lumière qui ne peut nous égarer ; je parle de cette vérité incontestable : le monde social est certainement l'ouvrage des hommes ; d’où il résulte que l’on en peut, que l’on en doit trouver les principes dans les modifications mêmes de l’intelligence humaine. Cela admis, tout homme qui réfléchit ne s’étonnera-t-il pas que les philosophes aient entrepris sérieusement de connaître le monde de la nature que Dieu a faite et dont il s’est réservé la science, et qu’ils aient négligé de méditer sur ce monde social, que les hommes peuvent connaître, puisqu’il est leur ouvrage ? Cette erreur est venue de l’infirmité de l’intelligence humaine : plongée et comme ensevelie dans le corps, elle est portée naturellement à percevoir les choses corporelles, et a besoin d’un grand travail, d’un grand effort pour se comprendre elle-même ; ainsi l’œil voit tous les objets extérieurs, et ne peut se voir lui-même que dans un. miroir.

Puisque le monde social est l’ouvrage des hommes, examinons en quelle chose ils se sont rapportés et se rapportent toujours. C’est de là que nous tirerons les principes qui expliquent comment se forment, comment se maintiennent toutes les sociétés, principes universels et éternels, comme doivent l’être ceux de toute science.

Observons toutes les nations barbares ou policées, quelque éloignées qu’elles soient de temps ou de lieu ; elles sont fidèles à trois coutumes humaines : toutes ont une religion quelconque, toutes contractent des mariages solennels, toutes ensevelissent leurs morts. Chez les nations les plus sauvages et les plus barbares, nul acte de la vie n’est entouré de cérémonies plus augustes, de solennités plus saintes, que ceux qui ont rapport à la religion, aux mariages, aux sépultures. Si des idées uniformes chez des peuples inconnus entre eux doivent avoir un principe commun de vérité, Dieu a sans doute enseigné aux nations que partout la civilisation avait eu cette triple base, et qu’elles devaient à ces trois institutions une fidélité religieuse, de peur que le monde ne redevînt sauvage et ne se couvrît de nouvelles forêts. C’est pourquoi nous avons pris ces trois coutumes éternelles et universelles pour les trois premiers principes de la science nouvelle.


I. Qu’on n’oppose point au premier de nos principes le témoignage de quelques voyageurs modernes, selon lesquels les Cafres, les Brésiliens, quelques peuples des Antilles et d’autres parties du Nouveau-Monde, vivent en société sans avoir aucune connaissance de Dieu[1]. Ce sont nouvelles de voyageurs, qui, pour faciliter le débit de leurs livres, les remplissent de récits monstrueux. Toutes les nations ont cru un Dieu, une Providence. Aussi dans toute la suite des temps, dans toute l’étendue du monde, on peut réduire à quatre le nombre des religions principales : celles des Hébreux et des Chrétiens qui attribuent à la Divinité un esprit libre et infini ; celle des idolâtres qui la partagent entre plusieurs dieux composés d’un corps et d’un esprit libre ; enfin celle des Mahométans, pour lesquels Dieu est un esprit infini et libre dans un corps ; ce qui fait qu’ils placent les récompenses de l’autre vie dans les plaisirs des sens.

Aucune nation n’a cru à l’existence d’un Dieu tout matériel, ni d’un Dieu tout intelligence sans liberté. Aussi les Épicuriens qui ne voient dans le monde que matière et hasard, les Stoïciens qui, semblables en ceci aux Spinozistes, reconnaissent pour Divinité une intelligence infinie animant une matière infinie et soumise au destin, ne pourront raisonner de législation ni de politique. Spinoza parle de la société civile comme d’une société de marchands. Cicéron disait à l’épicurien Atticus qu’il ne pouvait raisonner avec lui sur la législation, à moins qu’il ne lui accordât l’existence d’une Providence divine. Dira-t-on encore que la secte stoïcienne et l’épicurienne s’accordent avec la jurisprudence romaine, qui prend l’existence de cette Providence pour premier principe ?


II. L’opinion selon laquelle l’union de l’homme et de la femme sans mariage solennel serait innocente, est accusée d’erreur par les usages de toutes les nations. Toutes célèbrent religieusement les mariages, et semblent par là regarder les unions illégitimes comme une sorte de bestialité, quoique moins coupable. En effet, les parents dont le lien des lois n’assure point l’union perdent leurs enfants, autant qu’il est en eux ; le père et la mère pouvant toujours se séparer, l’enfant abandonné de l’un et de l’autre doit rester exposé à devenir la proie des chiens ; et si l’humanité publique ou privée ne l’élevait, il croîtrait sans qu’on lui transmît ni religion, ni langue, ni aucun élément de civilisation. Ainsi, de ce monde social embelli et policé par tous les arts de l’humanité, ils tendent à en faire la grande forêt des premiers âges, où, avant Orphée, erraient les hommes à la manière des bêtes sauvages, suivant au hasard la coupable brutalité de leurs appétits, où un amour sacrilège unissait les fils à leurs mères, et les pères à leurs filles.


III. Enfin, pour apprécier l’importance du troisième principe de la civilisation, qu’on imagine un état dans lequel les cadavres humains resteraient sur la terre sans sépulture, pour servir de pâture aux chiens et aux oiseaux de proie. Dès lors, les cités se dépeupleraient, les champs resteraient sans culture, et les hommes chercheraient les glands mêlés et confondus avec la cendre des morts. Aussi, c’est avec raison qu’on a désigné les sépultures par cette expression sublime : fœdera generis humani, et par cette autre expression moins élevée qu’emploie Tacite : humanitatis commercia. Toutes les nations païennes se sont accordées à croire que les âmes allaient errantes autour des corps laissés sans sépulture, et demeuraient inquiètes sur la terre ; que par conséquent elles survivaient aux corps, et étaient immortelles. Les rapports des voyageurs modernes nous prouvent que maintenant encore plusieurs peuples barbares partagent cette croyance. La chose nous est attestée pour les Péruviens et les Mexicains, par Acosta ; pour les peuples de la Virginie, par Thomas Aviot ; pour ceux de la Nouvelle-Angleterre, par Richard Waitborn ; pour ceux de la Guinée, par Hugues Linschotan, et pour les Siamois, par Joseph Scultenius. — Aussi Sénèque a-t-il dit : Quum de immortalitate loquimur, non leve momentum apud nos habet consensus hominum aut timentium inferos, aut colentium ; hac persuasione publica utor.

  1. Bayle a sans doute été trompé par leurs rapports lorsqu’il affirme, dans le Traité de la Comète, que les peuples peuvent vivre dans la justice sans avoir besoin de la lumière de Dieu. Avant lui, Polybe avait dit : Si les hommes étaient philosophes, il n’y aurait plus besoin de religion. Mais s’il n’existait point de société, y aurait-il des philosophes ? Or, sans les religions, point de société. (Vico.)
      Les trois dernières lignes sont tirées du second corollaire de l’axiome 31.