La Science nouvelle (Vico)/Livre 1/Chapitre 4
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 358-368).
Pour achever d’établir nos principes, il nous reste dans ce premier livre à examiner la méthode que doit suivre la science nouvelle. Si, comme nous l’avons dit dans les axiomes, la science doit prendre pour point de départ l’époque où commence le sujet de la science, nous devons, pour nous adresser d’abord aux philologues, commencer aux cailloux de Deucalion, aux pierres d’Amphion, aux hommes nés des sillons de Cadmus, ou des chênes dont parle Virgile (duro robore nati). Pour les philosophes, nous partirons des grenouilles d’Épicure, des cigales de Hobbes, des hommes simples et stupides de Grotius, des hommes jetés dans le monde sans soin ni aide de Dieu, dont parle Puffendorf ; des géants grossiers et farouches, tels que les Patagons du détroit de Magellan ; enfin des Polyphèmes d’Homère, dans lesquels Platon reconnaît les premiers pères de famille. Nous devons commencer à les observer dès le moment où ils ont commencé à penser en hommes ; et nous trouvons d’abord que, dans cette barbarie profonde, leur liberté bestiale ne pouvait être domptée et enchaînée que par l’idée d’une divinité quelconque qui leur inspirât de la terreur. Mais, lorsque nous cherchons comment cette première pensée humaine fut conçue dans le monde païen, nous rencontrons de graves difficultés. Comment descendre d’une nature cultivée par la civilisation à cette nature inculte et sauvage ? c’est à grand’peine que nous pouvons la comprendre, loin de pouvoir nous la représenter.
Nous devons donc partir d’une notion quelconque de la divinité dont les hommes ne puissent être privés, quelque sauvages, quelque farouches qu’ils soient ; et voici comment nous expliquons cette connaissance : l’homme déchu, n’espérant aucun secours de la nature, appelle de ses désirs quelque chose de surnaturel qui puisse le sauver ; or, cette chose surnaturelle n’est autre que Dieu. Voilà la lumière que Dieu a répandue sur tous les hommes. Une observation vient à l’appui de cette idée, c’est que les libertins qui vieillissent, et qui sentent les forces naturelles leur manquer, deviennent ordinairement religieux.
Mais des hommes tels que ceux qui commencèrent les nations païennes, devaient, comme les animaux, ne penser que sous l’aiguillon des passions les plus violentes. En suivant une métaphysique vulgaire qui fut la théologie des poètes, nous rappellerons (voy. les axiomes) cette idée effrayante d’une divinité qui borna et contint les passions bestiales de ces hommes perdus, et en fit des passions humaines. De cette idée dut naître le noble effort propre à la volonté de l’homme, de tenir en bride les mouvements imprimés à l’âme par le corps, de manière à les étouffer, comme il convient à l’homme sage, ou à les tourner à un meilleur usage, comme il convient à l’homme social, au membre de la société[1].
Cependant, par un effet de leur nature corrompue, les hommes, toujours tyrannisés par l’égoïsme, ne suivent guère que leur intérêt ; chacun voulant pour soi tout ce qui est utile, sans en faire part à son prochain, ils ne peuvent donner à leurs passions la direction salutaire qui les rapprocherait de la justice. Partant de ce principe, nous établissons que l’homme dans l’état bestial n’aime que sa propre conservation ; il prend femme, il a des enfants, et il aime sa conservation en y joignant celle de sa famille ; arrivé à la vie civile, il cherche à la fois sa propre conservation et celle de la cité dont il fait partie ; lorsque les empires s’étendent sur plusieurs peuples, il cherche avec sa conservation celle des nations dont il est membre ; enfin quand les nations sont liées par les rapports des traités, du commerce et de la guerre, il embrasse dans un même désir sa conservation et celle du genre humain. Dans toutes ces circonstances, l’homme est principalement attaché à son intérêt particulier. Il faut donc que ce soit la Providence elle-même qui le retienne dans cet ordre de choses, et qui lui fasse suivre dans la justice la société de famille, de cité, et enfin la société humaine. Ainsi conduit par elle, l’homme, incapable d’atteindre toute l’utilité qu’il désire, obtient ce qu’il en doit prétendre, et c’est ce qu’on appelle le juste. La dispensatrice du juste parmi les hommes, c’est la justice divine, qui, appliquée aux affaires du monde par la Providence, conserve la société humaine.
La science nouvelle sera donc, sous l’un de ses principaux aspects, une théologie civile de la Providence divine, laquelle semble avoir manqué jusqu’ici. Les philosophes ont ou entièrement méconnu la Providence, comme les Stoïciens et les Épicuriens, ou l’ont considérée seulement dans l’ordre des choses physiques. Ils donnent le nom de théologie naturelle à la métaphysique, dans laquelle ils étudient cet attribut de Dieu, et ils appuient leurs raisonnements d’observations tirées du monde matériel ; mais c’était surtout dans l’économie du monde civil qu’ils auraient dû chercher les preuves de la Providence. La science nouvelle sera, pour ainsi parler, une démonstration de fait, une démonstration historique de la Providence, puisqu’elle doit être une histoire des décrets par lesquels cette Providence a gouverné, à l’insu des hommes, et souvent malgré eux, la grande cité du genre humain. Quoique ce monde ait été créé particulièrement et dans le temps, les lois qu’elle lui a données n’en sont pas moins universelles et éternelles.
Dans la contemplation de cette Providence éternelle et infinie la science nouvelle trouve des preuves divines qui la confirment et la démontrent. N’est-il pas naturel en effet que la Providence divine, ayant pour instrument la toute-puissance, exécute ses décrets par des moyens aussi faciles que le sont les usages et coutumes suivis librement par les hommes… que, conseillée par la sagesse infinie, tout ce qu’elle dispose soit ordre et harmonie… qu’ayant pour fin son immense bonté, elle n’ordonne rien qui ne tende à un bien toujours supérieur à celui que les hommes se sont proposé ? Dans l’obscurité jusqu’ici impénétrable qui couvre l’origine des nations, dans la variété infinie de leurs mœurs et de leurs coutumes, dans l’immensité d’un sujet qui embrasse toutes les choses humaines, peut-on désirer des preuves plus sublimes que celles que nous offriront la facilité des moyens employés, par la Providence, l’ordre qu’elle établit, la fin qu’elle se propose, laquelle fin n’est autre que la conservation du genre humain ? Voulons-nous que ces preuves deviennent distinctes et lumineuses ? Réfléchissons avec quelle facilité l’on voit naître les choses, par suite d’occasions lointaines et souvent contraires aux desseins des hommes ; et néanmoins elles viennent s’y adapter comme d’elles-mêmes ; autant de preuves que nous fournit la toute-puissance. Observons encore, dans l’ordre des choses humaines, comme elles naissent au temps, au lieu où elles doivent naître, comme elles sont différées quand il convient qu’elles le soient[2] ; c’est l’ouvrage de la sagesse infinie. Considérons en dernier lieu si nous pouvons concevoir dans telle occasion, dans tel lieu, dans tel temps, quelques bienfaits divins qui eussent pu mieux conduire et conserver la société humaine, au milieu des besoins et des maux éprouvés par les hommes : voilà les preuves que nous fournit l’éternelle bonté de Dieu. — Ces trois sortes de preuves peuvent se ramener à une seule : Dans toute la série des choses possibles, notre esprit peut-il imaginer des causes plus nombreuses, moins nombreuses, ou autres, que celles dont le monde social est résulté ?… Sans doute le lecteur éprouvera un plaisir divin en ce corps mortel, lorsqu’il contemplera dans l’uniformité des idées divines ce monde des nations par toute l’étendue et la variété des lieux et des temps. Ainsi nous aurons prouvé par le fait aux Épicuriens que leur hasard ne peut errer selon la folie de ses caprices, et aux Stoïciens que leur chaîne éternelle des causes à laquelle ils veulent attacher le monde, est elle-même suspendue à la main puissante et bienfaisante du Dieu très grand et très bon.
Ces preuves théologiques seront appuyées par une espèce de preuves logiques dont nous allons parler. En réfléchissant sur les commencements de la religion et de la civilisation païennes, on arrive à ces premières origines au delà desquelles c’est une vaine curiosité d’en demander d’antérieures ; ce qui est le caractère propre des principes. Alors s’expliquera la manière particulière dont les choses sont nées, autrement dit, leur nature (axiome 14) ; or l’explication de la nature des choses est le propre de la science. Enfin cette explication de leur nature se confirmera par l’observation des propriétés éternelles qu’elles conservent ; lesquelles propriétés ne peuvent résulter que de ce qu’elles sont nées dans tel temps, dans tel lieu et de telle manière, en d’autres termes, de ce qu’elles ont une telle nature (axiomes 14, 15).
Pour arriver à trouver cette nature des choses humaines, la science nouvelle procède par une analyse sévère des pensées humaines relatives aux nécessités ou utilités de la vie sociale, qui sont les deux sources éternelles du droit naturel des gens (axiome 11). Ainsi considérée sous le second de ses principaux aspects, la science nouvelle est une histoire des idées humaines, d’après laquelle semble devoir procéder la métaphysique de l’esprit humain. S’il est vrai que les sciences doivent commencer au point même où leur sujet a commencé (axiome 104), la métaphysique, cette reine des sciences, commença à l’époque où les hommes se mirent à penser humainement, et non point à celle où les philosophes se mirent à réfléchir sur les idées humaines.
Pour déterminer l’époque et le lieu où naquirent ces idées, pour donner à leur histoire la certitude qu’elle doit tirer de la chronologie et de la géographie métaphysiques qui lui sont propres, la science nouvelle applique une critique pareillement métaphysique aux fondateurs, aux auteurs des nations, antérieurs de plus de mille ans aux auteurs de livres, dont s’est occupée jusqu’ici la critique philologique. Le criterium dont elle se sert (axiome 13), est celui que la Providence divine a enseigné également à toutes les nations, savoir : le sens commun du genre humain, déterminé par la convenance nécessaire des choses humaines elles-mêmes (convenance qui fait toute la beauté du monde social). C’est pourquoi le genre de preuves sur lequel nous nous appuyons principalement, c’est que, telles lois étant établies par la Providence, la destinée des nations a dû, doit et devra suivre le cours indiqué par la science nouvelle, quand même des mondes infinis en nombre naîtraient pendant l’éternité ; hypothèse indubitablement fausse. De cette manière, la science nouvelle trace le cercle éternel d’une histoire idéale, sur lequel tournent dans le temps les histoires de toutes les nations, avec leur naissance, leurs progrès, leur décadence et leur fin. Nous dirons plus : celui qui étudie la science nouvelle, se raconte à lui-même cette histoire idéale, en ce sens que le monde social étant l’ouvrage de l’homme, et la manière dont il s’est formé devant, par conséquent, se retrouver dans les modifications de l’âme humaine, celui qui médite cette science s’en crée à lui-même le sujet. Quelle histoire plus certaine que celle où la même personne est à la fois l’acteur et l’historien ? Ainsi la science nouvelle procède précisément comme la géométrie, qui crée et contemple en même temps le monde idéal des grandeurs ; mais la science nouvelle a d’autant plus de réalité que les lois qui régissent les affaires humaines en ont plus que les points, les lignes, les superficies et les figures. Cela même montre encore que les preuves dont nous avons parlé sont d’une espèce divine, et qu’elles doivent, ô lecteur ! te donner un plaisir divin : car pour Dieu connaître et faire, c’est la même chose.
Ce n’est pas tout ; d’après la définition du vrai et du certain, que nous avons donnée plus haut, les hommes furent longtemps incapables de connaître le vrai et la raison source de la justice intérieure[3], qui peut seule suffire aux intelligences. Mais en attendant, ils se gouvernèrent par la certitude de l’autorité, par le sens commun du genre humain (criterium de notre critique métaphysique), sur le témoignage duquel se repose la conscience de toutes les nations (axiome 9). Ainsi, sous un autre aspect, la science nouvelle devient une philosophie de l’autorité, source de la justice extérieure, pour parler le langage de la théologie morale. Les trois principaux auteurs qui ont écrit sur le droit naturel (Grotius, Selden et Puffendorf), auraient dû tenir compte de cette autorité, plutôt que de celles qu’ils tirent de tant de citations d’auteurs. Elle a régné chez les nations plus de mille ans avant qu’elles eussent des écrivains ; ces écrivains n’ont donc pu en avoir aucune connaissance. Aussi Grotius, plus érudit et plus éclairé que les deux autres, combat les jurisconsultes romains presque sur tous les points ; mais les coups qu’il leur porte ne frappent que l’air, puisque ces jurisconsultes ont établi leurs principes de justice sur la certitude de l’autorité du genre humain, et non sur l’autorité des hommes déjà éclairés.
Telles sont les preuves philosophiques qu’emploiera cette science. Les preuves philologiques doivent venir en dernier lieu ; elles peuvent se ramener toutes aux sept classes suivantes : 1o Notre explication des fables se rapporte à notre système d’une manière naturelle, et qui n’a rien de pénible ou de forcé. Nous montrons dans les fables l’histoire civile des premiers peuples, lesquels se trouvent avoir été partout naturellement poètes ; 2o même accord avec les locutions héroïques, qui s’expliqueront dans toute la vérité du sens, dans toute la propriété de l’expression ; 3o et avec les étymologies des langues indigènes, qui nous donnent l’histoire des choses exprimées par les mots, en examinant d’abord leur sens propre et originaire, et en suivant le progrès naturel du sens figuré, conformément à l’ordre des idées dans lequel se développe l’histoire des langues (axiomes 64, 65) ; 4o nous trouvons encore expliqué par le même système le vocabulaire mental des choses relatives à la société[4], qui, prises dans leur substance, ont été perçues d’une manière uniforme par le sens de toutes les nations, et qui, dans leurs modifications diverses, ont été diversement exprimées par les langues ; 5o nous séparons le vrai du faux en tout ce que nous ont conservé les traditions vulgaires pendant une longue suite de siècles. Ces traditions ayant été suivies si longtemps, et par des peuples entiers, doivent avoir eu un motif commun de vérité (axiome 16) ; les grands débris qui nous restent de l’antiquité, jusqu’ici inutiles à la science, parce qu’ils étaient négligés, mutilés, dispersés, reprennent leur éclat, leur place et leur ordre naturels ; 7o enfin tous les faits que nous raconte l’histoire certaine viennent se rattacher à ces antiquités expliquées par nous, comme à leurs causes naturelles. — Ces preuves philologiques nous font voir dans la réalité les choses que nous avons aperçues dans la méditation du monde idéal. C’est la méthode prescrite par Bacon : cogitare, videre. Les preuves philosophiques que nous avons placées d’abord, confirment par la raison l’autorité des preuves philologiques, qui à leur tour prêtent aux premières l’appui de leur autorité (axiome 10).
Concluons tout ce qui s’est dit en général pour établir les principes de la science nouvelle. Ces principes sont la croyance en une Providence divine, la modération des passions par l’institution du mariage, et le dogme de l’immortalité de l’âme consacré par des sépultures. Son criterium est la maxime suivante : Ce que l’universalité ou la pluralité du genre humain sent être juste, doit servir de règle dans la vie sociale. La sagesse vulgaire de tous les législateurs, la sagesse profonde des plus célèbres philosophes s’étant accordées pour admettre ces principes et ce criterium, on doit y trouver les bornes de la raison humaine ; et quiconque veut s’en écarter, doit prendre garde de s’écarter de l’humanité tout entière.
- ↑ Notre libre arbitre, notre volonté libre peut seule réprimer ainsi l’impulsion du corps… Tous les corps sont des agents nécessaires, et ce que les mécaniciens appellent forces, efforts, puissances, ne sont que les mouvements des corps, mouvements étrangers au sentiment. (Vico.)
- ↑ C’est en cela qu’Horace fait consister toute la beauté de l’ordre :
Ordinis hæc virtus erit et veaus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici
Pleraque differat, et prœsens in tempus omittat.
Hor., Art poétique, (Vico.) - ↑ Cette justice intérieure fut pratiquée par les Hébreux, que le vrai Dieu éclairait de sa lumière, et auxquels sa loi défendait jusqu’aux pensées injustes, chose dont les législateurs mortels ne s’étaient jamais embarrassés. Les Hébreux croyaient en un Dieu tout esprit, qui scrute le cœur des hommes ; les Gentils croyaient leurs dieux composés d’âme et de corps, et par conséquent incapables de pénétrer dans les cœurs. La justice intérieure ne fut connue chez eux que par les raisonnements des philosophes, lesquels ne parurent que deux mille ans après la formation des nations qui les produisirent. (Vico.)
- ↑ Voyez l’axiome 22, et le second chapitre du IIe livre, corollaire relatif au mot Jupiter.