La Science expérimentale/Du progrès dans les sciences physiologiques

Librairie J.-B. Baillière & fils (p. 37-98).



DU PROGRÈS
DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES


La méthode expérimentale, qui depuis longtemps est appliquée avec tant de succès à l’étude des phénomènes des corps bruts, tend de plus en plus aujourd’hui à s’introduire dans l’étude des phénomènes des êtres vivants ; mais beaucoup de savants doutent encore de son utilité réelle, et il en est qui croient que la spontanéité vitale sera toujours un obstacle insurmontable à l’application d’une méthode commune d’investigation dans les sciences physiologiques et dans les sciences physico-chimiques.

Les corps bruts étant tous dépourvus de spontanéité, les manifestations de leurs propriétés demeurent enchaînées d’une manière absolue aux variations des circonstances qui les environnent, ce qui permet à l’expérimentateur de les atteindre facilement et de les modifier à son gré.

Les êtres vivants, étant au contraire doués de spontanéité, nous apparaissent comme s’ils étaient tous pourvus d’une force intérieure qui rend les manifestations de la vie d’autant plus indépendantes des variations des influences extérieures que l’être s’élève davantage dans l’échelle de l’organisation. Chez l’homme et chez les animaux supérieurs, cette force vitale semble avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre ainsi tout à fait inaccessible aux procédés ordinaires d’expérimentation. D’un autre côté, tous les phénomènes des animaux vivants sont reliés par la sensibilité et maintenus par elle dans une harmonie réciproque telle qu’il paraît impossible de séparer une partie de leur organisme sans amener immédiatement un trouble dans tout son ensemble.

Beaucoup de médecins et de naturalistes ont exploité ces divers arguments pour s’élever contre l’emploi de l’expérimentation chez les êtres vivants. Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu’elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait spéciales, et faisait de l’organisme un tout vivant auquel l’expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Cuvier, qui a partagé cette opinion, et qui pensait que la physiologie devait être une science d’observation et de déduction anatomique, s’exprime ainsi : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées ; elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles agissent toutes ensemble. Vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer entièrement l’essence[1]. »

Si les objections précédentes étaient fondées, il faudrait reconnaître, ou bien qu’il n’y a pas de déterminisme possible dans les phénomènes de la vie, ce qui serait nier purement et simplement la physiologie expérimentale, ou bien il faudrait admettre que la force vitale doit être étudiée suivant une méthode particulière, et que la science des corps vivants doit reposer sur d’autres principes que la science des corps inertes.

Ces idées, qui ont été florissantes à d’autres époques, s’évanouissent aujourd’hui de plus en plus sous l’influence des progrès de la physiologie. Cependant il importe d’en extirper les derniers germes, parce que ce qui reste encore de ces idées dans certains esprits constitue un véritable obstacle à la marche de la science physiologique et de la médecine expérimentale. Je me propose de démontrer que les phénomènes des corps vivants sont, comme ceux des corps bruts, soumis à un déterminisme absolu et nécessaire. La science vitale ne peut employer d’autres méthodes ni avoir d’autres bases que celles de la science minérale, et il n’y a aucune différence à établir entre les principes des sciences physiologiques et ceux des sciences physico-chimiques.

I

La spontanéité dont jouissent les êtres vivants n’empêche pas le physiologiste de leur appliquer la méthode expérimentale[2]. En effet, malgré cette spontanéité, les êtres vivants ne sont pas indépendants des influences du monde extérieur, et leurs fonctions sont constamment liées à des conditions qui en règlent l’apparition d’une manière déterminée et nécessaire.

Dès qu’on entre dans l’étude des mécanismes propres aux phénomènes de la vie, on s’aperçoit bientôt que la spontanéité apparente dont jouissent les corps vivants n’est que la conséquence toute naturelle de certaines circonstances bien déterminées, et il nous sera facile de prouver qu’au fond les manifestations des corps vivants, aussi bien que celles des corps bruts, sont rattachées à des conditions d’ordre purement physico-chimique. Nous ajouterons que le problème que se posent le physiologiste et le médecin expérimentateur n’est point de remonter à la cause première de la vie, mais seulement d’arriver à la connaissance de ces conditions physico-chimiques déterminantes de l’activité vitale.

Notons d’abord que l’indépendance de l’être vivant dans le milieu cosmique ambiant n’apparaît que dans les organismes complets et élevés.

Dans les êtres inférieurs réduits à un organisme élémentaire, tels que les infusoires, il n’y pas d’indépendance réelle. Ces êtres ne manifestent les propriétés vitales, souvent très-actives, dont ils sont doués que sous l’influence de l’humidité, de la lumière, de la chaleur extérieure, et dès qu’une ou plusieurs de ces conditions viennent à manquer, la manifestation vitale cesse, parce que les phénomènes physico-chimiques qui lui sont parallèles s’arrêtent. Beaucoup de ces animaux tombent alors dans un état de vie latente qui n’est autre chose qu’un état d’indifférence chimique du corps organisé vis-à-vis du monde extérieur. Cette suspension complète des manifestations apparentes de la vie est susceptible de durer un temps en quelque sorte indéfini. Spallanzani a vu la vitalité reparaître sous l’influence d’une goutte d’eau chez des anguillules du blé niellé, inertes et desséchées depuis près de trente ans[3]. Dans ce cas l’eau, restituée au corps, y a simplement fait reparaître les phénomènes chimiques, et a permis aux tissus de manifester leurs propriétés vitales.

Dans les végétaux, les phénomènes de la vie sont également liés quant à leurs manifestations aux conditions de chaleur, d’humidité et de lumière du milieu ambiant, et c’est ce qui constitue l’influence des saisons, que tout le monde connaît.

Il en est de même pour les animaux à sang froid ; les phénomènes de la vie s’engourdissent ou se réveillent chez eux, suivant les mêmes conditions climatériques de chaleur, de froid, d’humidité, de sécheresse.

Or l’eau, la chaleur, l’électricité, sont aussi les excitants des phénomènes physico-chimiques, de telle sorte que les influences qui provoquent accélèrent ou ralentissent les manifestations vitales chez les êtres vivants sont exactement les mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations minérales dans les corps bruts.

Loin de voir, à l’exemple des vitalistes, une sorte d’opposition ou d’incompatibilité entre les conditions des fonctions vitales et les conditions des actions minérales, il faut au contraire constater entre ces deux ordres de phénomènes un parallélisme complet et une relation directe et nécessaire.

Cette relation est plus étroite chez les êtres inférieurs, chez les végétaux et chez les animaux à sang froid ; mais chez l’homme et chez les autres animaux à sang chaud il y a en général une indépendance évidente entre les fonctions de l’organisme et les conditions du milieu ambiant. Les phénomènes vitaux ne subissent plus dans leurs manifestations l’influence des alternatives des saisons ni celle des variations cosmiques. Par suite d’un mécanisme protecteur plus complet, l’animal possède et maintient en lui, dans un milieu intérieur qui lui est propre, les conditions d’humidité et de chaleur nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux. L’organisme de l’animal à sang chaud étant suffisamment protégé n’entre que très-difficilement en équilibre avec le milieu extérieur : il garde en quelque sorte ses organes en serre chaude, il leur conserve ainsi leur activité vitale. C’est de même que nous voyons, dans les serres de nos jardins, se manifester une activité vitale végétative indépendante des chaleurs et des frimas extérieurs, mais liée cependant d’une manière intime et nécessaire aux conditions physico-chimiques de l’atmosphère intérieure de la serre.

Les manifestations de la vie que nous observons chez l’homme ou chez un animal supérieur sont beaucoup plus complexes qu’elles ne nous apparaissent ; mais ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que, quelle qu’en soit la complexité, elles sont toujours la résultante des propriétés intimes d’une foule d’éléments organiques dont l’activité est liée aux conditions physico-chimiques des milieux internes où ils sont plongés. Nous supprimons dans nos explications le milieu intérieur que nous ne voyons pas pour ne considérer que le milieu extérieur qui est sous nos yeux, et c’est ainsi que nous pouvons croire faussement qu’il y a dans l’être vivant une force vitale qui viole les lois physico-chimiques du milieu cosmique général.

Les machines vivantes sont donc créées et construites de telle façon qu’en se perfectionnant elles deviennent de plus en plus libres dans le monde extérieur ; mais il n’en existe pas moins la détermination vitale dans leur milieu interne, qui par suite de ce même perfectionnement s’est isolé de plus en plus du milieu cosmique général. Les machines que l’intelligence de l’homme crée, quoique infiniment plus grossières, possèdent aussi une indépendance qui n’est que l’expression du jeu de leur mécanisme intérieur. Une machine à vapeur possède une activité indépendante des conditions physico-chimiques du milieu extérieur, puisque, par le froid, le chaud, le sec et l’humide, la machine continue à marcher ; mais pour le physicien qui descend dans le milieu intérieur de la machine, il trouve que cette indépendance n’est qu’apparente, et que le mouvement de chaque rouage intérieur est déterminé par des conditions physiques absolues et dont il connaît la loi. De même pour le physiologiste, s’il peut descendre dans le milieu intérieur de la machine vivante, il y trouvera un déterminisme qui doit devenir pour lui la base réelle de la science expérimentale des corps vivants.

Pour comprendre l’expérimentation sur les êtres vivants d’une organisation élevée, il faut nécessairement tenir compte de deux milieux : le milieu cosmique ou extra-organique, qui est commun aux êtres vivants et aux corps bruts, et le milieu intra-organique, qui est spécial aux êtres vivants. Ce dernier milieu, qui est en rapport avec nos éléments organiques actifs, muscles, nerfs, glandes, etc., est formé par tous les liquides intra-organiques et blastématiques[4]. Nous trouvons dans ce milieu liquide les conditions de température, l’air et les aliments dissous dans l’eau, car, ainsi que nous l’avons dit ailleurs[5], tous les éléments organiques actifs qui composent notre organisme sont nécessairement aquatiques, et ce n’est que par un artifice de construction que notre corps peut exister et se mouvoir dans l’air sec.

La médecine expérimentale ou scientifique sera surtout fondée sur la connaissance des propriétés du milieu intra-organique.

Quand un médicament exerce sur nous son action, ce n’est point dans notre estomac qu’il agit, mais seulement dans notre milieu intra-organique, après avoir pénétré dans notre sang et s’être mis en contact avec nos particules organisées. Cette idée du milieu intérieur, dirigeant mes études en physiologie, m’a servi à déterminer d’une manière plus précise l’action des substances toxiques sur les divers éléments de notre corps[6] ; mais en outre il en résulte des considérations nouvelles, qui sont destinées à guider le physiologiste dans ses expérimentations et à servir de base à la fois à la physiologie et à la pathologie générales. En effet, au point de vue médical ou thérapeutique, nous ne saurions trouver, ni chez l’homme ni chez les animaux élevés, une indépendance vitale à l’égard des poisons et des médicaments. Tous les jours nous pouvons modifier les phénomènes de la vie ou les éteindre en faisant pénétrer des substances actives dans notre sang ou dans notre milieu organique ; mais ce serait une illusion que de ne voir, dans toutes ces modifications si variées et si multiples de l’organisme, que l’expression indéterminée d’une force vitale quelconque[7]. Elles dépendent toutes au contraire de conditions physico-chimiques précises survenues dans notre milieu intérieur ou dans les éléments histologiques de nos tissus.

Autrefois Buffon avait cru qu’il devait exister dans le corps des êtres vivants un élément organique particulier qui ne se retrouverait pas dans les corps minéraux[8]. Les progrès des sciences chimiques ont détruit cette hypothèse en montrant que le corps vivant est exclusivement constitué par des matières simples ou élémentaires empruntées au monde minéral.

On a pu croire de même à l’activité d’une force spéciale pour la manifestation des phénomènes de la vie ; mais les progrès des sciences physiologiques détruisent également cette seconde hypothèse, en faisant voir que les propriétés vitales n’ont pas plus de spontanéité par elles-mêmes que les propriétés minérales, et que ce sont les mêmes conditions physico-chimiques générales qui président aux manifestations des unes et des autres.

On ne saurait inférer de ce qui vient d’être dit que nous assimilons les corps vivants aux corps bruts ; le bon sens de tous protesterait immédiatement contre une pareille confusion. Il est évident que les corps vivants ne se comportent pas comme les corps inanimés. Il s’agit seulement de bien caractériser et de bien définir leur différence, car c’est un point capital pour bien comprendre la science physiologique expérimentale.

De toutes les définitions de la vie, celle qui est à la fois la moins compromettante et la plus vraie est celle qui a été donnée par l’Encyclopédie : « la vie est le contraire de la mort. » Cette définition est d’une clarté naïve, et cependant nous ne pourrons jamais rien dire de mieux, parce que nous ne saurons jamais ce qu’est la vie en elle-même. Pour nous, un corps n’est vivant que parce qu’il meurt et parce qu’il est organisé de manière à ce que, par le jeu naturel de ses fonctions, il entretient son organisation pendant un certain temps et se perpétue ensuite par la formation d’individus semblables à lui. La vie a donc son essence dans la force ou plutôt dans l’idée directrice du développement organique ; c’est la force vitale ainsi comprise qui constituait la force médicatrice d’Hippocrate, la force séminale et l’archeus faber de Van Helmont.

Si je devais définir la vie d’un seul mot, je dirais : la vie, c’est la création. En effet, la vie pour le physiologiste ne saurait être autre chose que la cause première créatrice de l’organisme qui nous échappera toujours, comme toutes les causes premières. Cette cause se manifeste par l’organisation ; pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’empire de cette influence vitale créatrice, et la mort naturelle arrive lorsque la création organique ne peut plus se réaliser.

L’esprit de l’homme ne peut concevoir un effet sans cause, la vue d’un phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité, et toute la science humaine consiste à remonter des effets observés à leur cause ; mais de tout temps les philosophes et les savants ont distingué deux ordres de causes, les causes premières et les causes secondes ou prochaines. — Les causes premières, qui sont relatives à l’origine des choses, nous sont absolument impénétrables ; les causes prochaines, qui sont relatives aux conditions de manifestation des phénomènes sont à notre portée et peuvent nous être connues expérimentalement. Newton a dit que celui qui se livre à la recherche des causes premières donne par cela même la preuve qu’il n’est pas un savant. En effet, cette recherche reste stérile, parce qu’elle nous pose des problèmes qui sont inabordables à l’aide de la méthode expérimentale.

En résumé, il y a dans un phénomène vital, comme dans tout autre phénomène naturel, deux ordres de causes : d’abord une cause première, créatrice, législative et directrice de la vie, et inaccessible à nos connaissances, — ensuite une cause prochaine ou exécutive du phénomène vital, qui toujours est de nature physico-chimique, et tombe dans le domaine de l’expérimentateur. La cause première de la vie donne l’évolution ou la création de la machine organisée ; mais la machine, une fois créée, fonctionne en vertu des propriétés de ses éléments constituants et sous l’influence des conditions physico-chimiques qui agissent sur eux. Pour le physiologiste et le médecin expérimentateur, l’organisme vivant n’est qu’une machine admirable, douée des propriétés les plus merveilleuses, mise en action à l’aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats. C’est une machine dont ils doivent analyser et déterminer le mécanisme, afin de pouvoir le modifier, car la mort accidentelle n’est que la dislocation ou la destruction de l’organisme par suite de la rupture ou de la cessation d’action d’un ou de plusieurs de ces mécanismes vitaux.

II

La recherche des causes premières, avons-nous dit, n’est point du domaine scientifique. Quand l’expérimentateur est parvenu au déterminisme des phénomènes, il ne lui est pas donné d’aller au delà, et sous ce rapport la limite de sa connaissance est la même dans les sciences des corps vivants et dans les sciences des corps bruts.

La nature de notre esprit nous porte d’abord à rechercher la cause première, c’est-à-dire l’essence ou le pourquoi des choses. En cela, nous visons plus loin que le but qu’il nous est donné d’atteindre, car l’expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au delà du comment, c’est-à-dire au delà du déterminisme qui donne la cause prochaine ou la condition d’existence des phénomènes.

Ce que nous appelons le déterminisme d’un phénomène n’est rien autre chose que la cause déterminante ou la cause prochaine, c’est·à-dire la circonstance qui détermine l’apparition du phénomène et constitue sa condition ou l’une de ses conditions d’existence. Le mot déterminisme a une signification tout à fait différente de celle du mot fatalisme. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme n’est que la condition nécessaire d’un phénomène dont la manifestation n’est pas forcée. Le fatalisme est donc anti-scientifique à l’égal de l’indéterminisme.

Lorsque, par une analyse expérimentale successive, nous avons trouvé la cause prochaine ou la condition élémentaire d’un phénomène, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pourrons jamais dépasser.

Quand nous savons que l’eau avec toutes ses propriétés résulte de la combinaison de l’oxygène et de l’hydrogène dans certaines proportions, et que nous connaissons la condition de cette combinaison, nous savons tout ce que nous pouvons savoir scientifiquement à ce sujet ; mais cela répond au comment et non au pourquoi des choses. Nous savons comment l’eau peut se faire ; mais pourquoi la combinaison d’un volume d’oxygène et de deux volumes d’hydrogène donne-t-elle de l’eau, nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le savoir, et nous ne devons pas le chercher.

En médecine aussi bien qu’en chimie, il n’est pas scientifique de poser la question du pourquoi : cela ne peut en effet que nous égarer dans des questions insolubles et sans applications. Serait-ce pour se moquer de cette tendance antiscientifique de la médecine qui résulte de l’absence du sentiment de cette limite de nos connaissances que Molière a mis dans la bouche de son candidat docteur, à qui l’on demandait pourquoi l’opium fait dormir, la réponse suivante : Quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assoupire ? Cette réponse paraît plaisante ou absurde ; elle est cependant la seule qu’on pourrait faire.

De même, si l’on voulait répondre à cette question : « Pourquoi l’hydrogène, en se combinant avec de l’oxygène, fait-il de l’eau ? » on serait obligé de dire : « Parce qu’il y a dans l’hydrogène une propriété capable d’engendrer l’eau. »

C’est donc seulement la question du pourquoi qui est absurde, puisqu’elle entraîne une réponse qui paraît naïve ou ridicule. Il vaut mieux reconnaître que nous ne savons pas, et que c’est là que se place la limite de notre connaissance. Nous pouvons savoir comment et dans quelles conditions l’opium fait dormir ; mais nous ne saurons jamais pourquoi.

Les propriétés de la matière vivante ne peuvent être manifestées et connues que par leurs rapports avec les propriétés de la matière brute, d’où il résulte que les sciences physiologiques expérimentales ont pour base nécessaire les sciences physico-chimiques, auxquelles elles empruntent leurs procédés d’investigation et leurs moyens d’action. Le corps vivant est pourvu sans doute de propriétés et de facultés tout à fait spéciales à sa nature, telles que la plasticité organique, la contractilité, la sensibilité, l’intelligence ; néanmoins toutes ces propriétés et toutes ces facultés sans exception, de quelque ordre qu’elles soient, trouvent leur déterminisme, c’est-à-dire leurs moyens de manifestations et d’action, dans les conditions physico-chimiques des milieux extérieur et intérieur de l’organisme. Mais dans les phénomènes vitaux pas plus que dans les phénomènes minéraux la condition d’existence d’un phénomène ne saurait rien nous apprendre sur sa nature. Quand nous savons que l’excitation extérieure de certains nerfs et que le contact physique et chimique du sang, à une certaine température, avec les éléments nerveux cérébraux sont nécessaires pour manifester la pensée ainsi que les phénomènes nerveux et intellectuels, cela nous indique le déterminisme ou les conditions d’existence de ces phénomènes, mais cela ne saurait rien nous apprendre sur la nature première de l’intelligence. De même, quand nous savons que le frottement et les actions chimiques développent l’électricité, cela nous indique le déterminisme ou les conditions du phénomène, mais cela ne nous apprend rien sur la nature première de l’électricité.

L’expérimentateur peut modifier tous les phénomènes de la nature qui sont à sa portée.

Par une disposition que nous devons sans doute trouver fort sage, il ne pourra jamais agir sur les corps célestes ; c’est pourquoi l’astronomie est condamnée à rester à tout jamais une science d’observation pure. « Sur la terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des expériences ; dans le ciel, nous observons avec soin tous ceux que nous offrent les mouvements célestes[9]. »

Parmi les sciences des phénomènes terrestres qui seules sont appelées à être des sciences d’expérimentation, les sciences minérales ont été les premières, à cause de la plus grande simplicité de leurs phénomènes, à devenir accessibles à l’expérimentateur ; mais c’est à tort qu’on a voulu exclure l’expérimentation de la science des êtres vivants, en disant que l’organisme s’isole comme un petit monde (microcosme) dans le grand nombre (macrocosme), et que sa vie représente la résultante d’un tout ou d’un système invisible dont nous ne pouvons qu’observer les effets sans les modifier.

Si la médecine, par exemple, voulait rester une science d’observation, le médecin devrait se contenter d’observer ses malades, se borner à prédire la marche et l’issue de leurs maladies, mais sans y toucher plus que l’astronome ne touche à ses planètes. Donc le médecin expérimente dès qu’il donne un remède actif, car c’est une véritable expérience qu’il fait en essayant d’apporter une modification quelconque dans les symptômes de la maladie. L’expérimentation scientifique doit être fondée sur la connaissance du déterminisme des phénomènes, autrement l’expérimentation n’est encore qu’aveugle et empirique. L’empirisme doit être subi comme une période nécessaire de l’évolution de la médecine expérimentale ; mais il ne saurait être érigé en système, comme l’ont voulu quelques médecins.

L’expérimentation peut être appliquée à tous les phénomènes naturels de quelque ordre qu’ils soient, et cela se comprend, puisque l’expérimentateur n’engendre pas les phénomènes, mais agit seulement et exclusivement sur leur état antérieur, c’est-à-dire sur la condition physico-chimique qui en procède et en détermine immédiatement la manifestation.

Quand l’expérimentateur refroidit un corps liquide pour le faire cristalliser, il n’agit pas sur la cristallisation, qui est la propriété innée de la matière minérale, il ne fait que déterminer la condition dans laquelle elle a lieu.

Quand on chauffe à 100 degrés du chlorure d’azote et qu’il s’ensuit une explosion qui devient à la fois une source puissante de mouvement et de chaleur, on n’agit pas sur l’explosion elle-même, on ne fait qu’apporter une température de 100 degrés qui est la condition déterminante de l’explosion.

Pour les phénomènes organiques, il en est absolument de même.

Quand on a mis par exemple des globules de levûre de bière dans un liquide sucré, qu’on maintient à une température inférieure à −10 degrés, rien ne se passe dans le liquide ; la levûre engourdie reste sans action sur le sucre, et il ne se forme ni acide carbonique ni alcool : mais si on élève la température à +30 degrés, on voit bientôt la fermentation marcher avec une très-grande activité. Dans ce cas encore, on n’a pas agi sur la propriété de fermentation qui est essentielle et innée et la levûre, on n’a fait que produire les conditions chimico-physiques sous l’influence desquelles la fermentation s’arrête ou se manifeste.

Si maintenant nous prenons nos exemples dans les phénomènes les plus élevés et les plus mystérieux des êtres vivants, nous verrons que l’application de l’expérimentation doit toujours être comprise de la même manière.

Ce qui se passe chaque jour sous nos yeux pendant l’incubation dans l’œuf d’une poule serait bien fait pour nous émerveiller et pour nous montrer toute la profondeur de notre ignorance ; mais par habitude nous cessons de nous étonner des phénomènes vulgaires, parce que nous cessons d’y réfléchir.

On a comparé l’évolution organique silencieuse qui s’accomplit dans cet œuf à l’harmonie d’un corps céleste dans l’espace. Van Helmont, qui nous apparaît comme une sorte d’esprit lucide au milieu des ténèbres du moyen âge, avait placé dans l’œuf un archeus faber, ou une idée, qui dirigeait l’évolution[10]. Cela ressemble bien en effet à une idée qui se développe, car dès ce moment tout est coordonné, tout est prévu non-seulement pour l’évolution du nouvel être, mais pour son entretien fonctionnel durant sa vie entière, car la nutrition n’est que la génération continuée.

Et si maintenant nous recourons à la science moderne, nous verrons que dans l’œuf la partie essentielle se réduit à une petite vésicule ou cellule microscopique, tout le reste de l’œuf de l’oiseau, le jaune et le blanc, n’étant que des matériaux nutritifs destinés à fournir au développement qui doit se faire en dehors du corps maternel. Nous serions donc obligés de mettre dans la simple cellule organique microscopique qui compose l’œuf de tous les animaux une idée évolutive tellement complexe que non-seulement elle renferme tous les caractères spécifiques de l’être, mais qu’elle retrace encore tous les détails de l’individualité. C’est ainsi que chez l’homme une maladie qui apparaîtra par hérédité vingt ou trente ans plus tard se trouve déjà, en germe dans cette vésicule mystérieuse.

Mais cette idée spécifique contenue dans l’œuf ne se manifeste et ne se développe elle-même que sous l’influence de conditions purement physico-chimiques. Comme notre cellule de levûre de bière, la cellule de l’œuf reste engourdie au-dessous d’une certaine température, et ce n’est qu’à +35 degrés que l’idée organique manifestera son activité.

Je m’arrête ici : les exemples que j’ai cités, et qui se rapportent tous à des faits bien connus, me paraissent suffisants pour exprimer mon sentiment et faire comprendre ma pensée. L’expérimentateur ou le déterministe doit donc observer les phénomènes de la nature uniquement pour trouver leur cause déterminante, sans vouloir, pour les expliquer dans leurs causes premières, recourir à des systèmes qui peuvent flatter son orgueil, mais qui ne font en réalité que voiler son ignorance.

Il faut cesser, on le voit, d’établir entre les phénomènes des corps vivants et les phénomènes des corps bruts une différence fondée sur ce que l’on peut connaître la nature des premiers et que l’on doit ignorer celle des seconds.

Ce qui est vrai, c’est que la nature ou l’essence de tous les phénomènes, qu’ils soient vitaux ou minéraux, nous reste complétement inconnue. L’essence du phénomène minéral le plus simple est aussi totalement ignorée du chimiste et du physicien que l’est du physiologiste l’essence des phénomènes intellectuels ou la cause première d’un autre phénomène vital quelconque. Cela se conçoit d’ailleurs : la connaissance de la nature intime des choses ou la connaissance de l’absolu exigerait pour le phénomène le plus simple la connaissance de l’univers entier, car il est évident qu’un phénomène de l’univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l’harmonie duquel il entre nécessairement pour sa part. La connaissance de l’absolu est donc la connaissance qui ne laisserait rien en dehors d’elle. L’homme y tend par sentiment, mais il est clair qu’il ne pourra la posséder tant qu’il ignorera quelque chose, et la raison paraît nous dire qu’il en sera toujours ainsi.

Toutefois la raison, même en servant de correctif au sentiment, ne le fait pas disparaître. L’homme, en se corrigeant, ne change pas sa nature pour cela ; son sentiment, refoulé sur un point, reparaît et se fait jour ailleurs. C’est ainsi que l’expérience, qui vient à chaque pas montrer au savant que sa connaissance est bornée, n’étouffe pas en lui son sentiment naturel, qui le porte à croire que la vérité absolue est de son domaine. L’homme se comporte instinctivement comme s’il devait y parvenir, et le pourquoi incessant qu’il adresse à la nature en est la preuve.

Il serait du reste mauvais pour la science que la raison ou l’expérience vînt étouffer complétement le sentiment ou l’aspiration vers l’absolu. Le savant dépasserait alors le but de la méthode expérimentale, comme celui qui, pour redresser une branche vers une meilleure direction, la romprait, et ferait cesser en elle toute séve et toute végétation. En effet, on le verra plus loin, c’est cette espérance de la vérité, constamment déçue, constamment renaissante, qui soutient et soutiendra toujours les générations successives dans leur ardeur passionnée à étudier les phénomènes de la nature.

Le rôle particulier de la science expérimentale est de nous apprendre que nous ignorons, en nous montrant nettement que la limite de nos connaissances s’arrête au déterminisme ; mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que la science froisse notre sentiment et rabaisse notre orgueil, elle augmente notre puissance. Le savant qui a poussé l’analyse expérimentale jusqu’au déterminisme d’un phénomène voit clairement qu’il ignore ce phénomène dans sa cause première, mais il en est devenu maître ; l’instrument qui agit lui reste inconnu dans son essence, mais il connaît la manière de s’en servir. Nous ignorons l’essence du feu, de l’électricité, de la lumière, et cependant nous en réglons les phénomènes à notre profit. Nous ignorons l’essence de la vie, mais nous n’en réglons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaissons suffisamment leurs conditions d’existence. La seule différence est que dans les phénomènes vitaux le déterminisme est beaucoup plus difficile à atteindre, parce que les conditions sont infiniment plus complexes et plus délicates et qu’elles sont en outre combinées les unes avec les autres.

Le physicien et le chimiste, ne se plaçant pas en dehors de l’univers, peuvent étudier les corps et les phénomènes isolément, sans être obligés pour les comprendre de les rapporter à l’ensemble de la nature ; mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l’organisme animal dont il peut voir l’ensemble, doit tenir compte de l’harmonie de cet ensemble en même temps qu’il cherche à pénétrer dans l’intérieur pour analyser le mécanisme de chacune des parties. Il s’ensuit que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu’ils observent et que le physiologiste au contraire est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé, dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes les autres.

Si, à l’aide de l’analyse expérimentale, on décompose l’organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce n’est point pour les concevoir séparément. Quand on veut donner à la propriété physiologique d’un organe ou d’un tissu toute sa valeur et sa véritable signification, il faut toujours le rapporter à l’organisme, et ne tirer de conclusion sur elle que relativement à ses effets dans l’ensemble organisé. Il faut reconnaître en un mot que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non-seulement un déterminisme très-complexe, mais que c’est en même temps un déterminisme harmoniquement subordonné. Les phénomènes physiologiques, si compliqués chez les animaux élevés, sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui s’engendrent les uns les autres en s’associant ou se continuant vers un but final commun.

Or l’objet essentiel pour le physiologiste est de déterminer par l’analyse expérimentale les conditions élémentaires des phénomènes physiologiques complexes et d’en saisir la subordination naturelle, afin d’en comprendre et d’en suivre les diverses combinaisons dans les mécanismes si variés que nous offrent les êtres vivants. L’emblème antique représenté par un serpent qui forme un cercle en se mordant la queue donne une image assez juste de la vie. En effet l’organisme vital forme un circuit fermé, mais ce cercle a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n’ont pas la même importance, quoiqu’ils soient connexes et se fassent suite dans l’accomplissement du circulus vital. Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l’activité des organes qui préparent le sang ou le milieu intérieur ; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique et sociale qui entretient dans l’économie animale un mouvement sans cesse dépensé et sans cesse renaissant, jusqu’à l’heure où le dérangement ou la cessation d’action d’un élément organique nécessaire amène un trouble dans le jeu de la machine vivante ou même en provoque l’arrêt définitif.

Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d’un dérangement organique compliqué, c’est-à-dire à découvrir la condition du phénomène pathologique initial qui amène tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe, qui n’est lui-même que l’enchaînement d’un plus ou moins grand nombre de déterminismes simples.

Le déterminisme du phénomène initial une fois saisi sera le fil d’Ariane qui dirigera l’expérimentateur, et lui permettra toujours de se retrouver dans le labyrinthe en apparence si obscur des phénomènes physiologiques et pathologiques. Il comprendra dès lors comment une succession de déterminismes subordonnés les uns aux autres engendre un ensemble logique de phénomènes se reproduisant toujours avec le même type comme des individualités appartenant à une espèce définie. À l’état physiologique, ces types de phénomènes constituent les fonctions ; à l’état pathologique, ils forment les maladies. La production d’une maladie pour Van Helmont était due à l’évolution d’une idée morbide (idea febrilis), et pour les médecins d’aujourd’hui, c’est encore l’expression d’une entité morbide. Les empoisonnements comme les maladies se ramènent à un déterminisme complexe, ayant pour déterminisme initial l’action physico-chimique du poison sur un élément organisé, bien qu’il puisse ensuite, dans les déterminismes secondaires, intervenir des conditions de phénomènes qu’on peut appeler vitales, parce qu’elles ne se produisent pas en dehors de l’organisme vivant, sain ou malade[11].

Enfin la connaissance du déterminisme physico-chimique initial des phénomènes complexes physiologiques ou pathologiques permettra seule au physiologiste d’agir rationnellement sur les phénomènes de la vie et d’étendre sur eux sa puissance d’une manière aussi sûre que le font le physicien et le chimiste pour les phénomènes des corps bruts.

Toutefois il ne faudrait pas nous abuser sur notre puissance, car nous obéissons à la nature au lieu de lui commander. Nous ne pouvons en réalité connaître les phénomènes de la nature que par leur relation avec leur cause déterminante ou prochaine. Or la loi n’est rien autre chose que cette relation établie numériquement de manière à faire prévoir le rapport de la cause à l’effet dans tous les cas donnés. C’est ce rapport, établi par l’observation, qui permet à l’astronome de prédire les phénomènes célestes ; c’est encore ce même rapport, établi par l’observation et par l’expérience, qui permet au physicien, au chimiste et au physiologiste non-seulement de prédire les phénomènes de la nature, mais encore de les modifier à son gré et à coup sûr, pourvu qu’il ne sorte pas des rapports que l’expérience lui a indiqués, c’est-à-dire de la loi. Ceci veut dire, en d’autres termes, que nous ne pouvons gouverner les phénomènes de la nature qu’en nous soumettant aux lois qui les régissent.

L’expérimentateur ne peut changer les lois de la nature. Il agit sur les phénomènes, quand il en connaît le déterminisme physico-chimique ; mais il ne lui est donné ni de les créer de toutes pièces ni de les anéantir absolument ; il ne peut que les modifier. Les conditions physico-chimiques des phénomènes sont d’autant plus faciles à analyser et à préciser que le phénomène est plus simple ; mais au fond et dans tous les cas, ainsi que nous l’avons dit, la cause première du phénomène reste entièrement impénétrable.

L’expérimentateur peut donc plus qu’il ne sait, et, quelle que soit la manière dont son esprit conçoive les forces de la nature, vitales ou minérales, son problème est toujours le même : déterminer les conditions matérielles dans lesquelles un phénomène apparaît ; puis, ces conditions étant connues, les réaliser ou non, pour faire apparaître ou disparaître le phénomène. Pour produire un phénomène nouveau, l’expérimentateur ne fait que réaliser des conditions phénoménales nouvelles ; mais il ne crée rien, ni comme force ni comme matière.

À la fin du siècle dernier, la science a proclamé une grande vérité, à savoir qu’en fait de matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature ; tous les corps, dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux, ne sont que des transmutations d’agrégats de matières équivalentes en poids.

Dans ces derniers temps, la science a proclamé une seconde vérité dont elle poursuit encore la démonstration, et qui est en quelque sorte le complément de la première, à savoir qu’en fait de forces rien ne se perd ni ne se crée, dans la nature ; d’où il suit que toutes les formes des phénomènes de l’univers, variées à l’infini, ne sont que des transformations équivalentes de forces les unes dans les autres.

Sans vouloir aborder ici la question de la nature des forces minérales et des forces vitales, qu’il me suffise de dire que les deux vérités que je viens d’énoncer sont universelles, et qu’elles embrassent les phénomènes des corps vivants aussi bien que ceux des corps bruts.

Comme conséquence de ce qui précède, nous voyons que tous les phénomènes, de quelque ordre qu’ils soient, existent virtuellement dans les lois immuables de la nature, et qu’ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions d’existence sont réalisées.

Les corps et les êtres qui sont à la surface de notre terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de notre planète et de notre atmosphère avec les êtres et les phénomènes dont elles permettent l’existence.

D’autres conditions cosmiques feraient nécessairement apparaître un autre monde dans lequel se manifesteraient tous les phénomènes qui y rencontreraient leurs conditions d’existence, et dans lequel disparaîtraient tous ceux qui ne pourraient s’y développer ; mais quelles que soient les variétés de phénomènes infinies que nous concevions sur la terre, en nous plaçant par la pensée dans toutes les conditions cosmiques que notre imagination peut enfanter, nous sommes toujours obligés d’admettre que tout cela se passera d’après les lois de la physique, de la chimie et de la physiologie, qui existent à notre insu de toute éternité, et que dans tout ce qui arriverait il n’y aurait rien de créé ni en force ni en matière, qu’il y aurait seulement production de rapports différents, et par suite création d’êtres et de phénomènes nouveaux.

Quand un chimiste fait apparaître un corps nouveau dans la nature, il ne saurait se flatter d’avoir créé les lois qui l’ont fait naître ; il n’a fait que réaliser les conditions qu’exigeait la loi créatrice pour se manifester. Il en est de même pour les corps organisés : un chimiste et un physiologiste ne pourraient faire apparaître des êtres vivants nouveaux dans leurs expériences qu’en obéissant aux lois éternelles de la nature.

III

La méthode expérimentale a pour but de trouver le déterminisme ou la cause prochaine des phénomènes de la nature. Le principe sur lequel repose cette méthode est la certitude qu’un déterminisme existe ; son procédé de recherche est le doute philosophique ; son critérium est l’expérience. En d’autres termes, le savant croit d’une manière absolue à l’existence du déterminisme qu’il cherche, mais il doute toujours de l’avoir trouvé. C’est pour cela qu’il est sans cesse obligé de s’en référer à l’expérience. La méthode expérimentale n’est que l’expression de la marche naturelle de l’esprit humain allant à la recherche des vérités scientifiques qui sont hors de nous. Chaque homme se fait de prime abord des idées sur ce qu’il voit, et il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par anticipation avant de les connaître par expérience. Cette tendance est spontanée ; une idée préconçue a toujours été et sera toujours le premier élan d’un esprit investigateur. La méthode expérimentale a pour objet de transformer cette conception à priori, fondée sur une intuition ou un sentiment vague des choses, en une interprétation à posteriori, établie sur l’étude expérimentale des phénomènes. C’est pourquoi on a aussi appelé la méthode expérimentale méthode à posteriori.

L’esprit humain a passé par trois périodes nécessaires dans son évolution. D’abord le sentiment, s’imposant à la raison, créa les vérités de la foi, c’est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie, devenant ensuite la maîtresse, enfanta les systèmes ou la scolastique. Enfin l’expérience, c’est-à-dire l’étude des phénomènes naturels, apprit à l’homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées de prime abord ni dans le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispensables ; mais pour atteindre ces vérités, il faut nécessairement descendre dans la réalité objective des faits, où elles se trouvent sous la forme de relations phénoménales.

C’est ainsi qu’apparaît par le progrès naturel des choses la méthode expérimentale, qui résume tout en s’appuyant successivement sur les trois branches de ce trépied immuable : le sentiment, la raison et l’expérience. Dans la recherche de la vérité au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l’initiative, il engendre l’idée à priori : c’est l’intuition. La raison ou le raisonnement développe ensuite l’idée et déduit ses conséquences logiques ; mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être guidée par l’expérience, qui seule lui permet de conclure.

L’esprit humain est un tout complexe qui ne marche et ne fonctionne que par le jeu harmonique de ses diverses facultés. Il faudrait donc se garder, dans l’association que j’ai signalée plus haut, de donner une prédominance exagérée soit au sentiment, soit à la raison, soit à l’expérience. Si le sentiment fait taire la raison, nous sommes hors de la science et nous arrivons dans les vérités irrationnelles de foi ou de tradition. Si la raison n’invoque pas sans cesse l’expérience, nous tombons dans la scolastique et sous la domination des systèmes ; si l’expérience se passe du raisonnement, nous ne pouvons pas sortir des faits, et nous croupissons dans l’empirisme.

La méthode expérimentale est la méthode qui cherche la vérité par l’emploi bien équilibré du sentiment, de la raison et de l’expérience. Elle proclame la liberté de l’esprit et de la pensée. Son caractère est de ne relever que d’elle-même, parce qu’elle emprunte à son critérium, l’expérience, une autorité impersonnelle qui domine toute la science. Elle n’admet pas d’autorité personnelle ; elle repousse d’une manière absolue les systèmes et les doctrines. Ceci n’est point de l’orgueil et de la jactance. L’expérimentateur au contraire fait acte d’humilité en niant l’autorité individuelle, car il doute de ses propres connaissances, et il soumet ainsi l’autorité des hommes à celle de l’expérience et des lois de la nature.

La première condition à remplir pour un savant qui se livre à l’investigation expérimentale des phénomènes naturels, c’est donc de ne se préoccuper d’aucun système et de conserver une entière liberté d’esprit assise sur le doute philosophique. En effet, d’un côté nous avons la certitude de l’existence du déterminisme des phénomènes, parce que cette certitude nous est donnée par un rapport nécessaire de causalité dont notre esprit a conscience ; mais nous n’avons, d’un autre côté, aucune certitude relativement à la formule de ce déterminisme, parce qu’elle se réalise dans des phénomènes qui sont en dehors de nous. L’expérience seule doit nous diriger ; elle est notre critérium unique, et elle devient, suivant l’expression de Goethe[12], la seule médiatrice qui existe entre le savant et les phénomènes qui l’environnent.

Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est admise comme but unique de la méthode expérimentale, il n’y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante, il n’y a que des phénomènes naturels dont il faut déterminer les conditions, c’est-à-dire connaître les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. Toutes les sciences qui font usage de la méthode expérimentale doivent tendre à devenir antisystématiques.

La médecine expérimentale ne sera pas un système nouveau de médecine, mais au contraire la négation de tous les systèmes. Elle ne devra se rattacher à aucun mot systématique ; elle ne sera ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale : elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes prochaines des phénomènes à l’état sain et à l’état morbide.

Ce que nous venons de dire relativement aux systèmes médicaux, nous pouvons l’appliquer aux systèmes philosophiques. La physiologie expérimentale ne sent le besoin de se rattacher à aucun système philosophique. Le rôle du physiologiste, comme celui de tout savant, est de chercher la vérité en elle-même, sans vouloir la faire servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie. Quand le savant poursuit l’investigation scientifique en prenant pour base un système philosophique quelconque, il s’égare nécessairement dans les régions des causes premières. L’idée systématique donne à l’esprit une sorte d’assurance trompeuse et une inflexibilité qui s’accordent mal avec la liberté du doute que doit toujours garder l’expérimentateur dans ses recherches. Les systèmes sont tous nécessairement incomplets ; ils ne sauraient représenter tout ce qui est dans la nature, mais seulement ce qui est dans l’esprit des hommes. Or, pour trouver la vérité, il suffit que le savant se mette en face de la nature, qu’il interroge librement en suivant la méthode expérimentale à l’aide de moyens d’investigation de plus en plus parfaits, et je pense que dans ce cas le seul système philosophique consiste à ne pas en avoir.

Comme expérimentateur, j’évite donc les systèmes philosophiques, mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appartenir à aucun système, doit régner non-seulement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines. C’est ce qui fait que, tout en fuyant les systèmes philosophiques, j’aime beaucoup les philosophes, et je me plais infiniment dans leur commerce. En effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l’ennoblit ; ils forment l’esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale en même temps qu’ils le reportent sans cesse vers les solutions inépuisables des grands problèmes ; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l’inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s’éteindre chez un savant.

En effet, le désir ardent de la connaissance est l’unique mobile qui attire et soutient l’investigateur dans ses efforts, et c’est précisément cette connaissance qu’il saisit et qui fuit toujours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l’inconnu doit ignorer les joies de la découverte, qui sont certainement les plus vives que l’esprit de l’homme puisse jamais ressentir.

Mais, par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s’évanouit dès qu’elle est trouvée. Ce n’est qu’un éclair dont la lueur nous a découvert d’autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d’ardeur. C’est ce qui fait que, dans la science même, le connu perd son attrait, tandis que l’inconnu est toujours plein de charmes. C’est pour cela que les esprits qui s’élèvent et deviennent vraiment grands sont ceux qui ne sont jamais satisfaits d’eux-mêmes dans leurs œuvres accomplies, mais qui tendent toujours à mieux dans des œuvres nouvelles.

Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu des savants et des philosophes. C’est ce sentiment qui a fait dire Priestley[13] qu’une découverte que nous faisons nous en montre beaucoup d’autres à faire ; c’est ce sentiment qu’exprime Pascal[14], mais sous une forme peut-être paradoxale, quand il dit : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. »

Pourtant c’est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons toujours, c’est parce que ce que nous en avons trouvé ne peut pas nous satisfaire. Sans cela, nous ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que nous représente la fable Sisyphe, qui roule toujours son rocher qui retombe sans cesse au point de départ. Cette comparaison n’est point exacte scientifiquement : le savant monte toujours en cherchant la vérité, et s’il ne la trouve jamais tout entière, il en découvre néanmoins des fragments très-importants, et ce sont précisément ces lambeaux de la vérité générale qui constituent la science.

Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, mais pour le plaisir de trouver. Il cherche la vérité à cause du désir ardent qu’il a de la posséder, et il la possède déjà dans des limites qu’expriment les sciences elles-mêmes dans leur état actuel. Mais le savant ne doit pas s’arrêter en chemin : il doit toujours s’élever plus haut et tendre à la perfection, il doit toujours chercher tant qu’il voit quelque chose à trouver. Sans cette excitation constante qui est donnée par l’aiguillon de l’inconnu, sans cette soif scientifique toujours renaissante, il serait à craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu’il a d’acquis ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et s’arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se cristallisent.

Il faut donc empêcher que l’esprit, trop absorbé par le connu d’une science spéciale, ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre. La philosophie, en agitant la masse inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce mouvement salutaire dans les sciences, car, dans le sens restreint où je considère ici la philosophie, l’indéterminé seul lui appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine scientifique. Je n’admets donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne supprime rien, elle cherche toujours et regarde en face et sans se troubler les choses qu’elle ne comprend pas encore. Nier ces choses ne serait pas les supprimer ; ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n’existe pas. Ce serait l’illusion de l’autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable.

Selon moi, le véritable esprit philosophique est celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en dehors d’elles, mais qui ne doivent pas être délaissées par cela même qu’elles s’éloignent et s’élèvent de plus en plus à mesure qu’elles sont abordées par des esprits philosophiques plus puissants et plus délicats. Maintenant cette aspiration de l’esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-t-elle une limite ? Je ne saurais le comprendre ; en attendant, le savant n’a rien de mieux à faire que de marcher sans cesse, parce qu’il avance toujours.

Un des plus grands obstacles qui se rencontrent dans cette marche générale et libre des connaissances humaines est donc la tendance qui porte les diverses connaissances à s’individualiser dans des systèmes. Cela n’est point une conséquence des choses elles-mêmes, parce que dans la nature tout se tient et que rien ne saurait être vu isolément et systématiquement, mais e’est un résultat de la tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation personnelle. Une science qui s’arrêterait dans un système resterait stationnaire et s’isolerait, car la systématisation est un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet organisme. Les systèmes tendent donc à asservir l’esprit humain, et la seule utilité que l’on puisse, suivant moi, leur trouver, c’est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en excitant la vitalité de la science. En effet, il faut chercher à briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifiques, comme on briserait les chaînes d’un esclavage intellectuel. La vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et pour la découvrir l’expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d’un système quelconque. La philosophie et la science ne doivent donc pas être systématiques, elles doivent être unies et s’entr’aider sans vouloir se dominer l’une l’autre.

Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle pour la recherche de la vérité, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et lui imposer dogmatiquement des méthodes et des procédés d’investigation, l’accord ne pourrait certainement plus exister. Pour faire des observations, des expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et procédés philosophiques sont trop généraux et restent impuissants ; il n’y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très-spéciaux qui ne peuvent être connus que des expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent une science déterminée.

Les connaissances humaines sont tellement enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évolution, qu’il est impossible de croire qu’une influence individuelle puisse suffire à les faire avancer lorsque les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C’est pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, je pense néanmoins que, dans l’influence particulière ou générale qu’ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement plus ou moins fonction de leur temps.

Il en est de même des philosophes : ils ne peuvent que suivre la marche de l’esprit humain, et ils ne contribuent à son avancement qu’en attirant les esprits vers la voie du progrès, que beaucoup n’apercevraient peut-être pas ; mais ils sont encore en cela l’expression de leur temps. Ce serait donc une illusion que de prétendre absorber les découvertes particulières d’une science au profit d’une méthode ou d’un système philosophique quelconque. En un mot, si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le savant n’en reste pas moins libre et complétement maître chez lui, et je pense, quant à moi, que les savants dans leurs laboratoires font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philosophes. Joseph de Maistre a dit que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon[15] ; ceux qui l’ont lu et médité, ainsi que Bacon lui-même, n’y ont souvent guère réussi.

C’est qu’en effet l’art d’obtenir le déterminisme des phénomènes à l’aide des procédés et des méthodes scientifiques ne s’apprend que dans les laboratoires, où l’expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature. Quand on est en face de phénomènes dont il faut déterminer les conditions d’existence ou les causes prochaines, les procédés du raisonnement doivent varier à l’infini, suivant la nature des phénomènes dans les diverses sciences et selon les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels on les applique. Les savants, et même les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir dans de pareilles questions, parce que non-seulement les procédés diffèrent, mais parce que l’esprit du naturaliste n’est pas celui du physiologiste, et que celui du chimiste n’est pas celui du physicien.

Quand des philosophes tels que Bacon, ou d’autres plus modernes, ont voulu donner une systématisation de préceptes pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne voient les sciences que de loin ; mais en réalité de pareils ouvrages ne sont d’aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse simplicité des choses ; bien plus, ils les gênent en chargeant l’esprit d’une foule de règles vagues ou inapplicables, qu’il faut se hâter d’oublier, si l’on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur.

Je crois que dans l’enseignement scientifique le rôle d’un maître est de montrer expérimentalement à l’élève le but que le savant se propose, et de lui indiquer tous les moyens qu’il peut avoir à sa disposition pour l’atteindre. Le maître doit ensuite laisser l’élève libre de se mouvoir à sa manière, suivant sa nature, pour arriver au but qu’il lui a montré, sauf à venir à son secours, s’il voit qu’il s’égare. Je pense enfin que la vraie méthode scientifique est celle qui contient l’esprit sans l’étouffer, celle qui laisse autant que possible l’esprit en face de lui-même, et le dirige tout en respectant ses qualités les plus précieuses qui sont son originalité créatrice et sa spontanéité scientifique. En effet, les sciences n’avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc prendre garde, dans l’enseignement des sciences, que les connaissances qui doivent armer l’intelligence ne l’accablent par leur poids, et que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l’esprit n’en atrophient ou n’en étouffent les côtés puissants et féconds.

Je n’ai point à entrer ici dans d’autres développements ; j’ai dû me borner à prémunir les sciences physiologiques et la médecine expérimentale contre les exagérations de l’érudition et contre l’envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences, en y succombant, verraient disparaître leur fécondité, et perdraient l’indépendance et la liberté d’esprit, qui seront toujours les conditions essentielles de leurs progrès.

Si le génie de l’homme a dans les sciences comme ailleurs une suprématie qui ne perd jamais ses droits, cependant, pour les sciences expérimentales, le savant doit appliquer ses idées à la recherche du déterminisme scientifique et interroger la nature dans un laboratoire, avec les moyens convenables et nécessaires. On ne concevrait pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire. Pour le physiologiste il doit en être de même : il faut qu’il analyse expérimentalement les phénomènes de la matière vivante, comme le physicien et le chimiste analysent expérimentalement les phénomènes de la matière brute. En un mot, le laboratoire est la condition sine qua non du développement de toutes les sciences expérimentales.

L’évidence de cette vérité amène et amènera nécessairement une réforme universelle et profonde dans l’enseignement scientifique, car on a reconnu partout aujourd’hui que c’est dans les laboratoires que germent et grandissent toutes les découvertes de la science pure, pour se répandre ensuite et couvrir le monde de leurs applications utiles. Le laboratoire seul apprend les difficultés réelles de la science à ceux qui le fréquentent. Il leur montre en outre que la science pure a toujours été la source de toutes les richesses réelles que l’homme acquiert et de toutes les conquêtes qu’il fait sur les phénomènes de la nature. C’est là une excellente éducation pour la jeunesse, parce qu’elle seule peut lui faire comprendre que les applications actuelles si brillantes des sciences ne sont que l’épanouissement de travaux antérieurs, et que ceux qui profitent aujourd’hui leurs bienfaits doivent un tribut de reconnaissance à leurs devanciers, qui ont péniblement cultivé l’arbre de la science sans le voir fructifier.

1er août 1865.


  1. Lettre de Cuvier à J.-C. Mertrud, Leçons d’anatomie comparée, p. 5. Paris, an viii.
  2. Je renvoie le lecteur, pour la démonstration technique de ces considérations, à mon ouvrage : Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Paris, 1865.
  3. Spallanzani, Observations et expériences sur quelques animaux surprenans que l’observateur peut à son gré faire passer de la mort à la vie. Œuvres, in-8o, p. 203.
  4. Voyez Claude Bernard, Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine. Paris, 1855-56, 2 vol.Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux. Paris, 1858, 2 vol.Leçons sur les propriétés physiologiques des liquides de l’organisme. Paris, 1859, 2 vol.
  5. Voy. Étude sur la physiologie du cœur, p. 316.
  6. Voy. Études physiologiques sur quelques poisons américains, le curare, p. 237.
  7. Claude Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses. Paris, 1857.
  8. Buffon, Œuvres complètes, publiées par Lacépède, t. IX, p. 25.
  9. Laplace, Système du monde, ch. ii.
  10. Voyez J. Guislain, thèse sur Van Helmont, la Nature, etc., p. 164.
  11. Je pourrais citer beaucoup d’exemples pour prouver ce que j’avance. Je me bornerai à rappeler mes recherches sur l’action du curare dans lesquelles on peut voir comment la lésion physique d’une extrémité nerveuse motrice retentit successivement sur tous les autres éléments vitaux, et amène des déterminismes secondaires qui vont se compliquant de plus en plus jusqu’à la mort.
  12. Goethe, Œuvres d’histoire naturelle, traduction de M. Martins, introduction, p. 1.
  13. Priestley, Expériences et observations sur différentes espèces d’airs, t. Ier, préface, p. 15.
  14. Pascal, Pensées morales détachées, art. ix-xxxiv.
  15. Joseph de Maistre, Examen de la Philosophie de Bacon, t. Ier, p. 81.