La Science expérimentale/Le problème de la physiologie générale

Librairie J.-B. Baillière & fils (p. 99-148).



LE PROBLÈME
DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE


On distingue les sciences qui traitent des corps inertes de celles qui traitent des corps vivants, et, parmi ces dernières, on sépare encore celles qui étudient l’homme et les animaux de celles qui étudient les végétaux.

Toutes les classifications des sciences ne sauraient se fonder exclusivement sur les circonscriptions naturelles des corps qu’elles considèrent ; elles se divisent aussi et plus particulièrement selon les problèmes spéciaux qu’elles se proposent de résoudre. La physiologie générale, par son objet, se confond avec toutes les sciences des êtres vivants, puisqu’elle analyse des phénomènes qui se passent à la fois dans l’homme, dans les animaux et dans les végétaux[1]. Elle n’en est pas moins cependant une science distincte, parce qu’elle poursuit un problème spécial qui détermine son domaine propre.

La physiologie a pour but de régir les manifestations des phénomènes de la vie. Je me propose ici d’examiner comment il est possible d’arriver à la solution d’un pareil problème. On verra, je l’espère, que la physiologie est une des sciences les plus dignes de l’attention des esprits élevés par l’importance des questions qu’elle traite, et de toute la sympathie des hommes de progrès par l’influence qu’elle est destinée à exercer sur le bien-être de l’humanité.


I

Afin de bien comprendre le caractère du problème physiologique, il faut d’abord circonscrire la physiologie générale et montrer qu’elle est une science expérimentale et non une science naturelle.

Les sciences naturelles sont des sciences d’observation ou descriptives. Elles nous donnent la prévision des phénomènes ; mais elles restent des sciences contemplatives de la nature.

Les sciences expérimentales sont des sciences d’expérimentation ou explicatives. Elles vont plus loin que les sciences d’observation, qui leur servent de base, et arrivent à être des sciences d’action, c’est-à-dire des sciences conquérantes de la nature.

Cette distinction fondamentale entre les sciences naturelles et les sciences expérimentales ressort de la définition même de l’observation et de l’expérimentation. L’observateur considère les phénomènes dans leur état naturel, c’est-à-dire tels que la nature les lui offre, tandis que l’expérimentateur les fait apparaître dans des conditions dont il est le maître.

La physique et la chimie, qui sont les sciences expérimentales dans le règne des corps bruts, ont conquis la nature inerte ou minérale, et chaque jour nous voyons cette conquête s’étendre davantage.

La physiologie, qui est la science expérimentale dans le règne des corps organisés, doit conquérir la nature vivante ; c’est là son problème, ce sera là sa puissance.

Cette division des sciences biologiques en sciences naturelles et en sciences expérimentales est nécessaire à leurs progrès.

D’un côté, la physiologie ne peut avancer qu’en se constituant comme une science indépendante, et d’autre part les sciences naturelles qui ont concouru à son évolution et préparé son avénement feraient fausse route, et perdraient leur véritable point de vue, soit en voulant la suivre dans sa marche, soit en essayant de la retenir dans leur circonscription. Par la même raison, les naturalistes, minéralogistes et géologues pourraient réclamer la physique et la chimie comme appartenant à l’histoire des minéraux. De même encore le naturaliste anthropologiste devrait, ainsi que cela d’ailleurs a été fait par certains auteurs, considérer la physiologie humaine et la médecine comme ne formant que des divisions de l’anthropologie. On sent tout de suite combien il serait facile de pousser jusqu’à l’erreur de semblables raisonnements, car la littérature, les arts, la politique, toutes les connaissances humaines, en un mot, appartiendraient à l’anthropologie, puisqu’elles rentrent dans l’histoire de l’intelligence de l’homme. Cette manière de diviser les sciences d’après la considération de l’objet qu’on étudie n’aboutirait qu’à l’obscurité et à la confusion, tandis qu’en envisageant la nature expérimentale et spéciale des problèmes du physiologiste, nous verrons qu’on peut arriver au contraire à une distinction réelle et féconde.

Cuvier a donné à la science de l’organisation des êtres vivants une impulsion puissante, qui a été utile à la fois à la zoologie et à la physiologie générale ; mais Cuvier ne concevait pas la physiologie comme devant être une science expérimentalement constituée, ou plutôt il n’avait pas d’idée arrêtée à ce sujet, car tantôt on le voit nier la physiologie expérimentale en contestant la légitimité des applications de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie[2], tantôt on le voit admettre et louer dans des rapports académiques les résultats de la physiologie expérimentale obtenus à l’aide de la vivisection[3]. Cuvier avait bien senti qu’il était important d’introduire les considérations physiologiques dans la zoologie ; mais il n’était pas physiologiste, il était naturaliste et surtout anatomiste, et ne voyait dans la physiologie que des déductions anatomiques particulières dont il cherchait la confirmation dans l’anatomie comparée. Sans doute les connaissances anatomiques les plus précises sont indispensables au physiologiste, mais je ne crois pas pour cela avec les anatomistes que l’anatomie doive servir de base exclusive à la physiologie, et que cette dernière science puisse jamais se déduire directement de la première[4]. Je pense au contraire que c’est une erreur ou une illusion de toutes les écoles anatomiques d’avoir cru que l’anatomie expliquait directement la physiologie.

L’impuissance de l’anatomie à nous apprendre les fonctions organiques devient surtout évidente dans les cas particuliers où elle est réduite à elle-même. Pour les organes sur les usages desquels la physiologie expérimentale n’a encore rien dit, l’anatomie reste absolument muette.

C’est ce qui a lieu par exemple pour la rate, les capsules surrénales, le corps thyroïde, etc., tous organes dont nous connaissons parfaitement la texture anatomique, mais dont nous ignorons complétement les fonctions.

De même, quand sur un animal on découvre un tissu nouveau et sans analogue dans d’autres organismes, l’anatomie est incapable d’en dévoiler les propriétés vitales.

Cela prouve donc bien clairement que, lorsque l’anatomiste ou le zoologiste construit ce qu’on appelle la physiologie anatomique ou zoologique, ils ne font qu’appliquer à l’interprétation et au classement des faits anatomiques les connaissances que leur a préalablement fournies la physiologie expérimentale, mais ils ne déduisent jamais rien directement de l’anatomie elle-même.

Pour expliquer les phénomènes de la vie, le physiologiste expérimentateur s’adresse directement aux manifestations de ces phénomènes ; il les analyse à l’aide des sciences physico-chimiques, qui sont plus simples que la physiologie, parce c’est toujours le plus simple qui doit éclairer le plus complexe. L’anatomie ou la texture d’un organe ne peut réellement se comprendre que lorsque la physiologie vient l’expliquer. La structure anatomique ne donnant que les conditions de manifestations d’un phénomène physiologique, il est de toute nécessité de connaître ce phénomène avant de chercher à l’expliquer anatomiquement. En un mot, la physiologie n’est point une déduction de l’anatomie. L’explication de l’organisation, au lieu d’être le point de départ, est au contraire le but vers lequel tendent toutes les études physiologiques. Nous verrons en effet que c’est seulement dans la structure anatomique et dans l’analyse physico-chimique des propriétés de la matière organisée que le physiologiste trouve les conditions qu’il lui importe de connaître pour résoudre le problème de la physiologie expérimentale, c’est-à-dire pour expliquer le mécanisme des phénomènes vitaux et pour en maîtriser les manifestations.


Le problème du naturaliste est plus simple ; sans chercher à expliquer les phénomènes naturels, il se borne à en constater l’enchaînement et les lois, afin d’en prévenir les manifestations et la marche.

Les sciences naturelles et les sciences expérimentales, considérées dans leur développement, constituent en quelque sorte deux degrés distincts dans les connaissances humaines. Les sciences naturelles, passives ou contemplatives, forment évidemment le premier degré, tandis que les sciences expérimentales, actives et conquérantes, constituent le second. Les sciences naturelles sont les aînées nécessaires des sciences expérimentales et elles leur servent de point d’appui.

C’est ainsi que l’évolution scientifique vient nous expliquer comment le problème des sciences expérimentales est un problème moderne que l’antiquité n’a pu connaître. Je ne veux pas dire que l’antiquité n’ait point eu l’idée de conquérir la nature, puisqu’elle nous a laissé la fable de Prométhée, puni pour avoir voulu ravir le feu du ciel. Seulement il est certain que la science antique n’a pu réaliser cette conquête, puisque les sciences naturelles et contemplatives ont dû se former les premières. La pensée scientifique des anciens n’a donc pu être que de découvrir et de constater les lois qui régissent les phénomènes de la nature, tandis que la pensée scientifique expérimentale moderne doit être d’expliquer ces phénomènes et de les maîtriser au profit de l’humanité. Nous savons que par la physique et par la chimie l’homme a déjà assuré sa domination sur les phénomènes des corps bruts ; mais une autre conséquence également nécessaire de l’évolution scientifique que j’ai voulu proclamer ici, c’est que par la physiologie l’homme doit ambitionner aussi d’étendre sa puissance sur les phénomènes des êtres vivants.

La civilisation moderne, en conquérant par la science la nature inorganique et la nature organisée, se trouvera placée dans des conditions nouvelles entièrement inconnues aux civilisations antiques. C’est pourquoi il n’est peut-être pas toujours logique d’invoquer l’histoire des peuples anciens pour supputer les destinées des peuples nouveaux. L’humanité semble avoir compris aujourd’hui que son but est non plus la contemplation passive, mais le progrès et l’action. Ces idées pénètrent de plus en plus profondément dans les sociétés, et le rôle actif des sciences expérimentales ne s’arrête pas aux sciences physico-chimiques et physiologiques ; il s’étend jusqu’aux sciences historiques et morales. On a compris qu’il ne suffit pas de rester spectateur inerte du bien et du mal, en jouissant de l’un et se préservant de l’autre. La morale moderne aspire à un rôle plus grand : elle recherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles ; elle veut en un mot dominer le bien et le mal, faire naître l’un et le développer, lutter avec l’autre pour l’extirper et le détruire. On le voit donc, c’est une tendance générale, et le souffle scientifique moderne qui anime la physiologie est éminemment conquérant et dominateur.


II

De tout temps, les phénomènes de la vie ont été considérés sous deux faces différentes et pour ainsi dire opposées.

Les physiologistes animistes ou vitalistes ont pensé que les manifestations vitales sont régies par des influences spéciales, et ils ont admis que la force vitale, quel que soit le nom qu’on lui donne (âme physiologique ou archée, principe vital ou propriétés vitales), est essentiellement distincte des forces minérales, et se tient même avec elles dans un antagonisme constant.

Les physiologistes chimistes physico-mécaniciens ont soutenu au contraire que les fonctions vitales doivent se ramener à des phénomènes mécaniques ou physico-chimiques ordinaires, pour l’explication desquels il n’est nécessaire de faire intervenir aucune force vitale particulière.

En voyant que nous considérons la physiologie comme une science expérimentale destinée à gouverner les phénomènes de la nature vivante, on se demandera si nous sommes dans le camp des physiologistes vitalistes ou dans celui des physiologistes physico-mécaniciens. Il devient par conséquent nécessaire de nous expliquer, non afin de prendre parti pour l’une ou l’autre des deux doctrines physiologiques précédemment citées, mais simplement afin de faire connaître notre manière de voir sur la nature des phénomènes de la vie et sur la méthode d’investigation qu’il convient de suivre dans l’étude des problèmes de la physiologie générale.

La physiologie ne se sépare pas, quant à la manière d’étudier, des autres sciences expérimentales des corps bruts. Elle suit la même méthode expérimentale, et la vie, quelle que soit l’idée qu’on s’en fasse, ne saurait être un obstacle à l’analyse expérimentale des phénomènes des organismes vivants. J’ai déjà développé[5] cette opinion, et j’ai démontré par divers exemples que les phénomènes vitaux sont soumis à un déterminisme aussi rigoureux et aussi absolu que les phénomènes minéraux. Quant aux phénomènes de la vie, j’admets que ces phénomènes, considérés dans leurs formes diverses de manifestation et dans leur nature intime, ont à la fois une spécialité de formes qui les distingue comme phénomènes de la vie et une communauté de lois qui les confond avec tous les autres phénomènes du monde cosmique. Je reconnais en d’autres termes à tous les phénomènes vitaux des procédés spéciaux de manifestation ; mais en même temps je les considère aussi comme dérivant tous des lois générales de la mécanique et de la physico-chimie ordinaires.

Il existe en effet dans les organismes vivants des appareils anatomiques ou des outils organiques qui leur sont propres, et qu’on ne saurait reproduire en dehors d’eux ; mais les phénomènes manifestés par ces organes ou tissus vivants n’ont cependant rien de spécial ni dans leur nature, ni dans les lois qui les régissent : c’est une proposition que les progrès des sciences physico-chimiques démontrent chaque jour de plus en plus, en prouvant que les phénomènes qui s’accomplissent dans les corps vivants peuvent s’accomplir également en dehors de l’organisme dans le règne minéral. Dans l’ordre chimique, le chimiste opère dans son laboratoire une foule de synthèses, de décompositions et de dédoublements semblables à ceux qui ont lieu dans les organismes animaux et végétaux ; mais, si dans l’être vivant les forces chimiques donnent lieu à des produits identiques à ceux du règne minéral, la nature vivante emploie les procédés spéciaux des éléments histologiques (cellules ou fibres organisées) qui n’appartiennent qu’aux êtres vivants. Parmi les cellules organiques animales ou végétales, il en est qui réduisent l’acide carbonique et dégagent de l’oxygène, d’autres qui absorbent l’oxygène et dégagent de l’acide carbonique ; enfin certaines cellules ou produits de cellules (ferments solubles) président à des phénomènes de fermentation ou de dédoublement qui donnent naissance à de l’alcool, à de l’acide acétique, à des acides gras, à de la glycérine, à de l’urée, à des essences végétales, etc. Or ce sont là des phénomènes et des produits que le chimiste peut imiter et refaire dans son laboratoire en mettant en jeu les forces chimiques minérales, qui sont au fond exactement les mêmes que les forces chimiques organiques ; mais dans l’être vivant, je le répète, les phénomènes sont réalisés à l’aide de procédés vitaux et de réactifs chimiques organisés, créés par l’évolution histologique et par conséquent spéciaux à l’organisme et inimitables pour le chimiste.


Dans l’ordre mécanique ou physique, les phénomènes de l’organisme vivant n’ont rien non plus qui les distingue des phénomènes mécaniques ou physiques généraux, si ce n’est les instruments qui les manifestent.

Le muscle produit des phénomènes de mouvement qui, comme ceux des machines inertes, ne sauraient échapper aux lois de la mécanique générale, ce qui n’empêche pas que le muscle ne soit un appareil de mouvement spécial à l’animal, et dont le jeu est réglé par les nerfs au moyen de mécanismes également spéciaux à l’être vivant.

Les êtres vivants produisent de la chaleur qui ne diffère en rien de la chaleur engendrée dans les phénomènes minéraux, si ce n’est le procédé vital de fermentation ou de combustion qui lui donne naissance.

Les poissons électriques forment ou sécrètent de l’électricité qui ne diffère en rien de l’électricité d’une pile métallique, ce qui n’empêche pas l’organe électrique de la torpille, par exemple, d’être un appareil vital tout à fait particulier, réglé par le système nerveux et que le physicien ne peut imiter.

Il en serait de même des fonctions des nerfs et des organes des sens, qui ne sont que des instruments de physique spéciaux aux êtres vivants.

Il n’y a donc en réalité qu’une physique, qu’une chimie et qu’une mécanique générales, dans lesquelles rentrent toutes les manifestations phénoménales de la nature, aussi bien celles des corps vivants que celles des corps bruts. Tous les phénomènes, en un mot, qui apparaissent dans un être vivant retrouvent leurs lois en dehors de lui, de sorte qu’on pourrait dire que toutes les manifestations de la vie se composent de phénomènes empruntés, quant à leur nature, au monde cosmique extérieur, mais possédant seulement une morphologie spéciale, en ce sens qu’ils sont manifestés sous des formes caractéristiques et à l’aide d’instruments physiologiques spéciaux. Sous le rapport physico-chimique, la vie n’est donc qu’une modalité des phénomènes généraux de la nature ; elle n’engendre rien ; elle emprunte ses forces au monde extérieur, et ne fait qu’en varier les manifestations de mille et mille manières. Ne pourrait-on pas ajouter que l’intelligence elle-même, dont les phénomènes caractérisent l’expression la plus élevée de la vie, se révèle en dehors des êtres vivants dans l’harmonie des lois de l’univers ? Mais nulle part ailleurs que dans les corps vivants elle n’est traduite par des instruments qui nous la manifestent sous la forme de sensibilité, de volonté. Ainsi se trouverait réalisée la pensée antique, que l’organisme vivant est un microcosme (petit monde) qui reflète en lui le macrocosme (grand monde, l’univers).


De ce qui précède, il résulte évidemment que le physiologiste, le chimiste, le physicien, n’ont en réalité à considérer que des phénomènes de même nature, qui doivent être analysés et étudiés par la même méthode et réduits aux mêmes lois générales. Seulement le physiologiste a affaire à des procédés particuliers qui sont inhérents à la matière organisée, et qui constituent par conséquent l’objet spécial de ses études. La physiologie générale se trouve ainsi ramenée à être la science expérimentale qui étudie les propriétés de la matière organisée et explique les procédés et les mécanismes des phénomènes vitaux, comme la physique et la chimie expliquent les procédés et les mécanismes des phénomènes minéraux.

Si maintenant le physiologiste expérimentateur veut arriver à régir les phénomènes physiologiques dans l’être vivant, comme le physicien et le chimiste gouvernent les phénomènes physico-chimiques dans la nature inorganique, son problème sera réduit exactement aux mêmes termes.

En effet, le physicien et le chimiste rattachent l’explication des phénomènes aux propriétés des éléments inorganiques.

De même le physiologiste doit rechercher dans l’être vivant les éléments organiques dans lesquels se localisent les fonctions, et déterminer les conditions d’activité vitale de ces éléments sur lesquels il peut agir. Les éléments organiques des corps vivants sont les éléments anatomiques ou histologiques dans lesquels se décomposent nos organes et nos tissus. La science de l’organisation en est arrivée aujourd’hui à montrer qu’un corps vivant, quelle qu’en soit la complexité, est toujours constitué par la réunion d’un nombre plus ou moins considérable d’organismes élémentaires microscopiques dont les propriétés vitales diverses manifestent les différentes fonctions de l’organisme total[6]. Il résulte de là que chaque fonction doit avoir son élément organique correspondant, et l’objet de la physiologie générale est précisément d’analyser les mécanismes fonctionnels complexes pour les ramener à leurs éléments vitaux particuliers. C’est ainsi que les phénomènes de sensibilité et de mouvement s’expliquent par les propriétés des éléments nerveux et musculaires, que les phénomènes de respiration et de sécrétion se déduisent des propriétés des éléments respiratoires du sang et des propriétés des éléments glandulaires et épithéliaux.

Les éléments organiques des êtres vivants, qui se présentent généralement sous les formes diverses de fibres ou de cellules microscopiques, sont les véritables ressorts cachés de la machine vivante. Ils sont associés et reliés entre eux pour former les tissus, les organes et les appareils qui constituent les rouages des mécanismes vitaux. Il y a de plus dans tout organisme vivant un véritable milieu intérieur dans lequel les éléments anatomiques remplissent leurs fonctions spéciales et parcourent toutes les phases de leur existence.

La matière organisée ou vivante, qui constitue les éléments histologiques, n’a pas plus de spontanéité que la matière inorganique ou minérale, car l’une et l’autre ont besoin, pour manifester leurs propriétés, de l’influence des excitants extérieurs. La spontanéité des corps vivants n’est qu’apparente[7], et ne saurait s’opposer en rien à l’application de la méthode expérimentale et à l’analyse des phénomènes vitaux. L’expérimentateur physiologiste peut donc agir sur les propriétés de la matière organisée, et par conséquent sur les manifestations de la vie ; mais nous allons voir de plus que ce sont absolument les mêmes agents ou les mêmes influences qui excitent les propriétés de la matière organique et celles de la matière inerte.

Les excitants généraux, air, chaleur, lumière, électricité, qui provoquent les manifestations des phénomènes physico-chimiques de la matière brute, éveillent aussi d’une manière parallèle l’activité des phénomènes propres à la matière vivante.

Lavoisier avait déjà montré clairement que les phénomènes physico-chimiques des êtres vivants sont entretenus par les mêmes causes que ceux des corps minéraux. Il démontra que les animaux qui respirent et les métaux que l’on calcine absorbent dans l’air le même principe actif ou vital, l’oxygène, et que l’absence de cet air respirable arrête la calcination aussi bien que la respiration. Dans un autre travail, Lavoisier et Laplace prouvèrent que l’oxygène, en pénétrant dans les êtres vivants, engendre en eux la chaleur organique qui les anime par une véritable combustion semblable à la combustion de nos foyers. L’antique fiction de la vie comparée à une flamme qui brille et s’éteint cessa d’être une simple métaphore pour devenir une réalité scientifique. Ce sont en effet les mêmes conditions chimiques qui alimentent le feu dans la nature inorganique et la vie dans la nature organique.

Si, partant du fait signalé par Lavoisier, nous descendons maintenant dans l’analyse expérimentale des fonctions vitales, nous verrons que dans tous les tissus, dans tous les organes, c’est l’oxygène qui est toujours à la fois l’excitateur des phénomènes physico-chimiques et la condition de l’activité fonctionnelle de la matière organisée. L’oxygène pénètre dans les animaux par la surface respiratoire, et la circulation répand la vie dans tous les organes et dans tous les éléments organiques en leur distribuant l’oxygène dissous dans le sang artériel. C’est pourquoi le sang veineux ou sang privé d’oxygène amène la mort des éléments organiques, tandis que la transfusion du sang oxygéné est la seule transfusion vivifiante, ainsi que cela est connu depuis longtemps. Lorsqu’on injecte du sang oxygéné dans les tissus musculaires, nerveux, glandulaires, cérébraux, dont les propriétés vitales sont éteintes ou considérablement amoindries, on voit, sous l’influence de ce liquide oxygéné, chaque tissu reprendre ses propriétés vitales spéciales. Le muscle reprend sa contractilité ; la motricité et la sensibilité reviennent dans les nerfs, et les facultés cérébrales reparaissent dans le cerveau. En injectant par exemple du sang oxygéné par la carotide dans la tête d’un chien décapité, on voit revenir peu à peu non seulement les propriétés vitales des muscles, des glandes, des nerfs, mais on voit revenir également celles du cerveau ; la tête reprend sa sensibilité, les glandes sécrètent, et l’animal exécute des mouvements de la face et des yeux qui paraissent dirigés par la volonté.

Quand, sous l’influence de l’oxygène, nous voyons revenir la contractilité dans un muscle, la motricité et la sensibilité dans les nerfs, cela ne nous semble pas surprenant ; mais quand nous voyons que l’oxygène fait reparaître l’expression de l’intelligence dans le cerveau, l’expérience nous frappe toujours comme quelque chose de merveilleux et d’incompréhensible. C’est pourtant au fond toujours la même chose, et ce qui se passe pour le cerveau ne nous semble extraordinaire que parce que nous confondons les causes avec les conditions des phénomènes. Nous croyons à tort que le déterminisme dans la science mène à conclure que la matière engendre les phénomènes que ces propriétés manifestent, et cependant nous répugnons instinctivement à admettre que la matière puisse avoir par elle-même la faculté de penser, de sentir. En effet, dès que nous avons reconnu plus haut que la matière organisée est dépourvue de spontanéité comme la matière brute, elle ne peut pas plus qu’elle avoir conscience des phénomènes qu’elle présente.

Pour le physiologiste qui se fait une juste idée des phénomènes vitaux, le rétablissement de la vie et de l’intelligence dans une tête sous l’influence de la transfusion du sang oxygéné n’a absolument rien d’anormal ou d’étonnant ; c’est le contraire qui le surprendrait. En effet, le cerveau est un mécanisme conçu et organisé de façon à manifester les phénomènes intellectuels par l’ensemble d’un certain nombre de conditions. Or, si l’on enlève une de ces conditions (l’oxygène du sang par exemple), il est bien certain qu’on ne saurait concevoir que le mécanisme puisse continuer de fonctionner ; mais si l’on restitue la circulation sanguine oxygénée avec les précautions exigées, telles qu’une température et une pression convenables, et avant que les éléments cérébraux soient altérés, il n’est pas moins nécessaire que le mécanisme cérébral reprenne ses fonctions normales.

Les mécanismes vitaux, en tant que mécanismes, ne diffèrent pas des mécanismes non vitaux.

Si dans une horloge électrique, par exemple, on enlevait l’acide de la pile, on ne concevrait pas que le mécanisme continuât de marcher ; mais, si l’on restituait ensuite convenablement l’acide supprimé, on ne comprendrait pas non plus que le mécanisme se refusât à reprendre son mouvement. Cependant on ne se croirait pas obligé pour cela de conclure que la cause de la division du temps en heures, en minutes, en secondes, indiquées par l’horloge, réside dans les qualités de l’acide ou dans les propriétés du cuivre ou de la matière qui constitue les aiguilles et les rouages du mécanisme.

De même, si l’on voit l’intelligence revenir dans un cerveau et dans une physionomie auxquels on rend le sang oxygéné qui leur manquait pour fonctionner, on aurait tort d’y voir la preuve que la conscience et l’intelligence sont dans l’oxygène du sang ou dans la matière cérébrale.

Les mécanismes vitaux, ainsi que nous l’avons déjà dit, sont passifs comme les mécanismes non vitaux. Les uns et les autres ne font qu’exprimer ou manifester l’idée qui les a conçus et créés.

En résumé, nous n’avons à constater dans tout ce qui précède que les conditions d’un déterminisme physico-chimique nécessaire pour la manifestation des phénomènes vitaux aussi bien que pour la manifestation des phénomènes minéraux. Nous ne saurions donc y chercher des explications qui aboutiraient à un matérialisme absurde ou vide de sens.


III

L’organisme animal n’est en réalité qu’une machine vivante qui fonctionne suivant les lois de la mécanique et de la physico-chimie ordinaires et à l’aide des procédés particuliers qui sont spéciaux aux instruments vitaux constitués par la matière organisée ; mais les êtres vivants ont en outre pour caractère essentiel d’être périssables ou mortels. Ils doivent se renouveler et se succéder, car ils ne sont que les représentants passagers de la vie, qui est éternelle.

Il nous reste à parler maintenant des phénomènes de rénovation organique, qui ont toujours été considérés comme les phénomènes de la vie les plus mystérieux, par conséquent les plus irréductibles aux lois physico-chimiques et les plus difficiles à régir.

L’évolution d’un être nouveau, ainsi que sa nutrition, sont de véritables créations organiques qui s’accomplissent sous nos yeux. Toutefois ces phénomènes de création organique ne peuvent s’appliquer qu’à l’arrangement moléculaire matériel spécial qui caractérise la matière organisée, car les corps chimiques élémentaires qui composent la matière organisée sont absolument les mêmes que ceux qui forment la matière inorganique. Au point de vue chimique, la création de la matière vivante ne serait donc encore ici que le reflet des combinaisons minérales sans nombre qui ont lieu dans le monde cosmique par suite d’arrangements moléculaires nouveaux et de mutations chimiques particulières qui s’opèrent incessamment autour de nous. Quant à la création primitive, elle nous échappe complétement dans tous les cas. Dans le monde tel que la science le connaît, rien ne se crée, rien ne se perd ; il n’y a que des échanges et des transformations de matières et de forces qui se succèdent et s’équivalent d’une manière nécessaire et constante dans l’apparition des phénomènes de la nature.

Les corps vivants sont des composés instables qui se désorganisent sans cesse sous les influences cosmiques qui les entourent ; ils ne vivent qu’à cette condition, et les organes formés par la matière vivante s’usent et se détruisent comme les organes formés par la matière inerte. Pour que la vie continue, il faut donc que la matière organisée qui forme les éléments histologiques se renouvelle constamment à mesure qu’elle se décompose, de sorte que l’on peut regarder la cause de la vie comme résidant véritablement dans la puissance d’organisation qui crée la machine vivante et répare ses pertes incessantes.

Les anciens physiologistes animistes et vitalistes avaient bien aperçu cette double face que représentent les phénomènes des êtres vivants. C’est pourquoi ils admettaient qu’un principe intérieur de la vie, qui était le principe créateur ou régénérateur, se trouvait en lutte avec les forces physico-chimiques extérieures qui constituent les agents destructeurs de l’organisme. Toutefois, si les influences physico-chimiques extérieures sont les causes de la mort ou de désorganisation de la matière vivante, cela ne veut pas dire, comme l’ont cru les vitalistes, qu’il y ait incompatibilité entre les phénomènes de la vie et les phénomènes physico-chimiques ; il y a au contraire, comme nous l’avons vu, harmonie parfaite et nécessaire, car les causes qui détruisent la matière organisée sont celles qui la font vivre, c’est-à-dire manifester ses propriétés. Cela ne prouve pas davantage qu’il y ait combat ou lutte entre deux principes opposés, l’un de vie, qui résiste, l’autre de mort, qui attaque et finit toujours par être victorieux. En un mot, il n’y a pas dans les corps vivants deux ordres de forces séparées et opposées par la nature de leurs phénomènes, les unes qui créent la matière organisée avec ses propriétés caractéristiques, les autres qui la détruisent en la faisant servir aux manifestations vitales ; il n’y a que des éléments histologiques qui fonctionnent évolutivement et tous suivant une même loi.

Nous savons qu’il y a des éléments musculaires, nerveux, glandulaires, qui servent aux manifestations des phénomènes de sensibilité, de mouvement, de sécrétion. Il y a de même des éléments ovariques et plasmatiques qui ont pour propriété de créer les êtres nouveaux et d’entretenir par la nutrition les mécanismes vitaux ; mais ces éléments créateurs et nutritifs, comme les autres, s’usent et meurent en accomplissant leurs fonctions, qui donnent elles-mêmes les conditions d’une rénovation incessante. De même dans le jeu d’une machine inerte les ouvriers se fatiguent et dépensent aussi bien leurs forces, soit qu’ils travaillent à construire et à réparer les rouages de cette machine, soit qu’ils travaillent à les faire fonctionner et à les user. Les phénomènes d’organogénèse ou de création organique ne sont donc ni plus ni moins mystérieux pour le physiologiste que tous les autres. Ils résident dans des éléments histologiques caractérisés, et ils ont leurs conditions physico-chimiques d’existence bien déterminées.

L’élément de création organique des êtres vivants est une cellule microscopique, l’ovule ou le germe. Cet élément est sans contredit le plus merveilleux de tous, car nous voyons qu’il a pour fonction de produire un organisme tout entier.

On ne s’étonne plus des phénomènes qu’on a sans cesse sous les yeux ; comme dit Montaigne, « l’habitude en ôte l’étrangeté. » Cependant qu’y a-t-il de plus extraordinaire que cette création organique à laquelle nous assistons, et comment pouvons-nous la rattacher à des propriétés inhérentes à la matière qui constitue l’œuf ?

Quand la physiologie générale veut se rendre compte de la force musculaire par exemple, elle constate qu’une substance contractile vient agir directement en vertu des propriétés inhérentes à sa constitution physique ou chimique ; mais, quand il s’agit d’une évolution organique qui est dans le futur, nous ne comprenons plus cette propriété de matière à longue portée. L’œuf est un devenir, il représente une sorte de formule organique qui résume l’être dont il procède et dont il a gardé en quelque sorte le souvenir évolutif.

Les phénomènes de création organique des êtres vivants me semblent bien de nature à démontrer une idée que j’ai déjà indiquée, à savoir que la matière n’engendre pas les phénomènes qu’elle manifeste. Elle n’est que le substratum et ne fait absolument que donner aux phénomènes leurs conditions de manifestation, seul intermédiaire par lequel le physiologiste peut agir sur les phénomènes de la vie. C’est pourquoi ces conditions doivent être soumises à un déterminisme absolu et rigoureux, qui constitue le principe fondamental de toutes les sciences expérimentales. L’œuf ou le germe est un centre puissant d’action nutritive, et c’est à ce titre qu’il fournit les conditions pour la réalisation d’une idée créatrice qui se transmet par hérédité ou par tradition organique. L’œuf, en présidant à la création de l’organisme, opère le renouvellement des êtres, et devient par suite la condition primordiale de tous les phénomènes ultérieurs de la vie.

Quand on observe l’évolution ou la création d’un être vivant dans l’œuf, on voit clairement que son organisation est la conséquence d’une loi organogénique qui préexiste d’après une idée préconçue, et qui s’est transmise par tradition organique d’un être ai l’autre. On pourrait trouver dans l’étude expérimentale des phénomènes d’histogenèse et d’organisation la justification des paroles de Gœthe, qui compare la nature à un grand artiste. C’est qu’en effet la nature et l’artiste semblent procéder de même dans la manifestation de l’idée créatrice de leur œuvre.

Nous voyons dans l’évolution apparaître une simple ébauche de l’être avant toute organisation. Les contours du corps et des organes sont d’abord simplement arrêtés, en commençant, bien entendu, par les échafaudages organiques provisoires qui serviront d’appareils fonctionnels temporaires au fœtus. Aucun tissu n’est d’abord distinct, toute la masse n’est constituée que par des cellules plasmatiques ou embryonnaires ; mais dans ce canevas vital est tracé le dessin idéal d’une organisation encore invisible pour nous, qui a assigné d’avance à chaque partie, à chaque élément, sa place, sa structure et ses propriétés. Là où doivent être des vaisseaux sanguins, des nerfs, des muscles, des os, les cellules embryonnaires se changent en globules de sang, en tissus artériels, veineux, musculaires, nerveux et osseux. L’organisation ne se réalise pas d’emblée ; d’abord vague et seulement ébauchée, elle ne se perfectionne que par différenciations élémentaires, c’est-à-dire par un fini dans le détail de plus en plus achevé.

Ce n’est pas tout : cette puissance créatrice ou organisatrice n’existe pas seulement au début de la vie dans l’œuf, l’embryon ou le fœtus ; elle poursuit son œuvre chez l’adulte, en présidant aux manifestations des phénomènes vitaux, car c’est elle qui entretient par la nutrition et renouvelle d’une manière incessante la matière et les propriétés des éléments organiques de la machine vivante. La nutrition n’est donc rien autre chose que cette puissance génératrice continuée et s’affaiblissant de plus en plus. C’est pourquoi il faut comprendre sous la dénomination de phénomènes organotrophiques tous les phénomènes d’organisation, de nutrition ou sécrétion organique chez l’embryon, le fœtus, l’adulte, parce qu’ils sont toujours soumis à une seule et même loi.

Les conditions physico-chimiques ambiantes règlent les manifestations vitales du germe ou de l’ovule comme celles de tous les autres éléments organiques.

Nous avons vu précédemment que la présence de l’oxygène provoque les manifestations des phénomènes de contraction dans les muscles, de motricité et de sensibilité dans les nerfs, d’intelligence dans le cerveau. L’oxygène conserve encore ici la même influence sur la manifestation de l’idée créatrice ou évolutive renfermée dans l’œuf. Si l’ovule ne reçoit pas l’action directe ou indirecte de l’oxygène, l’évolution ne peut avoir lieu. Quand l’incubation est intérieure, dans l’utérus, l’oxygène arrive par le sang ; quand l’évolution est extérieure, l’oxygène arrive directement par l’air. Si l’on vernit un œuf de poule afin d’empêcher l’air de pénétrer par les pores de la coquille, l’ovule qu’il contient ne peut se développer et créer un être nouveau ; de même, si l’on opère l’incubation de l’œuf d’oiseau dans un air confiné, l’évolution n’a lieu que quand l’oxygène existe dans l’air, et elle s’arrête, si l’on soustrait ce gaz du milieu d’incubation.

En résumé, nous voyons que le physiologiste, en s’adressant aux conditions de vitalité des divers éléments histologiques, a la possibilité d’exercer son empire sur tous les phénomènes vitaux, de quelque nature qu’ils soient.

La vie est une cause première qui nous échappe comme toutes les causes premières, et dont la science expérimentale n’a pas à se préoccuper ; mais toutes les manifestations vitales, depuis la simple contraction musculaire jusqu’à l’expression de l’intelligence et à l’apparition de l’idée créatrice organique, ont chez les êtres vivants des conditions physico-chimiques d’existence bien déterminées que nous pouvons saisir, et sur lesquelles nous pouvons agir pour régler les phénomènes auxquels président les éléments histologiques.

La physiologie a donc une base expérimentale tout aussi réelle et tout aussi solide que les sciences expérimentales des corps bruts. Son problème est sans doute très-complexe ; mais, comme on le voit, elle ne rêve point une chimère en poursuivant la conquête de la nature vivante.

L’homme a entre les mains les instruments de sa puissance sur les êtres vivants. Il en acquiert chaque jour la preuve en voyant les actions toxiques et médicamenteuses si variées qu’il provoque dans l’organisme[8]. La physiologie nous apprend que les poisons et les médicaments ne sont actifs que parce qu’ils pénètrent dans le sang, c’est-à·dire dans le milieu intérieur où vivent les éléments organiques.

D’un autre côté, la vitalité des éléments ne peut être modifiée qu’autant que la substance active produit autour d’eux des modifications physico-chimiques déterminées, d’où il suit que le problème du physiologiste consiste à connaître quelles sont les modifications physico-chimiques spéciales qui favorisent, troublent ou détruisent les propriétés des divers éléments histologiques ; mais, outre les actions immédiates produites par les agents modificateurs énergiques, poisons ou médicaments, le physiologiste peut encore exercer une action profonde et durable sur les organismes vivants en modifiant les éléments histologiques au moyen de la nutrition.

On produit par la nutrition ou par la culture des modifications considérables et bien connues dans les organismes végétaux. On crée ainsi des variétés dans l’espèce, et même des espèces nouvelles. Chez les animaux il en est de même, et nous savons, par exemple, que la production de la sexualité et beaucoup d’autres modifications organiques importantes se réduisent à des questions d’alimentation et de nutrition embryonnaire.

Les éléments histologiques ne suivent la tradition organique des êtres dont ils procèdent qu’autant qu’ils se trouvent placés dans des conditions convenables de nutrition. Une simple cellule animale ou végétale qui, dans certaines circonstances, peut rester indifférente prend un développement nouveau, si l’on vient à changer les conditions nutritives. En modifiant les milieux intérieurs nutritifs, et en prenant la matière organisée en quelque sorte à l’état naissant, on peut espérer changer sa direction évolutive et par conséquent son expression organique finale.

En un mot, rien ne s’oppose à ce que nous puissions ainsi produire de nouvelles espèces organisées, de même que nous créons de nouvelles espèces minérales, c’est-à-dire que nous ferions apparaître des formes organisées qui existent virtuellement dans les lois organogéniques, mais que la nature n’a point encore réalisées.


IV

Jusqu’à présent, toutes les actions modificatrices de l’homme sur l’organisation des êtres vivants sont encore très-bornées, et ne sont que l’œuvre d’un grossier empirisme. Ici comme partout, c’est l’observation empirique qui doit nous tracer la route scientifique. La science commence seulement à pénétrer dans l’étude des phénomènes de la vie ; mais elle marche dans une voie qui lui permettra certainement d’éclairer avec le temps toutes les obscurités qui couvrent maintenant les divers problèmes de la physiologie générale.

La physiologie est destinée à servir de base à toutes les sciences qui veulent arriver à régir les phénomènes de la nature vivante ; ces sciences intéressent par conséquent l’humanité au plus haut degré.

L’agriculture ne saurait se fonder sur les seules sciences naturelles. Elle s’appuie nécessairement sur les sciences expérimentales, sur la physique et la chimie d’un côté et sur la physiologie animale et végétale de l’autre.

L’hygiène et la médecine d’observation, fondées par Hippocrate depuis vingt-trois siècles, ne pourront donner naissance à la médecine expérimentale et sortir de l’empirisme que lorsque la physiologie expérimentale leur fournira le point d’appui qui leur manque.

La physiologie est donc une science nouvelle sur laquelle on doit fonder les plus légitimes espérances, et que l’on doit protéger et développer le plus possible.

Tout ce que nous avons dit en commençant sur la nécessité de séparer dans les sciences biologiques le problème des sciences naturelles du problème des sciences expérimentales, ne se rapporte point seulement à une distinction purement théorique qu’il convient de faire entre la physiologie d’une part, la zoologie et la phytologie ou botanique de l’autre ; il s’agit encore d’une séparation pratique qu’il faut établir entre ces sciences et qui est destinée à exercer la plus grande influence sur leurs progrès réciproques.

Les sciences procèdent analytiquement dans leur développement ; c’est pourquoi il s’est établi successivement des divisions et des subdivisions scientifiques qui continuent encore ; mais en se divisant et en se subdivisant, les sciences ne font que s’accroître et s’épanouir en des problèmes nouveaux qui s’engendrent les uns les autres sans se confondre ni s’amoindrir. Le problème des sciences naturelles biologiques ne perdra rien de son importance en se séparant du problème des sciences expérimentales physiologiques. Au contraire, les deux ordres de sciences ne s’en développeront que plus librement et avec plus d’éclat ; mais la physiologie expérimentale, constituant un plus jeune rameau de l’arbre scientifique, tire nécessairement la sève du tronc et des branches inférieures des sciences biologiques : d’où il suit que les progrès particuliers de cette dernière science doivent être considérés non-seulement comme des résultats dus à la culture d’une science distincte, mais encore comme le fruit de l’évolution totale des autres sciences biologiques.

La physiologie expérimentale, ayant son problème spécial, constitue une science expérimentale autonome qui, dans l’ordre des sciences biologiques, est tout aussi distincte et indépendante de la zoologie et de la botanique que la chimie, dans l’ordre des sciences minérales, est indépendante de la géologie et de la minéralogie. Dès lors la physiologie expérimentale doit posséder ses moyens particuliers de travail scientifique, séparés de ceux de la zoologie et de la botanique. C’est là un point capital dans la question qui nous occupe.

Un des obstacles que la physiologie expérimentale a dû rencontrer nécessairement dans son évolution, c’est l’antagonisme des naturalistes, — zoologistes, botanistes, anatomistes, — qui, pensant que la physiologie rentrait dans leur domaine et leur appartenait, réclamaient pour leurs musées et leurs collections toutes les améliorations à faire dans les sciences biologiques, et s’opposaient à la création de laboratoires indépendants et de chaires spéciales de physiologie. C’est une loi commune dans les sciences comme dans toutes les institutions humaines que le progrès ne se fasse que par la lutte ou tout au moins à la suite d’efforts longtemps répétés ; mais aujourd’hui la physiologie a conquis l’indépendance scientifique, et les conséquences de cette conquête se font sentir chaque jour de plus en plus dans l’organisation de son enseignement. On sépare maintenant l’enseignement de la zoologie et de l’anatomie de celui de la physiologie, et de grands et beaux laboratoires de physiologie expérimentale, sous le nom d’instituts physiologiques[9], s’élèvent à côté des musées des zoologistes et des botanistes, comme les laboratoires de chimie et de physique se sont élevés à côté des musées du géologue et du minéralogiste.

La France a marché en avant dans l’initiation aux découvertes et aux idées qui ont provoqué la rénovation de la physiologie expérimentale moderne, mais il reste des réformes à faire pour installer cet enseignement. Partout la physiologie expérimentale est appréciée et accueillie comme la science moderne qui monte à l’horizon et à laquelle est réservé le plus brillant avenir. Elle a des laboratoires spéciaux et des chaires séparées qui se multiplient de plus en plus dans les universités de la Russie, de l’Allemagne, de la Suède, de la Hollande, de la Belgique, de l’Italie. Des instituts sont déjà créés à Pétersbourg, à Heidelberg et ailleurs ; il s’éleve à Leipzig un magnifique institut physiologique qui sera sous la direction de l’éminent professeur Ludwig.

Toutes les nations rivalisent en quelque sorte dans l’empressement qu’elles mettent à protéger la physiologie et à lui fournir tous les moyens de culture qui lui sont nécessaires.

Je n’ai plus qu’un vœu à exprimer, c’est que notre pays, ainsi que je l’ai déjà dit, qui a eu la gloire de donner le jour à d’illustres promoteurs de la physiologie moderne[10], s’associe au mouvement scientifique général et encourage les sciences physiologiques, dont il est important de faciliter l’accès aux jeunes générations de savants.

Mais la physiologie ne saurait borner son rôle à expliquer les fonctions les plus grossières du corps humain ; elle doit éclairer aussi les mécanismes de la psychologie, elle est appelée par conséquent à réagir directement sur les opinions philosophiques. Peut-être se rencontrera-t-il des esprits qui, poursuivant à l’aide de la logique les conséquences extrêmes de ce que nous avons dit sur la possibilité de régler tous les phénomènes de la vie, seront portés à voir dans cette prétention physiologique une contradiction avec la philosophie et même une négation de la liberté. De semblables oppositions ne me paraissent pas à craindre, car la science ne saurait détruire les faits évidents d’eux-mêmes, seulement elle peut arriver à les comprendre autrement. Je me bornerai à dire, par exemple, que le déterminisme absolu que le physiologiste reconnaît et démontre dans les phénomènes de la vie est lui-même une condition nécessaire de la liberté. Le savant ne concevrait pas en effet qu’un phénomène, quel qu’il soit, puisse être librement manifesté dès qu’il n’est régi par aucune loi et qu’il est indéterminé par nature. Je pense d’ailleurs qu’il n’y a pas pour le moment à se préoccuper de semblables questions. Nous n’avons qu’à continuer nos investigations et à attendre patiemment les solutions de la science. Elle ne peut nous conduire qu’à la vérité, et tenons pour certain que la vérité scientifique sera toujours plus belle que les créations de notre imagination et que les illusions de notre ignorance.

15 décembre 1867.

  1. Cl. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878.
  2. Voyez Cuvier, Lettre à Mertrud et Introduction au règne animal.
  3. Voyez Cuvier, Rapport fait à l’Académie des Sciences sur des expériences relatives aux fonctions du système nerveux (Journal de Physiologie, par Magendîe, t. II, p. 372, 1822).
  4. Voyez mes Leçons de physiologie appliquée à la médecine faites au Collège de France, 1855, première leçon.
  5. Voyez : Du progrès dans les sciences physiologiques, p. 37.
  6. Voyez : Le Curare, p. 237.
  7. Voyez : Du Progrès dans les Sciences physiologiques, p. 37.
  8. Cl. Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses. Paris, 1857.
  9. À Heidelberg, la chaire d’anatomie et de physiologie a été divisée, et le bel institut physiologique de M. Helmholtz a été créé. À Berlin, la chaire d’anatomie, zoologie, physiologie, de J. Muller, a été partagée : M. Reichert a été chargé de la zoologie et anatomie, et M. Du Bois-Reymond de la physiologie. À Würtzbourg, la chaire d’anatomie et physiologie a été également divisée. À Upsal, on a opéré dernièrement la même séparation, et on a créé une chaire de physiologie. Ces exemples sont suivis dans beaucoup d’autres universités.
  10. Voyez mon Rapport au ministre de l’instruction publique sur la marche et les progrès de la physiologie générale en France.